Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


vendredi 3 mai 2013

La bande dessinée est un voyage entre amis.

Guibert nous déplace de la situation de lecteur à celui de confident et d'ami bienveillant.

Emmanuel Guibert, La guerre d'Alan – 2, L'association.

J'aimerais revenir durant quelques lignes sur mon précédent message qui essayait d'expliquer que, pour moi, la bande dessinée est comparable à une pensée, aussi personnelle et irréaliste qu'elle puisse être. Cette idée (aussi brillante et passionnante soit-elle) se heurte à l'objection de la bande dessinée autobiographique. Dans celle-ci, justement, on recherche un « effet de réel » (comme dans un film) au travers du récit d'un narrateur bien identifié (comme dans un roman) (grosso modo, hein, ce sont des généralités).

Exactement le contraire de ce que j'ai dit, donc.

Sauf que oui mais non.

Si on prend l'exemple du récit biographique d'Emmanuel Guibert à propos des réminiscences de guerre d'Alan Ingram Cope, on peut justement voir que tout le but de l'auteur est de nous rendre familière et (osons le terme) personnelle la mémoire de son ami.

De fait, Guibert ne veut pas spécialement nous raconter une vie. Il veut surtout nous faire partager les souvenirs de son ami de la même manière que son ami a partagé ces souvenirs avec lui. Nous épousons donc, tout au long de la page, deux points de vues : celui de Guibert (on se trouve « à côté » de Cope comme Guibert l’était quand il écoutait ses histoires) et celui de Cope (on se trouve « dans la tête » de Cope, dans ses souvenirs).

Pour obtenir ces effets, Guibert utilise durant toute la page (et quasiment durant tout le livre) des images « à hauteur de personne » et d’autres carrément subjectives.

Dans ces images subjectives, nous épousons le point de vue strict de Cope. Comme nous épousions le point de vue strict de Tintin dans les cigares du pharaon.



Par les yeux des personnages.

Quand nous ne « voyons » pas au travers de Cope, nous nous plaçons à côté de lui. C'est particulièrement évident dans la deuxième case puisque nous nous retrouvons comme assis à côté des deux protagonistes, dans le même salon, dans un canapé adjacent. Nous voyons même, dépassant du coin bas et droit de la case, un bout de bras de sofa. Exactement comme si nous étions assis dans ce sofa et que nous observions et écoutions ces deux personnes.

Voilà ce que vous « voyez ».

Voilà comment est configuré le salon de la pianiste.

Et voilà où elle vous a assis.

(On note que le décor est très épuré, comme dans un souvenir qui isole les éléments importants.)

Guibert nous fait donc passer alternativement d'une vision subjective (« ce que voit Cope ») (ce sont les souvenirs de Cope « en direct ») à une vision externe (« ce que voit un tiers ») (ce que voit ce fameux ami se baladant dans les souvenirs de Cope) (ça peut être Guibert ; ça peut être nous).

Et le processus se répète sans cesse.

En troisième case, nous avons donc une image « que voit un tiers » qui se serait assis bien cavalièrement sur l'accoudoir du canapé (la légère impression de plongée, de surplomb des deux personnes, aidant).

Alors vous, on vous invite, et vous prenez vos aises.

En quatrième case, nous avons une image « que voit un tiers » qui se serait assis de manière encore plus inconsidérée sur la table basse.

Carrément grossier, maintenant !

Nous nous sommes petit à petit approché des protagonistes, apprivoisés que nous sommes par eux, séduits par leur intimité.

Dans la dernière case, les personnages se sont levés et nous nous sommes donc levés avec eux pour les accompagner. Comme nous sommes polis et pudiques, nous quittons également la pianiste et les laissons faire leurs adieux dans leur coin, sans mettre nos gros pieds dans leur plat.

S’en aller sur la pointe des pieds.

Guibert ne cherche pas simplement à nous faire accompagner ces personnages. Il cherche notre compréhension, notre compassion.

Lors des plans subjectifs, nous nous mettons à la place de Cope. Nous nous laissons peupler par ses émotions et nous le peuplons de nos propres émotions. Nous nous confondons avec lui.

Lors des plans externes, nous nous mettons à la place de Guibert. Guibert est assis, au présent, et écoute son ami évoquer son passé, et il s'imagine ce passé. Il est à la fois à côté de son ami et avec lui dans son passé. Ce qui est exactement ce que nous représente ces cases.



Le jeune et le vieux Cope jouent la même musique à travers le temps.
(Images tirées des tomes 1 et 2 de La guerre d'Alan.)

Dans les deux cas, nous faisons un pas vers les deux amis autant qu'eux font un pas vers nous (Cope, en racontant son histoire ; Guibert, en la mettant en image).

Assis à côté d'un ami pour écouter ses souvenirs.
Les mots sont les pensées de Cope, les images sont celles de Guibert.

La marge blanche, cette fois-ci, est utile à notre imagination non pas pour complèter des actions (les personnages ne bougent pas) mais pour développer des impressions qui diffusent en nous et qui représentent autant nos propres sentiments envers cette douce pianiste que ceux de Cope et ceux de Guibert.

Ce n'est pas très sport de la part de Guibert, pas très objectif.

(Nous étions spectateurs face à deux personnes sans vraiment savoir ce qu'elles pensaient, partageant simplement leur intimité. Nous devenons acteur, prenant la place d'un peu tout le monde.)

Ce n'est pas très sport, mais c'est diablement efficace.

Et la définition de l'empathie.

2 commentaires:

  1. C'est une analyse très juste. L'empathie fonctionne à fond dans cet ouvrage. Merci de nous expliquer pourquoi ! ;)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Juste pour dire qu'effectivement l'empathie joue un grand rôle chez Guibert (on ne quitte ce point de vue "d'ami" qu'une ou deux fois dans la BD, et toujours pour des raisons très précises), mais que bien sûr il n'est pas le seul à utiliser ce genre de tactique. La plupart des auteurs font ça de temps en temps, quand ça les arrange. D'autres peuvent le faire, comme Guibert, sur tout un album, mais pas forcément pour nous donner cette impression de "voyage entre amis", juste pour forcer l'empathie. Bref. J'essaye de parler de cela dans le billet qui vient juste après celui-ci.

      Supprimer

Exprimez vous donc...