Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


vendredi 12 juillet 2019

Des tas de bandes dessinées : Gotlib - La rubrique-à-brac

Une autre méthode pour exprimer ce que l'on a aux tréfonds de soi-même est de le faire indirectement, l'air de rien, en contrebandier.

À ce titre, la carrière de Gotlib est très pratique pour comprendre le concept, car cette dite carrière se découpe aisément en trois moments. 

PREMIÈREMENT : LES DINGODOSSIERS (EN COLLABORATION AVEC GOSCINNY). 

Gotlib commence sa carrière dans le magazine Pilote en 1963. C'est un magazine tout ce qu'il y a de bien, destiné aux enfants, tout ça. Il y dessine les Dingodossiers sur scénario de Goscinny. C'est une bande dessinée assez classique (inspirée des bandes dessinées américaines du magazine Mad sur la classe moyenne WASP de l'époque) qui a pour principal but de décrire ses contemporains (comme Goscinny le fera également dans Astérix et le petit Nicolas) en jouant à fond la carte de la reconnaissance (« Ah oui, moi aussi je me cogne le petit orteil dans le pied de la commode et ensuite ça fait mal »). (Gotlib dessinait aussi Gai-Luron, tout seul, dans un magazine concurrent, Vaillant, depuis 1962.) (Gai-Luron, c'est la même tisane : un récit pour enfants dans un magazine pour enfant.)





En fait, ce qui est marrant avec les Dingodossiers, c'est que c'est un humour à destination des enfants, mais dont les personnages sont très souvent des adultes (confrontés à des problèmes d'adultes) (dresser un enfant ou un lion, par exemple).
On était pas encore dans une époque où le héros d'une bande dessinée pour enfant devait forcément être un enfant.

DEUXIÈMEMENT : LA RUBRIQUE-À-BRAC.

À parti de 1968, Goscinny abandonne les Dingodossiers, parce qu'il a trop de boulot à côté, et Gotlib reprend plus ou moins l'idée sous un nouveau nom : la Rubrique-à-brac. Au début, c'est un simple copié-collé des Dingodossiers.



Bougret-Bourrel-Maigret a ainsi servi dans les Dingodossiers, dans le feu de camp du dimanche matin (une émission radiophonique animée par Goscinny, Gébé, Fred, Gotlib que personne n'écoutait et qui s'est vite arrêtée) et la Rubrique-à-brac.
Avec Gotlib, on n'a pas attendu la start-up nation pour penser rentabilité.

Mais très très vite Gotlib s'approprie la chose et la fait partir dans une direction beaucoup plus vrillée et cartoonesque, qui ne cherche pas à établir une connivence avec le lecteur mais à le prendre à contre-pied. (Il laisse également tomber progressivement Gai-Luron entre 69 et 71.)

TROISIÈMEMENT : L'ÉCHO DES SAVANES ET FLUIDE GLACIAL.

Cinq ans plus tard, se sentant bridé et ayant fait le tour de la question, Gotlib migre tout d'abord vers le magazine de son collègue et néanmoins ami Mandryka L'écho des savanes (on est en 72) puis le lâche pour fonder son propre magazine : Fluide glacial (on est en 75). Dans les deux magazines pré-cités, il explore des thèmes qui l'intéresse beaucoup : le cul (rigolo) et le caca (rigolo). (Il arrête la Rubrique-à-brac fin-72-début-73.)


Sexe, drogue, et testicules.

Il arrête quasiment de dessiner des bandes-dessinées à partir de 1980 mais revient brièvement aux affaires en 1984 pour une dernière aventure de Gai-Luron, publiée dans Fluide, de tonalité beaucoup plus « adulte », et qui boucle la boucle.

TOUT ÇA POUR DIRE QUOI ?

On peut observer une trajectoire très nette qui part d'une bande dessinée « quel est donc la vie du français moyen » pour arriver au final sur des gags beaucoup plus, euh... beaucoup mois... enfin... très directs (des histoires qui ne visent plus du tout à la reconnaissance avec le lecteur mais qui ont un côté défouloir, qui veulent simplement s'exprimer sans aucun filtre) (aucun filtre du tout du tout). (Grosso modo, la carrière de Gotlib part de Jijé pour arriver à Moebius.)

ENTRE LES DEUX, IL Y A LA RUBRIQUE-À-BRAC.

Et durant la Rubrique-à-brac (qu'est-ce qu'il est relou à taper ce nom à rallonge), Gotlib est bien sûr tenté de faire sauter les filtres, mais, bien sûr, il ne peut pas. Il est dans un magazine de bande dessinée pour la jeunesse, faut quand même pas pousser mémé dans les orties. 

Du coup, au lieu de faire partir le fond du récit en sucette (et de parler de caca et de gens tous nus) il va pervertir la forme.

(C'est ce qui nous intéresse aujourd'hui.) (C'était la plus longue introduction de tous les temps, j'ai contacté le Guinness Book, le record est en cours d’aumologu d'omolauga d'homolho de validation.)

UNE FORME QUI DÉVIE.

Bon, bien sûr, ce que je vais essayer de dire n'est pas valable pour toutes les histoires de la Rubrique-à-brac, Gotlib n'a pas systématisé sa méthode, mais on peut noter quand même que, plus les années passent et plus ce schéma (on prend un récit plus ou moins classique et on le fait vriller, on y apporte une variation fofolle et burlesque) va se répéter.

L'exemple parfait, c'est le professeur Burp. C'est un professeur tout ce qu'il y a de respectable, qui essaye de donner un cours de SVT sur un animal. Comme si on était dans une sorte de bande dessinée éducative gonflante des années 2010. Sauf qu'il y a toujours un truc qui déraille. Au début, c'est presque du normal, ce sont juste des fausses informations qui viennent se glisser dans l'histoire (le kangourou est un précurseur du ski, l’hippopotame aime se déguiser en éléphant). Puis ce sont carrément les personnages qui empêchent le professeur de mener à bien sa petite leçon (la marmotte à trop sommeil pour qu'on arrive à suivre l'histoire jusqu'au bout, la hyène communique son fou rire au professeur qui déchire sa propre bande dessinée). Et c'est enfin la composition même de la bande dessinée qui met des bâtons dans les roues à cette même bande dessinée (trop difficile de faire rentrer une girafe dans les cases, ça fout le bordel et on ne comprend plus rien).




La déstructuration induit la confrontation de plusieurs champs interprétatifs concurrentiels, générant un hiatus cognitif.
Bref : c'est rigolo.

C'est un humour corrosif, presque au sens littéral du mot. On a face à soi une bande dessinée classique qui est peu à peu rongée par la folie des situations. Derrière le côté propret, un humour pulsionnel et incontrôlable vient tout bouleverser.

UNE FORME RÉFLEXIVE.

Gotlib va rester dans cet état de perversion de la forme un certain temps (et, c'est, si j'en crois les avis ici et là, ce qui est vue comme le sommet de la Rubrique-à-brac) (une sorte de parodie de ce qu'est intrinsèquement une bande dessinée) (les Dingodossiers était une parodie de la vie quotidienne des français, la Rubrique-à-brac devient petit à petit une parodie de la bande dessinée qui parodie la vie des français) (une version au second degrés, ou méta, ou nawak des Dingodossiers).

Gotlib passe en fait peu à peu dans une espèce de parodie noire.
On ne fait plus simplement référence à l'époque, on la critique.

Ce second degrés va amener un aspect réflexif dans la Rubrique-à-brac et Gotlib va se mettre à réfléchir sur lui, sur son travail, sur ce qu'il peut dire. En partant d'une perversion de la forme, l'auteur va arriver à une réflexion et une perversion du fond. La double page hebdomadaire change peu à peu d'ambiance, de thématiques, d'objet, et devient une sorte de psychanalyse en direct de Gotlib. La volonté n'est plus simplement de faire vriller l'esprit du lecteur et le faire marrer, mais parfois de le choquer, ou de l'émouvoir, toujours en gardant cette même mécanique de contre-pied.

UNE FORME INCONNUE.

En fait, tout ceci est une évolution dans la continuité, et on voit que Gotlib se demande toujours où aller pour surprendre son lectorat. Comment réaliser une bande dessinée qui déjoue les attentes.

Au début, on voit le professeur Burp débarquer et on s'attend à une sorte de bande dessinée scientifique, et en fait non, il donne des informations complètement farfelues à base d'hippopotame qui adore se déguiser en éléphant. Ensuite, on voit le professeur Burp débarquer et on s'attend à de la blague tranquilou, et on se retrouve face à une bande dessinée qui part dans tous les sens et qui est même empêchée de se dérouler comme prévue (comme avec le coup de la girafe). Et enfin, on attend une bande dessinée rigolote et barrée, et on se retrouve avec un truc intimiste et limite pas drôle du tout et psychanalytique.

On voit que Gotlib essaye de s'accrocher aux branches et veut rendre ça rigolo, mais sans y arriver vraiment, 
parce que ce n'est pas ça qui l'intéresse dans ce qu'il est entrain de raconter.

Gotlib cherche toujours de nouveaux territoires inattendus.

QUI DIT PSYCHANALYSE DIT PERVERS POLYMORPHE (C'EST ÉVIDENT) (FAITES PAS SEMBLANT DE PAS SAVOIR DE QUOI JE PARLE)

C'est de par cet aspect réflexif, psychanalytique, de poussage de bouchon toujours plus loin (il en est à se dire « ok, j'ai fait ça, personne n'a moufté, limite on m'a dit que c'était super, est-ce que je peux aller encore plus loin ? ») que Gotlib va ensuite logiquement quitter cette perversion de la forme pour attaquer directement la perversion du fond, en abordant les sujets tabous (notamment et surtout dans les journaux pour enfants) (le cul et le caca, donc).

Après avoir poussé le plus possible la forme dans ses retranchements, jusqu'à ne plus voir comment faire plus, il poussera ensuite le plus possible le fond dans ses retranchements, jusqu'à ne plus savoir comment faire plus. Et alors, assez logiquement, ayant fait tout ce qu'il était possible de faire dans tous les sens et à tous les niveaux, il s'arrêtera de dessiner.


jeudi 27 juin 2019

Des tas de bandes desinées : Jijé - Valhardi

Tout le monde n'a pas la chance de pouvoir s'exprimer pleinement et sans filtre, au vu et au su de tout le monde, tout nu sur une scène à raconter les moindres détails de sa vie.

Il y a des tas de raisons valables à ça.

Des fois on est trop timide. Des fois on est trop occupés pour trouver le temps d'explorer de nouvelles voies. Des fois on n'a pas les amis qu'il faut pour vous soutenir dans cette fameuse nouvelle voie. Des fois on est complètement bridé par un système économique qui vous demande de ne faire exclusivement qu'un type de récit. 

Ce ne sont en aucunes manières des raisons suffisantes pour ne pas faire de bande dessinée. Et même de bonnes bande dessinées.

Prenez Jijé, par exemple. C'est un gars à l'ancienne. Il a commencé à publier dans les années 40. À l'époque, on se demandait pas si par hasard ce qu'on faisait était de l'art, on était déjà bien content de trouver un travail et de manger chaud. On faisait tout ce que demandait l'éditeur et point barre.


Jijé a gardé cet esprit toute sa vie. Il est allé là où on lui demandait d'aller, il a fait du mieux qu'il a pu à chaque fois, et ça lui allait bien. C'était un gars solide, très très respecté de partout, qui a pourtant rarement essayé de pousser des projets personnels.


En plus il avait un sacré œil ! Il a servi de Pygmalion à des tas d'auteurs qui sont considérés désormais comme des génies : Giraud/Moebius, Franquin, Morris, Will. Il a également conseillé Mézières, Derib, Rossi, ou influencé Chaland, Clerc, Hermann, Schwarz. 

Bref ! Ça fait du beau monde !

Giraud/Moebius, par exemple, a d'abord était assistant de Jijé sur Jerry Spring avant de se lancer dans l'aventure de Blueberry. Jijé a même co-réalisé le premier album avec Giraud pour lui mettre le pied à l'étrier (c'est le cas de le dire) (ho ho ho) (humour) (nan, parce que Blueberry est une série de western et au début il est même soldat dans la cavalerie) (alors il y a des chevreaux dedans) (et des étriers) (nan, mais si, c'est drôle) (si) (c'est quand même pas ma faute si vous avez pas d'humour) (l'humour, c'est comme tout, ça se cultive, ça s'apprend).

Moebius, qui a souvent la dent dure concernant ses collègues pas forcément tous aussi doués que lui, gardera toute sa vie un grand respect pour Jijé, mettant en avant les qualités plastique de son traits et de ses compositions, par delà le travail de commande.

À ce titre, prenons Valhardi.

Franchement, Valhardi, niveau scénario, bon, je veux bien avoir les idées larges, mais, quand même, faut pas pousser. Même quand il appelle d'autres gusses pour l'aider sur les histoires (comme Charlier par exemple, donc pas le plus mauvais), c'est pas terrible. Il y a ce mélange de viril-mais-correct mâtiné de vieux méchants sortis des pires James Bond (dans Valhardi, c'est comme dans Docteur No, le méchant est japonais) (et il veut conquérir le monde) (dans les années 50, les japonais veulent toujours conquérir le monde, c'est une manie) (c'est parce qu'ils sont fourbes).

Alors attention, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit !

Jijé, la bande dessinée, il connait. Il sait faire. Aussi bien qu'un autre. Et même mieux que beaucoup. La preuve dans la planche suivante, un modèle du genre :


On a tout ce qu'il faut dans cette scène.
Une variation des moyens techniques de la bande dessinée utilisée avec maestria.

Par exemple, là, pour isoler l'action de la scène et suspendre le temps, tout d'un coup, il vire le décor :


Et puis ensuite il organise parfaitement la gestion du point de vue et l'organisation des protagonistes :


Première case : on est encore avec le monsieur qui rouspette. Deuxième case : les deux héros isolent l'information importante du journal et on rentre dans le wagon pour exclure le monsieur qui rouspette et qui n'a plus aucune importance (avec une belle opposition bleu/jaune). Jijé focalise toujours sur l'action primordiale. 

On revient ensuite au monsieur qui rouspette pour clore son rôle et passer à autre chose.


Pour bien faire comprendre que le train quitte la gare on utilise les lignes physique de la tôle du wagon comme des ligne de fuite et des lignes de mouvement (ce qui est quand même très très malin, il faut bien le reconnaître).

Et puis on finit comme il se doit par un bon petit gag des familles (c'est bon de rire) :


Le monsieur qui rouspette rentre dans la grosse dame, ho ho ho, qu'est-ce qu'on rigole (n'empêche que du coup, sa course est stoppée, physiquement, et on va continuer à suivre le mouvement du train tandis que lui restera derrière et on ne s'en préoccupera plus).

Un autre truc rigolo chez Valhardi, c'est que le personnage principal est une sorte de Tintin qui roule des mécaniques et serre la mâchoire. Il fait toujours la même tête, dans un air mi-mécontent mi-concerné, et on ne sait donc jamais vraiment ce qu'il pense. Du coup, le lecteur peut projeter sur lui un peu tout et n’importe quel sentiments.

C'est pas compliqué de dessiné Valhardi, il fait toujours la même tête, il suffit juste de varier l'angle (de face, de 3/4).


Bon, des fois, quand même, il a l'air d'exprimer quelque chose, et ce quelque chose est qu'il se fait chier.

Enfin, Jijé ne rechigne pas à développer des scènes d'action juste pour le plaisir chorégraphique de la chose :



Des scène dans lesquelles on tape des moustachus et des japonais, ces deux engeances des bandes dessinées des années 50.

Alors, donc, je pense que c'est clair pour tout le monde, Jijé, il maîtrise à mort la bande dessinée. Mais, plus que celle-ci, ce qui fait méga-kiffer Jijé, c'est le dessin pur. Regardons cette page (et plus particulièrement les noirs dans cette page) pour que j'essaye de vous en convaincre  :


Et bin les noirs dans cette pages n'ont aucun sens. Rien de rien. la plus part du temps, ils sont juste là pour le plaisir d'être là.

Ok, ici, c'est vaguement sensé être l'ombre portée du personnage. Mais, la vérité, c'est que Jijé voulait faire une case cool, avec un décor épuré et un personnage en pleine action, et qu'il a mis cette grosse tâche pour meubler et équilibrer le dessin.

De même dans cette case, l'ombre gigantesque, projetée n'importe comment sur le mur, est simplement là pour donner une effet graphique boeuf. C'est presque de l'abstrait à ce niveau là. C'est là parce que c'est beau.

Là encre, le noir n'a rien de réaliste, même si, cette fois-ci, il endosse une fonction narrative, 
qui est de donner de la nervosité au dessin, une nervosité que partage le personnage principal.

Jijé peint le noir pour le plaisir des formes plus que par attachement au réalisme ou à la situation. Il utilise ses noirs pour faire de belles images. Ou même simplement pour faire de beaux traits.

Regarder un peu ce traits magnifique qui délimite la silhouette de Valhardi, tout épais. 
Pas du tout dans les canons du réalisme ou de la ligne claire qui préfèrent d'habitude un trait régulier et toujours égal.

Le trait en lui même devient valable, devient un sujet de dessin, devient un objet artistique en soi ; ce qui rejoint des préoccupations artistiques très contemporaines (ce n'est pas pour rien que Jijé voulait également être peintre).

Franchement, là, entre la tête de Valhardi et la tête de Carota, c'est kif-kif.


Jijé dans ses œuvres.

On peut voir cette volonté de liberté du trait dans des tas de détails, et, par exemple, dans les volutes de fumées de cigarettes.

Là, ok, c'est mois abstrait que expressioniste (la fumée est tout aussi énervée et tendue que le personnage).

Mais moi je vois plus ça comme un petit moment de détente de Jijé, qui s'offre un petit dessin-free-jazz-à-la-Miro dans sa case, en organisant en plus des traits noir tout autour de cette fumée, 
qui n'ont rien à faire d'autre là que d'être, encore une fois, un objet esthétique à part entière.

Bref, les traits, la peinture du noir est vraiment le pêcher mignon de Jijé (Jijé est le Pierre Soulage de la bande dessinée). Il en met un peu partout, comme ça, sans nécessité narrative ou de composition, mais bien pour faire simplement beau. C'est une sorte d'approche de piratage d'une bande dessinée réaliste par des considérations abstraites (Jijé est le Vassily Kandinsky de la bande dessinée). 

Bon, des fois, comme sur cette dernière case, il se laisse un peu entraîner par son enthousiasme (le noir sous la casquette rouge donne l'impression que le personnage a un lourd secret ou qu'il est tout triste, alors que pas du tout).

La preuve en est que la case juste à côté est celle-ci :

Le personnage n'a pas l'air plus inquiet que ça et l'ombre sur ses yeux était un peu un contre-sens.

Cette nouvelle case nous permet cependant de mettre le doigt sur une nouvelle qualité de Jijé (je rattrape un peu ma critique négative comme je peux) : la composition des cases.


Je vous met toute la page dont sont issues toutes ces cases pour que vous compreniez bien le contexte :


Et le contexte, c'est qu'il n'y a aucune contexte ! C'est purement gratuit ! Pourquoi, tout d'un coup, réaliser une composition chelou qui oblitère la moitié de trois ou quatre cases ? (Bon, ok, il y a une raison factuelle, les personnages sont cachés derrière un pilier, mais il y avait vingt solutions différentes pour traiter cette scène sans à chaque fois couper la case en deux.) C'est juste pour le fun. Juste pour le plaisir de placer des grosses masses de noir, de couper le visage de Valhardi en deux, d'aller contre le découpage naturel de la page. Juste pour le plaisir de ne pas faire toujours la même chose. (La scène ci-dessus est assez statique et il est probable que Jijé s'est un peu ennuyé à la représenter et qu'il ait trouvé ce moyen pour se changer les idées.)

Il fait ça souvent. Pour passer le temps, parce que l'envie lui prend, sur une page ou deux, il se focalise sur les cadrages et le découpage de sa page. Puis il passe à autre chose et se focalise sur une chorégraphie, les noirs, le traits, etc. L'important pour lui semble de sans arrêt varier les approches graphiques pour ne jamais s'ennuyer.

On voit ici que Jijé est le Mondrian de la bande dessinée.
(Par contre, cette fois, l'utilisation de la fenêtre dans les trois dernières cases fait sens, 
offrant un cadre dans le cadre, une case dans la case.)

Et on pourrait continuer encore et encore à énumérer tout ce que Jijé peut réaliser dans son dessin, sans cesse différent et sans cesse renouvelé.

Perspectives forcées pour rendre le train plus beau.

Gestion des noirs et du décor pour une image mystérieuse.

Utilisation du cadre à des fins esthétiques.

Utilisation du cadre à des fins narratives (pour séparer les différents éléments de l'action).

Contre-jour qui se la pète.


Et plis de vestes.

Ça n'a l'air de rien ses plis de vestes.

Mais ce sont des plis de vestes pris dans trois albums consécutifs (les trois dernières images sont tirées respectivement de 
Soleil Noir, Le gang du diamant, et l'affaire Barnes) (trois albums réalisés en deux ans, 1956, 1957) et ils sont très différents. 
Les premiers plis sont des traits de pinceaux, les deuxièmes sont plus en volutes, et les troisièmes sont en gros zigouigouis. 
On voit une évolution constante, des changements.

Ses plis sont une des innombrables preuves de la volonté de Jijé de sans cesse chercher, de sans cesse bouger. D'habitude, un dessinateur essaye de trouver une manière efficace de dessiner les trucs obligatoires et répétitifs (comme les plis de veste) et puis il s'y tient. Ce n'est pas le genre de Jijé qui essaye sans arrêt de se surprendre et de rester en mouvement dans son approche du dessin. Pour le plaisir.

Par exemple, ça c'est une page de Jerry Spring - Golden Creek de 1954 et TOUT est différent. 
La souplesse du trait, les ombres, les noirs, le niveau de détail, le trois strips au lieu de quatre. 
TOUT change par rapport au Valhardi de 1956.

C'est le secret de Jijé : sous les oripeaux d'une bande dessinée un peu à la papa, avec des scénarios pas toujours très fut-fut, se cache un des dessinateurs le plus fun de tous les temps.


jeudi 31 janvier 2019

Des tas de bandes dessinées : Matsumoto - Sunny

Aujourd'hui, on est libre et triste à la fois.




QUI DONC, VOUS DITES ?

Tayou Matsumoto a toujours été intéressé par les états d'âmes de ses personnages et comment en rendre compte de la manière la plus souple et élégante possible.

Ceux-ci sont confrontés à la mort, l'abandon, la solitude, l'incompréhension, le manque de sens, la violence, et essayent de trouver en eux et dans la contemplation de la nature et des autres un certain réconfort, une forme de sagesse et d'acceptation qui, parfois, les sauvent (ha bah, c'est sûr, ça rigole pas tous les jours non plus).

Matsumoto traduit cela par des images d'insert (des trucs qui n'ont rien à voir avec la choucroute) durant les scènes d'actions ou de repos, qui crée un décalage poétique décrivant le décalage émotionnel des différents personnages.

Attention ! C'est du chinois du japon ! Ça se lit de droite à gauche !

ET LÀ, ÇA SE GÂTE.

À l'opposé de Moebius, ou, disons, comme Giraud avant qu'il ne découvre son côté Moebius, Matsumoto se sentait obligé de donner une justification à l'intrigue générale de ses bouquins (regarder des gars contempler des brins d'herbes en pensant à la mort pendant 1000 pages, c'est quand même un brin spécial). Il disait donc au lecteur « bon, ok, là, c'est un peu perché, mais, ensuite, il va taper des tas de gars, donc ne zapper pas cher téléspectateur ») (on appelle ça « la tactique BFMTV »). Une mobilisation du lecteur assez balourde qui se transformait souvent en compte à rebours relou et prévisible (un gars va tuer tous les membres d'une organisation un par un, battre tous les joueur de ping pong un par un, tuer les samouraïs du prince bidule un par un).

Bon, après, attention, je dis pas que c'est moche, hein... je dis que ça pourrait être ENCORE mieux.

Grosso modo, et c'est pas parce que je l'ai écrit la semaine dernière et que je veux retomber sur mes pattes, mais avouez que ça tombe quand même super bien : il se sentait obliger de dialoguer avec le lecteur, de lui donner du grain à moudre, un os à ronger, une balle passe-nerf à tripoter. Et cette balle, c'était son intrigue générale, balisée, vue mille fois, sans surprise.

ERREUR !

Nous avons vu avec Moebius que la meilleur solution, concernant le lecteur, c'est de l'envoyer chier et de tracer son chemin bille en tête sans en avoir rien à faire de rien (ni de personne) ! Il en est ainsi au pays des artistes ; ce sont souvent eux-mêmes qui se mettent des bâtons dans les roues, parce qu'ils n'ont pas assez confiance en eux. Des fois ça dure même toute leur vie. Mais, Tayou, lui, petit à petit, prenant conscience de son talent, s'est laissé aller, et a abandonné ces vielles stratégies scénaristiques moisies. Un jour, Tayou s'est dit « taïaut » (ne me remerciez pas, c'est tout naturel, moi aussi j'aime l'humour).

C'EST CE QUE VIENT DE COMPRENDRE MATSUMOTO (DEPUIS UNE DIZAINE D'ANNÉE).

Dans les chats du Louvre, un oeuvre de pure commande, parce qu'il faut bien vivre, et que le Louvre, grâce à ces partenariat avec les dictatures du Golf, a plein de pognon Sunny, Matsumoto se contente de décrire le quotidien d'un centre pour enfants abandonnés (une sorte de petite DASS privée dans une maison particulière). Le récit oscille alors entre tristesse de la situation, rêverie pour y échapper, et possibilité très concrète que ces gosses réussissent à s'en sortir, créant une sorte de suspense émotionnel poignant.



Comme du Houellebecq, mais en un peu moins optimiste.

C'est, certes, tragique mais Matsumoto a laissé tombé toute velléité de structurer son récit, de donner un sens à son histoire générale. Il enchaîne donc les bouts de scènes, passe d'un personnage à un autre suivant ses envies, fait exactement ce qu'il veut. 

(Comme de bien entendu, la situation décrite dans le bouquin est inspirée de ce qu'a vécu Matsumoto dans sa propre enfance et confère au récit une couleur fortement personnelle, une condition indispensable : exprimer ce que l'on a au fond de soi pour cristalliser un récit unique et échapper au bruit continu de la culture préexistante.)

Libérés de toutes entraves scénaristiques, les enfants qui évoluent dans ce centre semblent eux-mêmes évoluer en toute liberté. Pourtant, sans structure, leur environnement paraît fortement  chaotique et déstabilisant.

Ce chaos et cette liberté apparaissent alors être les deux faces de la même pièce. L'un ne va pas sans l'autre. L'un génère l'autre, et inversement. Ainsi, lorsqu'on observe ces enfants perdus souffrir de l'incertitude dans laquelle les plongent leurs vies, on ne peut qu'envier la liberté que ce spleen semble paradoxalement leur donner.




C'est cette tension, ce déchirement, ce tiraillement, cet oxymore de sentiments qui donne toute sa beauté au récit de Matsumoto. (En plus, pour ne rien gâcher, le trait de Mastumoto, qui ne cesse d'évoluer de livre en livre, n'a jamais été aussi beau, précis, épuré.)


N.B. Petit point cocasse concernant toute la collection de bandes dessinées se déroulant au Louvre : ce sont toujours des commandes, les auteurs n'ont jamais aucune idée de comment intégrer le dit musée à leurs propres univers, ils font tous ça à l'arrache en mode yolo-on-va-faire-basique, ce qui mène donc immanquablement chacun des bouquins à être une belle merde. Une grande démonstration par l'absurde de ce que j'essaye d'expliquer depuis 2 posts. Merci à Futuropolis de s'être dévoué.