Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


jeudi 5 septembre 2013

La bande dessinée est un éléphant.

Puisqu'on parlait un peu de Moebius la dernière fois, autant remettre le couvert aujourd'hui...

Jean-Giraud-Moebius nous montre donc comment éviter de s'ennuyer en dessinant des bandes dessinées.

Moebius, Le garage hermétique de Jerry Cornélius, Les humanoïdes associés.

Être dessinateur de bandes dessinées, c'est emmerdant.

On dessine toujours les mêmes personnages, les mêmes décors, les mêmes aventures. Toutes les heures de la journée, tous les jours de la semaine, et pendant un paquet non négligeable de semaines. En plus, ça fait mal au dos.

Et s'il n'y avait que le mal de dos... Vous voulez une liste non-exhaustive des emmerdements auxquels sont confrontés un dessinateur (et comment tenter de les éviter) ?

Alors on est parti.

LA COHÉRENCE.

C'est assez compliqué à expliquer, mais, comme il y a une cohérence dans un scénario (on ne passe dans la même bande dessinée d'un gag scatologique sur pipo le-clown-aux-cabinets à un drame sur la Shoah) (enfin, moi, des bandes dessinées comme ça, je n'en ai jamais lues) (et je n'y tiens pas particulièrement d'ailleurs), comme il y a une cohérence dans un scénario, donc, il y a une cohérence dans le dessin, dans le style du dessin. (Il ne s'agit pas de cohérence du genre « Il faut que le personnage ait toujours la même tête. ». Certes, ça peut aider, mais ce n'est pas obligatoire.)




Dans ces trois pages (qui ne se suivent pas), tout change dans la représentation du personnage (hyper-réaliste au début, caricaturale et guignolesque ensuite, réaliste et détaillée enfin). Le seul point d'ancrage, c'est le style, la patte de l'auteur, son trait (clair, élégant, précis, avec plein de petits traits).

(Scénaristiquement, il y a une autre constante : le ton ironique de l'ensemble et des « résumés de début d'aventure ».)

De manière générale, un dessin a un trait maladroit ou précis, une « ligne claire » ou une « ligne crade », des lignes épurées, ou un dessin qui se perd dans les détails. C'est cette cohérence qu'il s'agit de conserver. Plus qu'un personnage qui se ressemble d'une case à une autre, un lecteur (je crois) (à mon humble avis) (en tout cas, pour moi, ça marche comme ça) cherchera un dessinateur qui se ressemble d'une case à une autre. Pas un zinzin qui change de personnalité toutes les cinq minutes (ce qui peut arriver quand, par exemple, l'auteur n'a pas trop confiance en lui et commence à imiter tel auteur dans telle case, parce que cet auteur est spécialiste des polar et que, là, c'est un « instant suspense », puis il imite tel autre auteur « façon romance » pour tel autre passage de son récit, etc.)

L’ÉQUILIBRE.

L'auteur a donc passé un pacte avec le lecteur au début de son bouquin... Un pacte qui dit grosso modo : « Voilà ce que je veux dire, et voilà comment je veux le dire. Pourquoi ? Bin parce que c'est moi. Et que c'est ce que je veux dire, et la manière dont je veux le dire. C'est tout. Question suivante. »


Le pacte, ici, c'est de faire n'importe quoi, de dire n'importe quoi, avec un beau dessin précis et léger,
et que, en plus, ce soit à suivre, pour bien donner l'esprit des feuilletons d’antan aux rebondissements improbables.

Bon. 

Super.

Mais on arrive alors à l'éternel problème du systématisme...

D'accord, l'auteur a « une vision », une manière de voir les choses, une manière de les représenter, une sensibilité qui passe à travers le trait. Et il doit maintenir cette sensibilité durant toute une histoire. Et c'est usant. Et ça en devient embêtant. Corseté. Fabriqué. Mortel.

Si on lit une bande dessinée comme on regarderait un tas de briques, cela n'est plus très très intéressant. Contempler un tas de briques, ce n'est pas très finaud, comprendre la vision du monde d'un tas de brique, c'est assez limité.

Par contre, si on est confronté à quelque chose de plus où moins inattendu, effectivement, notre regard et notre curiosité s'en trouvent aiguisés. Si c'est un message qu'on a jamais entendu, eh bien on l'écoutera de manière plus attentive. Si c'est une œuvre d'art comme aucune autre auparavant, on la contemplera de manière plus aiguë.

Le dessin doit donc faire des embardées. Être imprévisible, étrange, mystérieux, changeant. Vivant. Pour échapper à sa nature de petite brique ennuyeuse de bande dessinée que l'on place dans un mur de brique encore plus ennuyeux, chaque brique doit être peinte ou façonnée d'une manière différente.



Dans ses deux planches (qui se suivent), on part sur une représentation assez caricaturale. Puis, Moebius se dit alors (faire parler les auteurs sans leur consentement, un péché mignon) : « Ça y est. Je m'ennuie. Bon. Je vais tout changer. ». Et il passe alors à une grande case avec un décor très détaillé, plus réaliste, plus sf, plus tout. Tout ça pour surprendre le lecteur. Le trait est le même (toujours très précis, sharp, affuté). L'ambiance est la même (assez solaire, dépouillée). Mais ce qui est dessiné change complètement, surprend. En soi, même cette porte est mystérieuse et fait à nouveau travailler le lecteur, alors qu'il croyait avoir tout compris de la logique du récit dans la planche précédente.

Il faut réussir à trouver un équilibre entre la répétition des images, des histoires ; tout en conservant malgré tout un dessin inattendu, surprenant, pas chiant.

LES BROUILLONS.

Pour trouver ce fameux équilibre, en général, on se dit qu'il faut faire des brouillons. Prévoir son coup. Se dire « après cette page plan-plan, je vais leur coller une grande porte biscornue, ça va les réveiller ».  « Hum... Oui... D'accord... Mais alors, cette porte, pour qu'elle impressionne le lecteur, je vais la fagoter comment ? »  « Bon. Je vais faire une ébauche sur un coin de table, pour me donner une idée du bazar. »  

Donc on fait des croquis, des storyboards, des brouillons. Et ensuite, une fois l’équilibre trouvé, on repasse les crayonnés. On encre, comme on dit. 

Mais, du coup, le trait, ce petit être fragile, devient moins vivant. 

C'est la même différence que si nous-mêmes essayions de faire un dessin, comme ça, là, hop, tout de suite ; où que nous réalisions un dessin « reliez les point de 1 à 50 et devinez de quel animal il s'agit » (c'est un éléphant, on voit déjà la trompe) (il sont toujours nuls, ces jeux). Dans un cas, on est libre, et si on dépasse de quelques millimètres d'un côté, eh bien personne ne va nous gronder, puisque personne ne sais à quoi est censé ressembler le dessin une fois fini. Dans l'autre cas, on va se manger un bon coup de règle sur les doigts parce qu'on a oublié le n°33 entre le 32 et le 34 et C'EST MAL. Du coup on s'applique. On passe par les bons points (le dessinateur repasse sur son brouillon bien comme il faut) mais on fait trop attention, c'est scolaire et nul (la main du dessinateur est moins légère, plus concentrée, plus scolaire, elle aussi).


Moebius, lui ne réfléchit pas au dessin dans sa globalité. Il ne calibre pas tout. Il dessine un élément du dessin. (« Pourquoi pas commencer par un avion. ») Puis essaye de voir comment compléter ce dessin. (« Je vais utiliser l'autre diagonale de la case pour dessiner un train. ») Puis complète encore. (« Pour équilibrer les masses par rapport à l'avion, je vais mettre un ville à droite. ») Etc... (« Et Je vais rajouter des petits arbustes partout, comme j'aime bien. »)


A chaque case, il s'applique pour chaque élément et en ajoute au fur et à mesure pour trouver un équilibre. Il ne réfléchit pas au dessin dans sa globalité, mais le construit petit à petit, et il s'arrête quand il pense que l’équilibre est trouvé. Il réalise en quelque sorte un dessin « sans filet », petit à petit, élément après élément, dessin après dessin, case après case, page après page ; pour garder l'esprit alerte. Pour que le trait reste alerte. Pour que dessiner reste un jeu.

(Dans la planche ci-dessus, la première case à un décor de fond (les zigouigouis psychédéliques) tandis que la seconde case n'en a plus. Ils ont disparu parce que ceux-ci auraient rompu l’équilibre de la seconde case en la surchargeant (et que ça aurait fait redite). Alors que ça passe très bien dans la première.)



Dans cette planche, en première case, Moebius a dessiné son Major. Puis il s'est demandé comment remplir son fond. Et il a trouvé. 

En dernière case, Moebius trouvait que le récit perdait de sa folie douce. Alors il rajoute une poule géante extraterrestre sur une civière, pour redonner un coup de collier.

Mais alors, c'est pas mal cette méthode ? Je suppose qu'elle est compliquée, sinon tout le monde ferait comme ça, non ? C'est quoi le problème ?

SANS LES BROUILLONS, LES ERREURS.

C'est à dire que si les dessinateurs font des brouillons, c'est pour éviter de faire des erreurs dans les dessins, des embardées pas assez calculées, et qui nuisent à l’équilibre du tout.

La solution à ça, chez Moebius, c'est « l'intégration des erreurs ». 

Ça arrive de faire des erreurs, c'est pas la mer à boire. Bon. Comme il n'y a pas de brouillon, c'est d'autant plus normal. Et ça va être courant. Alors autant pas recommencer le dessin. (sinon, on risque de faire ça sans arrêt). Autant faire semblant que l'erreur était prévue. Intégrer l'erreur dans le dessin. Et modifier le reste du dessin en conséquence pour retrouver ce fameux équilibre.

Liberté du dessin et recherche d’équilibre permanent. Voilà.




BREF.

Dans son (fameux) éditorial du Métal Hurlant n°4, Moebius parlait de sa vision d'une histoire. Une vision qui s'étend très facilement à son dessin et à sa méthode :
Il n'y a aucune raison pour qu'une histoire soit comme une maison avec une porte pour entrer, des fenêtres pour regarder les arbres et une cheminée pour la fumée... On peut très bien imaginer une histoire en forme d'éléphant, de champ de blé, ou de flamme d'allumette soufrée.


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