Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


jeudi 10 septembre 2020

La bande dessinée dans les détails.

Dans Paul à la maison, Michel Rabagliati épouse deux rythmes : un rythme très détaillé quand il s'intéresse, justement, à des détails, et un rythme plus rapide quand il s'intéresse au vrai mouvement de la vie qu'il décrit (que cela soit sa vie ou celle de sa mère) (qui sont le fond du livre).

Il passe par exemple 7 pages à décrire les courses qu'il fait pour sa mère et comment il les ramène dans son appartement, puis 8 autres pages pour résumer la totalité de la vie de sa mère.



Il passe 4 pages à décrire les techniques de jardinage de son voisin et 4 pages aussi pour nous montrer une discussion avec sa mère lorsqu'elle lui annonce qu'elle a un cancer mais qu'elle a décidé de ne pas le soigner.

Il passe 6 pages à essayer de s’inscrire à un site de rencontre et, juste dans la foulée, 3 pages avec sa fille qui vient chercher les dernières affaires restées chez lui.

Ce balancier a plusieurs objectifs.

Le premier est de créer du pathos, et de montrer que la vie du personnage principal lui échappe. Il passe un temps fou à essayer de régler des détails (problème de dents, problème de dos, problème de sommeil, problème de piscine) et ne consacre finalement que peu de temps au moments essentiels (il le voudrait, pourtant, mais, à chaque fois, sa mère ou sa fille abrège la conversation) (ou il ne sait pas quoi dire).


Le deuxième est de créer un effet de réel. Le récit n'est pas simplement une description hors sol de ses sentiments (envers sa mère, sa sœur, sa fille, son ex-femme). C'est une description, par le détail, de sa vie réelle. Et ce sont les détails des sujets annexes qui créent cette impression de "vie réelle". Ces détails font vrais, font "pas inventés", font "c'est du vécu" par leur précision, qui ne peuvent pas être sortis du chapeau mais sont forcément issus d'une expérience réelle.


L'auteur organise ainsi un aller-retour entre des scènes qu'on pourrait juger anecdotiques (Il décrit donc pendant une page les différents stylo qu'il aime utiliser, une séance chez le dentiste (avec la litanie des actes chirurgicaux subis), le fonctionnement d'un gadget à mettre dans la bouche pour l'aider à dormir, etc.) (aller chez le dentiste, tu parles d'une aventure, on va pas en faire des choux gras, quand même) (sauf ma boulangère, qui peut tenir le crachoir une heure sur le sujet) et des scènes familiales beaucoup plus impliquantes émotionnellement.


Le contraste des scènes les enrichit mutuellement. Les scènes familiales apparaissent plus authentiques (puisque les scènes anecdotiques sont tellement vraies, les scènes "importantes" le sont forcément aussi), plus fortes. Les scènes anecdotiques apparaissent plus pathétiques (perdre tout ce temps sur des choses sans importances, pour que ça rate une fois sur deux en plus, quelle vie, nom d'un chien).


L’autre aspect de ce mouvement de balancier est que les scènes impliquantes familiales le sont, lapalisse, en présence de un ou plusieurs autres membres de la famille alors que toutes les autres scènes détaillées sont faite avec le personnage principal solitaire.

Les scènes de groupe sont traitées de manière extérieure, très classique, comme une sorte de plan séquence au cinéma, avec une caméra posée un peu loin des personnages. Comme si, dans ces cas là, on osait ou n'arrivait pas à être intime avec eux. Cela montre une sorte d'éloignement de distance, de gène entre le lecteur et les personnages, certes, mais entre les personnages entre eux aussi.

Tandis que dans les scènes dédiées aux détails, le personnage principal est seul. Ici, les plans sont beaucoup plus rapprochés et la composition des cases beaucoup plus audacieuse et diversifiée : on a droit à des schémas, des fusions antre deux points de vue, des personnages allégoriques, des chiens qui parlent. Comme on est avec le personnage seul, on se rapproche de lui est on partage ses pensées, ses idées, ses émotions. On les comprends d'autant mieux que le langage graphique se diversifie et s'enrichit.


Il y a ainsi, encore une fois, un effet de contraste entre les deux types de scènes : d'un côté un personnage solitaire dont on comprend les émotions, de l’autre le même personnage en groupe, mais dont les émotions semblent interdites, dont la pudeur, la timidité ou la tristesse semble bloquer toute forme d'expression. En plus, dans les scènes de groupe, l'auteur pourrait avoir envie d'utiliser les mêmes techniques que dans les scènes solitaires pour exprimer ce que le personnage principal ressent. On ne sait pas ce que ressent la mère, la fille, ou la sœur, ok, mais au moins on reste avec le personnage principal, dans sa tête. Mais non. Les pensées du personnage nous sont également interdites. Comme si la situation bloquait non seulement la communication des sentiments entre les personnages mais bloquait également l'expression des sentiments du personnage principal tout court. Avec les autres, le personnage se retient, comme en apnée de sentiments.


Les détails du récit servent ainsi à le crédibiliser autant qu'à exprimer la solitude que n'arrive pas à rompre le personnage.

dimanche 6 septembre 2020

La bande dessinée dans un monde incertain.

Dans Dans un grand rayon de Soleil, Tillie Walden (traduction de Alice Marchand) décrit une sorte de réalité parallèle idéale, dans laquelle la question de l'homosexualité ou de la transidentité ne serait, justement, plus du tout une question. L'homosexualité ou la transidentité des personnages est simplement présentée comme telle, sans que cela soit expliqué, décrit, avancé, justifié, décortiqué, analysé, sans que cela ne soit un sujet d'aucune sorte. C'est comme ça et puis c'est tout. Pourquoi, comment, à quel moment, de quelle manière ? On s'en tape. Ce n'est pas le sujet du livre. Point. On passe à autre chose, à savoir le récit en lui-même.

Cependant, il y a un élément dans le récit qui soutient cette vision et qui permet au lecteur de l'épouser immédiatement : les personnages évoluent dans un univers incertain, changeant, littéralement mouvant.

Le début se déroule dans une école flottant dans l'espace. Rien autour d'elle. Aucune réalité à laquelle s'accrocher. Les personnages se déplacent ensuite dans un vaisseau poisson, sans qu'on sache trop comment cela fonctionne. C'est à la fois animal et mécanique, souple, et ampli de pièces rigides classiques. Ils arriveront ensuite dans un monde explicitement mouvant, dont la géographie, les collines, les montagnes, les mers se modifient sans arrêt.




Privé de repère (et, pour une fois, ce n'est pas une métaphore, le lecteur est réellement, littéralement privé de repères,  il n'y a rien à quoi se rattacher : soit les personnages vivent au milieu du vide, soit dans un lieu qui change tout le temps et dont les règles de ce changement échappe à notre logique), privé de repère, le lecteur va se raccrocher aux seuls éléments tangibles de l'univers dépeint, à savoir : les personnages.

Eux, au moins, sont là sans interruption. On a focalisé le récit sur un groupe de 5 personnages principaux, et voilà, c'est tout, ça ne changera plus du début à la fin. Ce sont eux nos points de repère, nos points d'encrage dans l'histoire. Les seuls à qui se référer pour comprendre quoi que ce soit à ce qui se passe. Ainsi, la réalité des personnages devient la seule réalité compréhensible du livre. Nous vivons, nous comprenons cet univers à travers eux. Ce sont les supports et les vecteurs de nos émotions. 


Leur réalité devient notre réalité. Leur manière de vivre devient notre norme. Leur point de vue devient notre point de vue.

Quand de nouveaux personnages entrent en scène :

1°) Soit ils sont d'accord avec les personnages que l'on connait déjà et ils s'agrègent facilement à ce que l'on connait déjà, ils épousent les points de vues que l'on a déjà épousés, ils se mettent à côté de nous et des personnages.

2°) Soit ils s'opposent aux personnages principaux et ils sont eux mêmes décrits de manière floue et incertaine. Ils sont, au mieux, des ombres fluctuantes. Rien à quoi on peut s'identifier ou rien auprès de qui on peut se rapprocher. Ils rejoignent la partie mouvante, sans prise, qui se situe hors des personnages. 

Les méchants à bâtons ne sont que des ombres.

À contrario, les personnages principaux (ou les personnages secondaires qui épousent le point de vue des personnages principaux) sont la plus part du temps en groupe (c'est à dire que le contraire peut être vrai mais n'arrive que sur moins de 5 % du récit) (ou, je fais des statistiques, c'est précis). Par deux, par trois, par cinq, les personnages évoluent ensemble. Et quand ils ne sont pas ensemble, ils veulent se retrouver les uns les autres.



Là encore, tout se passe comme si le monde incertain tombait par petits bouts autour des personnages et que la seule manière de se retenir aux branches était de se lier les uns aux autres. Le scénario et la géographie des lieux créent des situations dans lesquelles le plus important reste l'attachement que les uns ont pour les autres.

Le lien comme seule réalité dans un monde totalement délié.