Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


dimanche 5 août 2018

La bande dessinée au plus proche de son personnage.

Je dis pas... Avoir une bonne structure scénaristique, c'est important. Et c'est pas donné à tout le monde. Une histoire qui porte, qui donne envie de connaître la suite. Une histoire logique, dont les différents éléments semblent inéluctables. Une histoire surprenante, mais qui reste cohérente. Une histoire cool, avec des enjeux clairs.

Tout ça, c'est hyper important.

MAIS !

On peut avoir une sacrée bonne histoire, et que tout tombe à plat, si on ne soigne pas ses personnages, ce qu'ils pensent, ce qu'ils sont, ce qu'ils ressentent.

Et si ! Ce qui compte, c'est le petit coeur sensible des personnages !

Et il ne s'agit pas simplement d'expliquer au lecteur ce que ressent le personnage. Ça, bon, à la rigueur, c'est jouable. (Pourquoi tous ces films de super-héros sont-ils si bavards ? Parce qu’ils passent leur temps à expliquer ce qu'ils ressentent, et que papa il t'aimait plus que moi, et que personne ne m'a jamais fait confiance, et que c'est ma fille alors je ferais tout pour elle tu comprends, ce ne sont plus des films de super-héros, ce sont les mystères de l'amour sur TMC (j'ai un peu de temps à tuer le samedi matin).)

Dans Pereira prétend, de Pierre-Henry Gomont (d'après le roman de Antonio Tabucchi), ça part super mal, 
il y a des narratifs partout, qui explique tout. On se dit qu'on va se retrouver devant une énième adaptation de roman ratée.

UN DISCOURS NE SUFFIT PAS.

On se retrouve devant un gars qui cause et on se dit : oui, je comprends. C'est un raisonnement. C'est objectif, froid, méthodique. Je suis pas plus débile qu'un autre, je comprends ce raisonnement. Je peux en déduire vaguement ce que tu dois ressentir. Je rentre en empathie avec toi. Voilà. Ça me rend 100 fois supérieur à n'importe quel député votant pour inscrire le délit de solidarité dans la loi, 1000 fois supérieur à Gérard Collomb. Est-ce que ça m'a vraiment touché ? Pas vraiment. C'est resté une démarche intellectuelle. Une argumentation. Un discours.

Du coup, on suit les aventure du personnage principal de manière hyper-distanciée 
(d'autant que ce qu'il fait, au début, et pas hyper passionnant non plus). Bref, ce gars n'a pas grand chose pour lui.

DISCOURS = AUTISME (OU NAZISME, COMME VOUS VOULEZ) (JE RESTE NUANCÉ DANS MES ARGUMENTAIRES).

On ne s'implique pas. Pire, on acquiert une sorte de regard distancié, on voit les choses de loin, on les analyse, on les dissèque, on regarde limite si le produit est bien fait, si les éléments sont pertinents. Et peut être qu'ils le sont. (Ceci dit, on remarquera quand même plus facilement les défauts, à cause de ce regard extérieur et froid.) Et à aucun moment on ne fera autre chose qu'une analyse. Une analyse qui conviendra peut être que le produit est drôlement bien fichu et bien exécuté. Mais une simple analyse.

En fait, cette construction est là pour refléter l'état d'esprit du personnage, qui, lui aussi, regarde ce qui se passe dans son pays (la dictature). En fait, on est aussi intéressé par la vie du personnage que le personnage lui-même. C'est à dire, pas beaucoup.

La différence entre le discours et l'implication, c'est un peu comme suivre un reportage à la télé, et puis vivre l’événement réellement. C'est cette impression de réalité qui manque au discours.

On ne se sentira pas concerné, emporté, vivant par procuration des actions inimaginables. On ne sera pas impliqué.

POURQUOI EST-CE SI IMPORTANT ?

Parce que sans personnage dont on a quelque chose à foutre, tout s'écroule.

Déjà, à la base, pourquoi on voudrait lire une histoire, connaître la suite d'une histoire, connaître sa fin, si on se désintéresse complètement du personnage ? Ce qui est important dans une histoire, est finalement assez basique : comment le personnage va-t-il faire pour s'en sortir (et, déjà, va-t-il s'en sortir) ? Ça peut être : comment va-t-il s'en sortir pour survivre à cette immeuble en flamme (il fait le 18), à cette rupture amoureuse complexe (il va  voir un psy et réalise que tout est de la faute de sa mère), au fait qu'il n'y a plus d’œufs dans le frigo et qu'on est un dimanche (il est foutu). N'importe quoi. Mais il faut s'intéresser à son sort.

Petit à petit, on va rentrer dans la tête du personnage, par tout un tas de méthodes non-écrites 
(des bulles de pensées avec des dessins, des petits personnages qui représentent sa psyché, des dialogues imaginaires).

(Nous allons détailler ça plus bas.)

Si on reste dans une forme de discours qui nous explique sans cesse ce qui se passe et dans lequel le personnage apparaît comme un simple artifice, un simple support au discours, juste le mec qui cause pour que le scénariste puisse nous dire ce qu'il y a à dire, alors on se désintéresse de son sort. Ce qui devient important, c'est le discours en lui-même, le scénario en lui-même, sa technicité, la manière d'amener et de mettre en relief un sujet, les retournements de situations. Bon, ok, pourquoi pas. Mais on dirait que le lecteur se transforme en critique d'art conceptuel. Et c'est à peu près ça. L'idée prévaut. Mais son implication émotionnelle, sa réalité matérielle, l’irrationalité qui peut en jaillir, sont totalement évacuées. Parce que ce sont des notions portées par les personnages.

Un récit est (presque) toujours un premier déséquilibre donné à un personnage et, ensuite, le suivi de la chaîne des réactions entraînées par ce premier déséquilibre. Si le personnage est inexistant ou inintéressant, toute la logique de l'histoire, les actions et réactions du personnages, nous paraîtront vaines ou idiotes ou simplement relou. C'est à dire que tout s'effondre.

Dans ce bouquin, on a un basculement très net, très facile à voir, puisqu'il n'y a aucun dessin dedans.

Et c'est le même bazar pour tous les aspects, toutes les strates du scénario.

COMMENT IMPLIQUER ?

Il y a différentes méthodes.

FAIRE COMPRENDRE LA RÉALITÉ INTELLECTUELLE DES CHOSES.

Dans ce cas les auteurs essayent d'aider le lecteur à comprendre ce que pensent et ce qui motive les personnages sans que cela soit jamais explicite.

En s'aidant de dialogues imaginaires avec une photo plutôt que d'une description par narratifs bien patauds, l'auteur garde un certain flou dans tout le pataquès. On comprend que sa femme est morte, on comprend qu'il ne s'en est pas remis, 
mais ce n'est jamais écrit noir sur blanc. Alors que c'est ce qui est important (plutôt que le dialogue en lui-même).

On connait différents éléments liés à ce personnage, on arrive à relier les points entre eux, et on comprend. On n'est pas devant un type qui nous explique la situation. On est dans la tête du type, en train de suivre les mêmes mécaniques intellectuelles que lui. On est lui. On se projette dans l'histoire. Le scénario passe d'objet théorique à analyser à canevas sur lequel on se projette soi-même, dans lequel on vit. L'oeuvre d'art acquiert une sorte de réalité concrète en ne montrant plus un schéma sur tableau noir qui explique ce que pense le personnage mais directement ces fameuses pensées.

Même chose ici : l'important, pour le personnage, est dans sa tête. Pas ce qui est explicite.

Cette méthode apporte une certaine dynamique à la lecture, puisqu'au fur et à mesure que les différents éléments constituant un personnage nous sont donnés, c'est à nous de déduire, de relire sous un autre angle des actions passées, de construire, de déconstruire. Tout ne nous est pas donné pré-mâché. Il faut rester en alerte. Tout ne nous est pas expliqué. Mais tout nous est montré. À nous de faire le boulot ensuite.



Du coup, par la suite, quand on voit ce genre de cases, muettes, on comprend tout, tout de suite.
Le livre arrive peu à peut à s'abstraire des écrits et des représentations explicites pour nous laisser interpréter librement.

(On voit bien le piège : à force de vouloir que rien ne soit jamais vraiment explicite, certains scénarios tombent dans l'excès inverse, qui est que tout devient flou, et qu'on ne comprend juste plus rien à rien.)

FAIRE COMPRENDRE LA RÉALITÉ MATÉRIELLE DES CHOSES.

Un autre parti pris pour aider le lecteur à comprendre ce que pense et ce qui motive les personnages est de se la jouer basique en essayant de montrer au lecteur ce que font les personnages.

En général, faire quelque chose (réparer une voiture, écrire un programme informatique, construire un bateau pirate Légo), c'est long, minutieux, compliqué, et chiant. C'est pour ça que la plupart des récits ne le montre pas et font de grosses ellipses (encore plus en bande dessinée, où on fait de l'ellipse sans même plus s'en rendre compte).

Mais, justement, faire ce genre d'ellipse, c'est faire le jeu du récit qui se cantonne à un discours qui explique ce qu'il se passe sans jamais vraiment montrer la réalité de ce qui se passe, comment ça se passe, qu'est-ce que ça fait de vivre ce qu'il se passe.




On reste dans un point de vue très psychologique. Les seules scènes vraiment longues dans le livre sont celles dédiées 
à des moments de révélation du personnage à lui-même, dans lesquelles on voit le raisonnement du personnage en direct.

Donc, à contrario, certain récits (long) (parfois très long) (parfois trop longs) (parfois chiants comme la mort) font le choix de montrer les actions des personnages dans le détail. Ça peut être d'ailleurs des actions pures ou bien aussi des discours, des dialogues. En général, un scénariste synthétise les dialogues de ses personnages, des dialogues qui auraient pris des heures dans la vraie vie, entre trucs inintéressants, digressions, silences, y-a-plus-de-bières-je-descend-en-chercher, etc. (dans la vraie vie, les discours politiques durent des heures, au cinéma, ça prend cinq minutes, y a que des punch-lines, et tout le monde comprend tout). Mais pour montrer la réalité d'une situation, on peut se retrouver dans certaines bandes dessinées avec des papotage sur plus de dix pages, juste pour donner l'impression de subir vivre réellement cette scène. Ou qu'on passe dix autre pages à nous montrer comment construire une arme / un outil / un jouet à partir de rien ou pas grand chose.

(Par contre, faut quand même réussir à équilibrer entre parties chiantes et partie où l'histoire avance, sinon on aura tendance à vouloir apprendre à son livre comment voler par la fenêtre.)




De la même manière, la scène la plus longue du bouquin est celle ou le personnage bascule, 
parce que l'auteur a besoin de cette longueur pour crédibiliser, rendre tangible cette fameuse bascule.

FAIRE N'IMPORTE QUOI (LA RÉALITÉ PSYCHANALYTIQUE DES CHOSES).

Autre école, celle dites des auteurs russes du XIX° siècle avec des gars qui boivent, jouent, transpirent et réfléchissent trop : jouer le coup de l'inattendu. De la pulsion.

Dans ce cas là, il faut perdre le lecteur. Le surprendre. Il était sur des rails, en train de comprendre assez clairement à quel type de récit, quel type de personnage il avait affaire. Et puis, paf, pif, pouf, un truc totalement inattendu se produit. Un truc inexplicable. Un truc invraisemblable (chez les russes, c'est toujours un truc du style mourir d'amour, se suicider de joie, jouir du malheur, enfin, vous voyez le genre, le genre oxymore vicieuse). Que même le personnage ne comprend pas, et qu'il va mettre le reste du récit à essayer de comprendre.



Donc, là, on est vraiment chez les russes. Le mec marche, il fait chaud, et boum ! crise d'angoisse (signifiante) 
(quoique, chez les russes, en général, c'est plutôt épilepsie).

Les deux (personnage et lecteur) sont dans le même bateau. Ils sont confrontés à un truc imbitable, qu'il va falloir biter. Et le truc à biter c'est que des tas de choses nous échappent et sont hors de notre contrôle. Ça descend le personnage de son piédestal pour le mettre à la même hauteur que le lecteur. Ça le rend sympa, quoi. Et puis ça casse les pures logiques de récit, de structure, de trucs en trois tiers, d'épreuves qui endurcissent le héros pour lui mettre du plomb dans la tête et lui permettre de triompher à la fin. Non. Des fois, ça ne se passe pas comme prévu, et tout divague, et on comprend plus rien.

Les structures, les discours apparaissent alors pour ce qu'elles sont : des tentatives d'organisations pour essayer de rationaliser le bordel ambiant.

Des petites pauses oniriques, dans le bouquin, montrent justement le bordel dans la tête du personnage, un bordel incoercible. 
(D'où la crise d'angoisse.)

Des tentatives pour construire un discours qui expliquerait ce qui se passe. Un discours qui vole en éclat quand il est confronté à la réalité concrète de ce qu'est un personnage.

Une rationalisation que le personnage va littéralement envoyer se faire voir ailleurs, 
pour pouvoir mieux devenir ce qu'il est vraiment.

DONC, SI ON RÉSUME.

L'auteur a adapté un roman. Ok, classique. Mais il a utilisé le texte de ce roman contre son personnage, pour nous expliquer qu'il était coupé de la réalité matérielle des choses. Puis il a utilisé différents outils typiquement de bande dessinée (bulles de pensées, jeu entre ellipse et pas ellipse, représentation en dessin de l'imagination du personnage) pour faire petit à petit revenir ce personnage à la vie.


Ça, c'est ce qui s'appelle de l'adaptation osée et réussie !