Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


jeudi 26 novembre 2020

La bande dessinée est prise dans un grand tourbillon.

Aujourd'hui, ça va être un billet de vieux (je fais ma crise de la quarantaine comme je veux).

Kizilkum est une bande dessinée de Iwan Lepingle publiée en 2002 dans la collection Tohu Bohu des humanoïdes associés (cette phrase contient tellement de vieux trucs révolus que j'ai déjà pris quatre rides en l'écrivant). Elle raconte l'histoire d'un riche officier russe qui, en 1902, prend la décision d'aller effectuer son service au bord de la frontière, vers Samarkand et au-delà.


Ce qui est amusant à la lecture de ce récit, c'est qu'on se rend  compte, avec le recul, à quel point il a été marqué par son époque.

ÉPOQUE ÉDITORIALE.

Il y a d’abord l'aspect éditorial, bien sûr. Le début des années 2000, c'est l'acmé de la bande-dessinée-indépendante-en-noir-et-blanc-le-premier-qui-dit-roman-graphique-comme-les-crétins-de-chez-france-inter-c'est-mon-poing-dans la-gueule. 

L'association est à la veille de son rise and fall personnel avec la parution de Persépolis de 2001 à 2005 (qui va apporter tellement de pognon qu'ils ne sauront plus quoi en faire, ce qui attisera les tensions entre les différents membres de la maison d'édition). Ego comme X ramasse des prix à Angoulême (en 1997 et en 2002). Fréon et Amok fusionnent (pile en 2002). 

Pour suivre la vague, les gros éditeurs fondent leurs collections indés, à moitié pour essayer de trouver de nouveaux talents, à moitié pour offrir de nouveaux formats à des auteurs déjà signés, à moitié pour se placer sur ce nouveau segment du marché, dont parle beaucoup télérama, ça fait toujours une meilleure couverture médiatique. 

La collection Tohu Bohu ne déroge pas à la règle et coche toutes les cases (c'est à peu près là que Wazem fait ses débuts, c'est là que Dupuy et Berberian publient un Monsieur Jean hors format, c'est là qu'on aura droit à des couvertures toutes plus moches les unes que les autres, superbement unifiées dans une couleur de fond marron caca (pour une raison qui m'échappe, à l'époque, chez les éditeurs, l'équation était simple : indé = couverture moche) (souvenons-nous des couvertures caca d'oie des éditions Futuropolis au moment de leur reprise en 2004, c'était spécial).

Marron, donc... Ecoutez, c'est une couleur chaude, hein...  C'est... Chocolat, quoi.

Bref : le récit fait 103 pages, en noir et blanc.

CONTEXTE DE L'HISTOIRE.

Le contexte, lui aussi, correspond parfaitement à son époque.

Pour une raison assez diffuse, les récits s'inspirent les uns des autres. Des thèmes, des idées communes émergent et peuplent différentes histoires d'une même époque. On n'arrive jamais vraiment trop à savoir qui a commencé mais, au bout d'un moment, on s’aperçoit que tout le monde s'intéresse aux mêmes choses. Et puis ces centres d'intérêt changent, et on passe à autre chose. Certains auteurs qui étaient fer de lance d'une thématique arrivent à se renouveler, ou disparaissent avec leurs marottes.

Un exemple assez évident a été le retour de la ligne claire (avec une relecture plus cynique) qui a eu lieu au sein du magazine Métal Hurlant dans les années 80. Des tas d'auteurs ont foncé là dedans, ça a amusé les gens un moment et puis, sans qu'on comprenne trop pourquoi, l'intérêt est passé. Certains auteurs ont disparus (Serge Clerc, on ne t'oubliera pas (pas trop)), d'autres ont évolués (Floc'h ou Avril se sont mis à faire des espèces de sérigraphies d'art très chères), d'autres se sont accroché, mais de manière plus confidentielle (Ted Benoît a juste attendu d'avoir 50 ans pour  faire un Blake et Mortimer et enfin manger chaud) (Olivier Schwartz est devenu une espèce de star sur le tard, lui aussi) (heureusement pour lui, il a les mêmes gènes que Antoine De Caunes et Denzel Washington, on dirait qu'ils ont toujours 40 ans). La vague de hype était passée.

Chaland qui rend hommage à ses influences.

La mode à laquelle répond Kizilkum est double (ou même triple) (je m'explique).

D'abord, il y a la mode du récit russe. Pour une raison inconnue (comme je le disais on ne sait jamais trop pourquoi un sujet devient à la mode), le début des années 2000 est très russe. Il y a par exemple Ibicus de Rabaté que tout le monde trouve trop génial (parut entre 1998 et 2001), qui est une adaptation d'un roman (russe, donc),  et qui entraîne avec lui d'autres adaptation d'autres romans (russes). Le nombre de gars qui ont adaptés Boulgakov à l'époque, c'est très étrange (alors que, moi, je trouve ça nul, Boulgakov) (comment ça "on s'en fout" ?).

À cheval entre la bande dessinée et la culture générale, il y a également l'adaptation de Corto Maltese en Sibérie qui sort en 2001 (sous le titre Corto Maltese - La cour secrète des arcanes) (parce que vendre un dessin animé pour adultes français, les producteurs ont du se dire que c'était un peu trop facile et qu'ils allaient se rajouter un handicap avec un bon titre de merde imbitable) (qui a envie d’aller voir un film dont rien que le titre est déjà chiant, sans rire ?) (ceci dit, pour le coup, le film est assez fidèle au titre) (rooooh, je suis méchant).


(Coïncidence (non) : le héros de Kizilkum passe par la ville de Samarkand, comme Corto Maltese le fera / l'a fait / l'aurait fait / on s'y perd / dans la maison dorée de Samarkand.)

À cette ambiance russe (avec toujours des récits situés au début du XX° siècle) s'ajoute également une ambiance de récit "de survie" (j'ai pas mieux comme adjectif, désolé) dans lesquels des hommes sont confrontés à leurs limites (morales et physiques) (dans le froid). C'est le cas par exemple de Vorace, un film de 1999 dans lequel des soldats américains se font manger par l'un d'entre eux, devenu fou à cause du froid et des privations (dit comme ça, on dirait que c'est complètement con, en fait, c'est un film très étrange, unique, à la lisière de multiples genres, comédie, horreur, drame, réflexion philosophique). L'année suivante, on retrouve quasiment le même résumé avec la seconde aventure de Hiram Lowatt et Placido (de Blain et David B.) : les ogres (même époque, mêmes privations, même neige, mêmes ogres).



Et je ne dis pas du tout que Iwan Lepingle a pompé sur B. et Blain. 
Les dates de parutions sont trop rapprochées pour qu'on puisse se dire que l'un a influencé l'autre. 
Non, simplement, tous ces auteurs baignaient dans la même ambiance, la même époque, 
qui donne des idées semblables.

"Qu'est-ce qu'on fait, qu'est-ce ce qu'on devient, qu'est-ce qu'on décide de devenir quand la civilisation s'éloigne et la situation se complique ?" est la question qui sous-tend l'ensemble de ces récits, qui sont un peu tous des déclinaisons de au cœur des ténèbres de Joseph Conrad (d'ailleurs, Apocalypse Now redux (qui est une adaptation de ce même roman) (dans lesquels des hommes sont confrontés à leurs limites morales et physiques dans le chaud) sort aussi en 2001). Dans le même genre, Capitaine Conan, de Bertrand Tavernier, est sorti en 1996.


Le troisième aspect qui répond à l'époque est à la croisée de tout ce qui a été évoqué ci-dessus : le renouvellement du récit d'aventure en tant que genre (oui, je sais, la phrase est un peu trop longue). En effet, dans les années 2000, les auteurs issus des maisons d'édition indépendantes vont commencer à essayer de gagner de l'argent, vont aller voir les gros éditeurs, et vont leur proposer des récits "classiques", mais un peu décalés. On va donc avoir des westerns décalés (Lapinot - Blacktown, Hiram Lowatt et Placido), de l'heroic fantasy décalée (Donjon), du lovecraftien décalé (Arq, Capricorne), du péplum décalé (Péplum), etc. Rester dans un genre, mais le renouveler, trouver un nouvel angle d'attaque. Plus réaliste. Ou moins réaliste. Ou plus cynique. Ou moins idéaliste. Ou plus romantique. Quelque chose de différent, quoi.

C'est ainsi que Iwan Lepingle se coule dans un récit réaliste classique, en l'irriguant de ces ambiances russes et psychologico-survivaliste que j'ai essayé de décrire précédemment, tout essayant de faire ces fameux pas de côté et de rendre effectivement son récit tout à la fois plus réaliste, plus idéaliste, plus romantique.

Aaahhh... L'âme russe...

UNE FOIS TOUT CELA DIT, RESTE ENCORE DEUX CHOSES.

La première est que, de cette manière, la bande dessinée joue parfaitement le rôle d'une madeleine de Proust, et plus profondément, encore.

Il ne s'agit pas seulement, ici, de se souvenir de ce que nous étions, lecteurs, au moment de lire ces récits, dans les années 2000. Il s'agit aussi de reprendre conscience de multiples aspects éditoriaux, artistiques, économiques qui façonnaient l'époque révolue. En relisant ce récit, on touche à quelque chose qui ne nous concernait pas simplement nous, mais qui est plus certainement le souvenir politique (fouyaya, je sors les grands mots) de l'époque.

La seconde chose, c'est que je n'ai pas encore parlé du bouquin. Et que je le ferai la semaine prochaine.

3 commentaires:

  1. Mais quelleu suspense ! (et le dessin, hein ? Est-ce qu'il est lié à une influence)(parce que là tout de suite ça me dit rien)

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  2. Justement, c'est par le dessin (je trouve) que Lepingle se trouve une identité propre (le dessin en soi, mais aussi la colorisation (on va dire ça comme ça), le découpage).

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  3. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

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