Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


jeudi 30 juillet 2020

La bande dessinée évolue.

Ce qu'il y a de bien quand un auteur a une petite obsession (en l’occurrence, ici, Jacques Tardi et la guerre de 14), c'est qu'on peut essayer de regarder comment le style de l'auteur évolue au cours du temps en évacuant tout de suite la problématique des histoires qui changent sans arrêt. Ne pas s'occuper du fond (les histoires), qui, ici, reste toujours le même, mais s'attacher uniquement à l'évolution de la forme (le style).

C'est ce qu'on va essayer de faire au travers de trois livres :

- Le trou d'obus (éditions de l'imagerie Pellerin d'Épinal) en 1984,
- C'était la guerre des tranchées (éditions Casterman) en 1993,
- Putain de guerre ! (Casterman aussi) en 2008.

P.S. Le trou d'obus est une commande des imageries d'Épinal qui voulait à l'époque essayer de se diversifier dans la bande dessinée avec de grands livres classieux format A3 (ils ont fait La magique lanterne magique avec Fred l'année d'avant, celui-ci avec Tardi ensuite, et puis plus rien, parce que personne n'a du acheter ces bidules et que, bon, voilà).

P.P.S. Comme dit ci-dessus, Le trou d'obus est un album en A3. Comme je ne voulais pas devenir fou à scanner des pages A3 avec mon scanner A4, les pages reproduites ci-dessous sont  tirées de la recolorisation bichromie du titre qui a été publié ensuite comme première histoire dans le recueil C'était la guerre des tranchées. (Le trou d'obus a été publié en A3 quadrichromie en 1984 puis republié en A4 bichromie au début de C'était la guerre des tranchées en 1993.)

P.P.P.S Les trois récits en question ont été co-écrits par Jean-Pierre Verney (d'abord en sous-marin, comme simple "consultant technique de la guerre de 14", puis de manière de plus en plus affichée, jusqu'à avoir son nom sur la couverture de Putain de guerre !

P.P.P.P.S. J'espère que tout est clair.

P.P.P.P.P.S. Comment ça, non ?

P.P.P.P.P.P.S. Bref.

FORMALISME

On l'oublie parfois, mais Tardi est très attaché aux questions de formalisme. Cela transparaît surtout par le choix de la composition de ses pages.

Quand il s'agit de traiter de la commune de Paris, il le fait dans un format à l'italienne (le livre est couché) pour pouvoir représenter les barricades de la commune dans leur longueur.


Quand il adapte Nestor Burma qui déambule dans les rues de Paris, il fait de grandes cases, parfois du 2 strips, pour pouvoir justement caser le maximum de bâtiments parisiens réels dans les décors de ses cases.


Bref : la question de la composition de la page est vraiment très importante pour Jacques Tardi.

LE TROU D'OBUS.

Il y a deux aspects formels dans ce récit.

Le premier est lié à la commande de l'imagerie d’Épinal, qui implique de coller au genre. Pour cela, Tardi construit ses pages comme de grands panneaux symétriques, avec des cases parfois ovales.


Des planches symétriques, comme dans l'imagerie d'Épinal.


Et même des petites maquettes à construire soit même, c'est mignon.

Le second est lié à son approche du récit historique / comment rendre la réalité de ce qui s'est passé ? Pour brasser le plus d'informations possibles, être le plus complet possible, et perdre le moins de temps possible (condenser l'information), Tardi décide de passer par un narratif avec un point de vue omniscient (qui sait tout sur tout) (il sait tout sur les personnages et tout sur la guerre). Cela donne un aspect de vérité absolue sur ce qui est exposé dans le récit : puisque le narrateur sait vraiment tout de ce qu'il y a dans la tête des personnages, quand il expose une information sur la guerre, les canons, la fatigue, c'est forcément vrai. Puisqu'il sait tout sur tous les personnages, il doit forcément savoir tout sur le reste (à savoir, principalement, les conditions de vie durant la guerre).



La crédibilité, la vraisemblance du récit passe par les narratifs, qui mènent la danse.

C'ÉTAIT LA GUERRE DES TRANCHÉES

Dans ce cas là, Tardi modifie complètement à la fois sa composition (chaque page est désormais composées de simplement trois longues cases) (des cases longues comme les tranchées) et sa narration. Désormais, il se place d'un point de vue externe, comme si les événements se déroulaient devant l'objectif d'une caméra qui se contenterait de les enregistrer.

Soit les personnages parlent carrément "face caméra", soit les narratifs prennent le relais, mais non plus d'un point de vue omniscient, mais pour décrire les pensées des personnages (au lieu de parler "face caméra", ils pensent "face caméra", ce qui ne change pas grand chose au procédé, c'est simplement que ça le diversifie un peu, le rend moins répétitif) ou une action basique que tout le monde peut constater.



Ici Tardi ne veut plus simplement documenter les faits de la guerre mais rapprocher le lecteur des soldats, faire comprendre la réalité psychologique de la guerre. Et ce "face caméra" fait en sorte de placer le lecteur lui-même dans les tranchées, au plus près des combattants.

PUTAIN DE GUERRE !

Ce troisième récit adopte une focalisation interne. On lit la bande dessinée comme on lirait une très longue lettre d'un soldat nous exposant sa vie durant la guerre. On n'en sait pas plus que lui, mais pas moins non plus.



L'objectif de Tardi est là de garder l'aspect "proche des soldats" du récit précédent (l'aspect "face caméra" est parfois reprit ; on conserve une composition en trois longues cases) en y ajoutant un côté plus intime (on ne connait pas simplement les paroles du personnage principal mais aussi ses pensées. Il trouve également le moyen de renforcer l'aspect documentaire du récit (aspect plus présent dans Le trou d'obus) en faisant digresser le personnage dans ses pensées. Il n'est pas obligé de rester collé à la situation qu'il décrit, il peut revenir en arrière, évoquer un élément parallèle, etc. ce qui est une manière très habile pour les auteurs de se montrer absolument exhaustif sur le sujet.

Putain de guerre ! semble être l'aboutissement de la réflexion sur le sujet de Tardi, à la fois récit intime et documentaire foisonnant.

jeudi 23 juillet 2020

La bande dessinée pour se faire plaisir.

C'est dur d'être rigolo.

En général, c'est mal vu.

Ce n'est pas que c'est plus facile de faire des récits tristes, mais c'est plus payant. Comme notre cerveau est configuré pour enregistrer les événements douloureux (comme saisir à mains nues une ampoule qui éclaire depuis 1 heure, marcher dans des orties ou sur un petit légo) pour essayer de ne pas les reproduire, notre cerveau sait mieux gérer, ranger, archiver les récits tristes. Donc, notre cerveau sait mieux lire les livres tristes, tout simplement.

Les récits drôles, ce n'est pas qu'il est contre, mais il se sent moins concerné. Donc, en général, pour faire rire notre cerveau, il faut mettre le paquet. Et, parfois, tout occupé à mettre le paquet dans la déconnade, l'auteur oublie un peu tout le bazar qui a trait à l'aspect artistique de son boulot.

Ceci dit, dans Mais où est passé Kiki ? (Une aventure de Tif et Tondu) de Blutch et Robber (et, pour les couleurs, Delphine Chedru, Roman Gigou, et Bruno Tatti), les auteurs arrivent particulièrement à être à la fois drôles ET artistiques.

POURQUOI, COMMENT ?

Premièrement, c'est drôle parce qu'il y a de la vanne (c'est tout bête, mais il fallait y penser). Le scénariste reprend l'aspect le plus franc du collier des Tif et Tondu originaux, à savoir : il font que se casser les uns les autres à toutes les cases. Ça marche toujours aussi bien et, en plus de nous faire rire, ça renforce la complicité évidente entre les deux personnages qui sont un des rares binômes de la bande dessinée dont on comprend les atomes crochus.


Deuxièmement, c'est drôle parce que les personnages ont des têtes pas possibles (je sais, c'est mal de se moquer du physique, mais quand même). Reprenant là encore le concept de Tif et Tondu (deux personnages aux physiques très marqués), chaque nouveau personnage du récit (enfin, presque) (surtout les personnages masculins en fait) se paye des têtes, des looks, des genres bizarres. Parfois, c'est drôle. Parfois ça pose un personnage en une seule case et, personnage après personnage, ça constitue une vraie faune bigarrée de marginaux qui construit, en creux, un monde dont on a l'impression de n'apercevoir que la surface.


On est (dans ce deuxième cas) dans un aspect purement graphique qui induit un effet scénaristique (le dessin donne à voir un personnage fort, marquant, uniquement par son look, et l'accumulation de ces personnages fait monde).

Troisièmement, c'est drôle parce que c'est rapide.

Pour compenser l'idée de notre cerveau qui analyse mieux les idées tristes et traite avec dédain les idées drôles, une des techniques est de saturer le cerveau. Il traite rapidement une idée drôle et passe à autre chose ? Oui, mais est-ce qu'il va traiter aussi rapidement deux idées drôles ? Et dix ? Déborder par la marée, le cerveau disjoncte, tchoïng, rire, amusement (j'ai l'impression d'être De Greff devant le CSA).

Des têtes bizarres, des dialogues rigolos, de l'action, le tout en 5 cases.
Ça pulse.

Quatrièmement, ce n'est pas que drôle.

Emporté par le rythme (des blagues et du récit), les auteurs peuvent se permettre de petites pauses, toujours bien dosées, jamais trop longues, dans lesquelles on fait une belle image. Une belle image marquante, pour valoriser un personnage, ajouter de l'étrangeté à une situation, faire un petit gag slapstick (des messieurs qui tombent les fesses par terre) de bon aloi, un passage un peu plus bizarre pour rompre le rythme, ou des vrais moments d'actions super bien chorégraphiés.


Une belle image jamais gratuite mais qui ajoute toujours à la situation de départ et, surtout, permet de gérer le rythme, de le faire un peu sortir des rails, de le rendre inattendu, de surprendre ce fameux cerveau de gros blasé en lui faisant dire "ah oui ! quand même ! faut que je suive !". L'aspect artistique / plastique / graphique pur est ici au service du récit, du rythme, de l'humour.

Des têtes bizarres, des dialogues rigolos, de l'action, de belles images, le tout en 5 cases.
Ça méga-pulse.

POUR RÉSUMER

L'humour n'est jamais gratuit (il sert à construire et rendre plus crédible la relation entre les personnages, construire et étendre l'univers dans lequel évoluent ces personnages, soutenir le rythme du récit). Et le non-humour n'est jamais gratuit non plus (il est là en contrepoint, pour maximiser les effets des gags et de la narration, casser le rythme et maintenir l'attention du lecteur ; il est là, finalement, pour mettre en valeur l'histoire).


L'humour pour valoriser l'histoire. Le graphisme pour valoriser l'humour. L'histoire pour valoriser le graphisme. Et inversement. Et vice et versa. Le tout dans une telle vitesse que cela donne l'impression d'un récit jamais pesant, ne se prenant jamais au sérieux, uniquement réalisé pour se faire plaisir.