Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


vendredi 15 août 2014

La bande dessinée nous reparle des couleurs, quand il n'y en a pas.

Aristophane, Breccia, David B., Chester Brown, Fred, Emmanuel Guibert, Moebius, Otomo, Pratt, Riad Sattouf, Toriyama, Trillo, et Vincent Vanoli, nous montrent que, la bande dessinée, c'est comme les films, c'est pas parce que c'est en noir et blanc que c'est pourri.

Vanoli, Max et Charly, L'Association.

(Alors, attention : post super long !) (D'habitude, je coupe en deux, mais, là, j'ai pas trouvé comment faire.) (Je vous dis tout.) (Je vous cache rien.)

BLACK IS THE COLOR.

Il peut y avoir des tas de raisons de réaliser une bande dessinée en noir et blanc.

Dans le désordre :

  • Une raison économique.
C'est comme ça. L'éditeur veut pas. Ce sera du noir et blanc, ou ce ne sera pas. Débrouille toi avec ça.


C'est comme ça que Marc Dacier (reporter) (par Jean-Michel Charlier et Eddy Paape) (dans le Spirou n° 1194) se retrouve à avoir une vision du monde un peu binaire, en noir et blanc. (Jeu de mots.)

(Je ne reviens pas sur tout le bazar de devoir concevoir des couleurs qui sont également efficaces quand on les résume à des niveaux de gris, vu que j'en ai déjà parlé via Lucky Luke.) (Je vais plutôt parler de l'utilisation du noir et blanc chez un type qui savait que de toute façon il serait publié en noir et blanc : Otomo, avec son Akira.)



Otomo n'utilise pas seulement les possibilité du noir et blanc, il utilise aussi les nuances de gris que lui offrent les trames.

C'est reparti avec les petits points...

Dans la première page, il fait nuit, bon. Donc tout sera plus ou moins plongé dans le gris. Pas le noir, hein, on n'y verrait plus rien. Mais le gris. Du coup, comment faire ressortir un personnage de tout ce gris ? Tout simplement en le mettant littéralement en lumière. En le mettant en blanc.

Le sujet en blanc tranchant sur le décor en gris.

Et ce système marche que le sujet soit un personnage ou un objet.

Dans la première case, le seau est le sujet.
Dans la deuxième case, c'est le shootage de saut qui devient le sujet. Le pied ET le saut, qui décrivent l'action, sont donc blancs.

Seulement, voilà, comment faire quand, dans tout ce gris de nuit, arrive une vraie source lumineuse, qui, elle, doit être logiquement de couleur blanche ? (Akira a plutôt un dessin réaliste donc on peut pas faire n'importe quoi.)

Une belle source lumineuse.

Dans ce cas là, Otomo profite de la possibilité qu'il lui est offerte d'utiliser des nuances de gris, et pas seulement un beau noir et un beau blanc sans nuances entre les deux. Son personnage était en blanc et son décor en gris ? Eh bien il décale le tout. Son personnage passe en gris et son décor en gris sombre.

Avant.         -         Après.

Ce décalage a un deuxième intérêt kiss kool : le sujet reste ce qu'il y a de plus lumineux dans la case.

Le sujet dans la case est l'apparition du faisceau lumineux. 
Et, ça tombe bien, ce faisceau lumineux est blanc, la couleur du sujet de (presque) chaque case d'Otomo.

Le « code couleur » d'Otomo reste cohérent, utile narrativement, et élégant. C'est ce qui s'appelle faire d'une contrainte une force.

  • Une raison matérielle.
Je me fais déjà chier à faire un bouquin de 1000 pages en gaufrier de 12 cases par page, tu crois quand même pas que je vais en plus m'user les yeux et les nuits à tout colorier. Zut.


Si Sangoku ne peut pas se permettre d'être publié en couleur, c'est certes parce qu'il vit ses aventures dans un journal hebdomadaire de plusieurs centaines de pages (et se heurte donc aux mêmes contraintes économiques que Marc Dacier), mais aussi parce que s'il avait fallu colorier avec soin l'ensemble des pages de Dragon Ball, on aurait retrouvé Akira Toriyama et tout son studio pendus dans les toilettes au bout de seulement quatre épisodes.

NOTA BENE EN PASSANT.

Tous les auteurs ne sont certes pas obligés de faire tomber 20 pages par semaines pendant 10 ans de leur vie (ou 25 ans, si on parle d'Eiichiro Oda) (peut être même 30) (les paris sont ouverts) (mourra-t-il de gâtisme précoce avant l'échéance ?) (suspense), d'autres auteurs peuvent juste n'en avoir rien à faire des couleurs et se dire « pas le temps pour ça, j'ai un autre dessin sur le feu ». (Et là, je pense aux grands sociopathes, type Crumb ou Moebius, des gars qui ne peuvent pas arrêter de dessiner plus de trois minutes sans l'aide d'une bonne grosse dose d'héroïne pure.)

 

  • Une raison artistique.
Parce que le noir et blanc, c'est beau, c'est classe, c'est jeté. 'Pas pour rien que James Bond s'habille en smoking.

David B., Les incidents de la nuit - tome 2, L'Association.

Là, je vois pas quoi rajouter. Les soldats troyens sont classes et mystérieux. Ils sont entourés d'ombres et de symboles, tels Zorro ou Fantômas, et se confondent avec eux pour que, surtout, ils ne « s'incarnent pas trop ».

Des hommes masqués qui conservent leurs mystères.

Des hommes dont le visage est aussi symbolique que les dessins de leurs boucliers.

Des hommes presque désincarnés, géométriques.

En mettant sur le même plan des figures géométriques, des figures héraldiques, des outils de navigation, des armes, et des soldats, David B. rend ces fameux hommes mystérieux, symboliques, irréels, fictionnels, héroïques. Il transforme ces hommes en héros symboliques. En Batman. (Et Batman il est classe, me dites pas le contraire.)

Et quand je parle de Fantômas, c'est pas que des carabistouilles.

Dans ce cas, le noir est blanc est utilisé pour faire un parallèle entre les différents éléments de l'image. Avec des couleurs, chaque arme, chaque bouclier, chaque visage aurait été différencié par des couleurs variées. Ici, non. Et le parallèle, l'égalité entre les hommes et les symboles devient évidente.

  • Une raison artistique, mais une autre.
Pour ne pas diluer son trait dans 256 couleurs qui se superposent.

Aristophane, les soeurs Zabîme, chez ego comme X

Aristophane pousse le concept « d'unité des figures d'une même case » utilisé par David B. à son paroxysme : ici, tout est mêlé à tout. Tout se confond.

Une branche et un bras.

Un feuillage et une chevelure.

Un corps qui épouse la forme d'un tronc.

Pas question de différencier l'ensemble des éléments de l'image. 

Aristophane prend même un malin plaisir a placer ses personnages derrière des éléments de décor et de nature.
Vraiment tout le contraire d'Otomo, donc...

Cette idée donne une impression de cohésion entre les personnages et leur environnement, une impression d'équanimité, de zen, de sérénité, de plénitude, qui va se poursuivre tout au long du récit.

Et je ne suis pas allé chercher cette interprétation des intentions de l'auteur plus loin que la propre exergue de celui-ci.

Seulement, voilà. Maintenant que les éléments de l'image sont tous mélangés, il ne faudrait pas que des couleurs viennent gâcher cet effet en les séparant à nouveau (les branches en marron, les feuilles en vert, le ciel qui se différencie de la peau qui se différencie des vêtements qui se différencie du fruit). Tatatatata ! Tous pareils, on vous a dit. Tous sur le même plan. Et donc tous en noir et blanc.

  • Une raison de masse.
Chez certain auteurs, le noir, c'est comme une sorte de force de gravité. Plus c'est noir, plus c'est lourd, plus ça tombe (et puis plus c'est classe aussi).

Hugo Pratt, Corto Maltese - Les Éthiopiques, Casterman.

Le blanc, c'est léger, le noir, c'est massif. 

Jusque là, je dis rien de très surprenant.

Mais, du coup, certains auteurs utilise cette « propriété » pour symboliser en quelque sorte la gravité, le poids, la force d'un objet ou d'un personnage par de grands aplats de noirs.

Noir = force.
Le monsieur, il est costaud, alors il a un gros bras tout noir.

Noir = poids.
Le monsieur tombe, alors son dos (qui l’entraîne vers le bas par son côté plus massif, plus lourd) est noir.

Corto aussi, quand il se penche sur sa gauche, est attiré par le côté obscur de la masse du noir.

 Enfin, quand il a toutes les peines du monde à se dépêtrer de tous ces gentlemen qui veulent jouer à chat avec lui, 
il a toutes les peines du monde à s'extraire d'une grosse masse de noir qui essaye de le retenir en arrière.

Bref, le noir est un poids, le noir est une masse, le noir est une force, qui fait pencher un personnage, le retient, le pousse, le fait tomber.

Et qui fait mal à la tête quand on le reçoit dans la figure.

La force d'Hugo Pratt est de styliser ces masses. Parfois, on a plus l'impression que Corto Maltese lutte contre des masses noires que contre de vrais personnages ou objets. Il combine narration et abstraction.


  • Une raison d'abstraction.
C'est la pire et la meilleure des raisons.

La meilleure parce que c'est un peu la justification artistique du dessin : que le trait, qu'il soit au pinceau, à la plume, ou au stylo, exprime intrinsèquement quelque chose par ses pleins et ses déliés. Qu'il soit, en lui-même, hors de toute représentation, une oeuvre artistique. Parfois, dans une même case, on passe en revue toute l'histoire de l'art en passant du plus figuratif (le dessin représente un personnage) au plus abstrait (le dessin est là pour la simple beauté des lignes).



Pierre Soulages et les beautés du noir. (Pas trop du blanc.)

La pire, parce qu'il ne faudrait pas réduire les qualités d'une bande dessinée à ses dessins pris un par un. La bande dessinée n'est pas une suite de tableaux collés à la queue leu-leu. Un dessin, un trait, ne font pas l'intérêt d'une bande dessinée. Ce qui en fait l'intérêt, c'est la mise en résonance de ces dessins, de ces traits. Et il ne faudrait pas trop l'oublier dans certains milieux arty-underground-nuls.

Pratt, lui, garde la tête froide.
Si le noir des pierres se confond avec le noir de Corto, ça a une fonction narrative : 
Corto se fait petit à petit manger, submerger par les pierres.

Alors qu'au début, ces pierres se confondaient beaucoup moins avec son ombre (il avait d'ailleurs moins d'ombre).

Même quand un semblant d'abstraction apparaît, il est justifié : 
Corto est submergé, il tombe dans les pommes, il perd ses repères, nous aussi.

  • Une raison d'ambiance.
L'auteur a besoin de décrire une ambiance. En nuance, en subtilité. Genre, à la Simenon, vous voyez ? Tristoune, mais pas trop.

Comment voulez-vous qu'il rende une ambiance tristoune avec des tas de couleurs ? Non. Trop criard. Et comment voulez-vous qu'il rende une ambiance tristoune-mais-pas-trop en adoptant des méthodes de bichromie (avec les mêmes codes couleurs durant tout l'album). Trop systématique, trop rentre dedans.

Non, là, c'est sûr, ce sera du noir et blanc. Rien d'autre. Ou plutôt du noir et gris. Avec des nuances.

Emmanuel Guibert, L'enfance d'Alan, L'Association.

Comme je l'avais dit précédemment sans trop le développer : la tarte à la crème des colorisations quand on a un récit de souvenirs, c'est le gris. 
  1. Parce que les souvenirs génèrent la nostalgie, faite de grandes réminiscences et de petits regrets, de joies douloureuses et de douces tristesses. De sentiments entre-deux. De sentiments se trouvant dans une zone grise.
  2. Mais aussi parce que, comme dans les soaps que regarde mémé tous les matins après William Leymergie, quand un personnage se souvient, il le fait dans un nuage de fumée, censé représenter le flou de ses souvenirs. Rien n'est précis, mais tout est là.

Cette imprécision douce-amère, c'est exactement ce que représente Guibert quand il travaille sur les souvenirs de Cope.

Toute la technique de Guibert de « trait à l'eau » vise à obtenir un trait doux et flou et irrégulier et imprécis.
(Comme un souvenir.)

Une douce imprécision qui se communique à la colorisation grise-façon-vieilles-photographies-usées.

N.B. Tous les récits de souvenirs ne se font pas automatiquement en « doux gris », tout simplement parce que tout les récits ne se font pas avec nostalgie.

Re.N.B. En passant : cette technique de « doux gris » peut être reprise dans des récits qui n'ont rien à voir avec le souvenir mais qui essayent de représenter un monde lui aussi doux-amer, incertain, peu compréhensible (juste comme l'exemple en-dessous, là).

Fred, le petit cirque, Dargaud.

(L'extrait de Vanoli, en début de ce post, peut aussi se classer dans cette catégorie.)

  • Une raison artistique, mais une troisième.
Parce que le dessinateur veut faire épuré. Et la bichro, c'est un peu le épuré du pauvre. Lui, il veut du vrai épuré. Du épuré épuré.

Chester Brown, Louis Riel - a comic-strip biography, Drawn & Quaterly.

Dans cet extrait (et dans toute la bande dessinée), Chester Brown vise à l'anti-spectaculaire. Il représente des événements historiques très importants et tragiques, mais avec un point de vue à la fois détaché et plus humain, moins grandiloquent, plus proche des gens que des mythes qu'ils ont générés. 

Donc, de l'épure.

Pas de noir profond. Pas de contrastes noir/blanc. Pas de point de vue tarabiscoté. Pas de discours poignant. La seule phase d'action de la planche (le moment où il reçoit la balle) est éludée. Il ne reste que des phases statiques.

Et, bien sûr, pas de couleur, vous n'y pensez pas nom d'un chien !

Ici, le noir et blanc fait partie de la démarche d'épure maximum de l'auteur.

  • Parce que colorier, c'est super gavant.
C'est même pas que l'auteur veuille à tout crin faire du noir et blanc. Il veut juste faire des traits. C'est simple, c'est direct, ça frappe le lecteur, ça force à la simplicité et à la lisibilité. Qu'est-ce qu'il va se faire suer à remplir encore tout ça avec des masses de noirs ? C'est pour les losers qui se la pètent parce qu'ils ont besoin de compenser quelque chose. Qu'ils retournent chez leurs psys, plutôt.

Riad Sattouf, La vie secrète des jeunes - tome 2, L'Association.
(Dites-moi merci de vous montrer le seul gag de l'album qui ne donne pas envie de se pendre.)

La simplicité des histoires (comme des bouts de tranches de vie chopées dans la rue par hasard) est confortée par la simplicité de leurs représentations.

ET ENCORE ! JE VOUS DIS PAS TOUT !

Il y a des tas d'autres raisons pour lesquelles un auteur peut choisir le noir et blanc.

  • Une raison référentielle.
Parce que mes maîtres faisaient du noir et blanc, que j'ai appris en faisant du noir et blanc, alors c'est pas à quarante ans que je vais arrêter de faire du noir et blanc.

  • Une raison politique.
Si la seule manière de réaliser ce livre en toute indépendance et de le faire en noir et blanc, et bin ce sera du noir et blanc. Là !

  • Une raison de trait.
Mettre en avant le trait, la fulgurance de la plume, l'énergie contenue dans une courbe. Que ça pulse !

Jean Giraud Moebius, 40 days dans le Désert B, Édition Stardom.

(Autant finir sur un dessin qu'il est joli.)

  • Une raison que j'ignore.
C'est possible ! Oh ! Même les plus grands ont des faiblesses. Alors, moi, je vous dis pas. Un peu d'indulgence et d'amour de votre prochain, mince !

  • Parce que les Stones, c'est cool.
Si c'est Michel qui le dit...

MAIS ??? ET VANOLI DANS TOUT ÇA ? ON A PAS PARLÉ DE VANOLI. OÙ IL EST VANOLI ? 

Le post était super long, on a tous mal aux fesses et aux yeux, Vanoli, ce sera pour la prochaine fois, vous ne croyez pas ?

OK, POURQUOI PAS.

Merci.

Bin à la revoyure, alors.

2 commentaires:

  1. Hey ! Mais Vanoli inaugure l'article ! ( ouais, même au fond près du radiateur, on suit ! )
    Pour Sattouf, la pré-publication de sa "Vie secrète des jeunes" dans Charlie-Hebdo peut aussi être une des raisons ...
    Et que dire du noir & blanc du BLAST de Larcenet ...et de Tirabosco ... et ...ok ok j'arrête !

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    1. Blast, je pense qu'on peut le ranger dans la même catégorie que Pratt : faire des masses ET se la péter. Tirabosco, il y a un côté doux du trait qui est bien complété par l'encrage. Baudouin, c'est l'énergie du trait qui est important. Il s'agit de ne pas parasiter le trait par des couleurs. Parce qu'à part le trait, le reste, on s'en fout. Michael Kupperman, c'est un peu plus "méta", pour faire référence à des illustration ancienne de journaux pourris. Joe Sacco... Comment ça "il va falloir nous laisser, maintenant, monsieur, le bar ferme" ?

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