Mulot/Vivès/Ruppert nous montrent que, cette fameuse gravité, on peut un peu la négliger, à condition de la compenser par d'autres techniques qui permettent également de crédibiliser ses personnages.
Vivès/Ruppert & Mulot/ Isabelle Merlet et Jean-Jacques Rouger (toute une petite bande), Olympia, Dupuis - Air Libre.
Dans la bande dessinée de Ruppert/Mulot/Vivès, leurs héroïnes sont des espèces de danseuses-feux-follets, tandis que tous les autres personnages ont l'aspect de gros blocs rectangulaires et moches (ce serait probablement un truc féministe, si les femmes-autres-que-les-héroïnes n'étaient pas elles non plus des rectangles).
Pour arriver à ce contraste, les auteurs utilisent surtout les corps des personnages.
AVEC LA POSTURE, D'ABORD.
Les personnages sont de vrais petits Spider-man en herbe, représentées la plupart du temps dans des poses tarabiscotées, emmêlées, si pas complètement en déséquilibre (Ditko, aussi, imposait à Spider-man les poses les plus instables possibles, pour que la fantaisie, les capacités et le courage du super-héros tranchent avec la vie plutôt terne et terre à terre de Peter Parker).
Et qui, même quand elles ne marchent pas sur les pointes, sont dessinées dans le mouvement (pas les deux pieds au sol) pour conserver cet aspect de danseuses en mouvement :
PROBLÈME.
Une fois qu'on a transformé ces personnages en barychnikov-ninja-contorsionniste-qui-touche-plus terre, comment rendre cette fameuse gravité dont je vous ai rebattu les oreilles la semaine dernière et qui est censée crédibiliser et concrétiser des personnages ?
Eh bien on peut par exemple utiliser la méthode Stevenson.
LA MÉTHODE STEVENSON.
Pour arriver à ce contraste, les auteurs utilisent surtout les corps des personnages.
AVEC LA POSTURE, D'ABORD.
Les personnages sont de vrais petits Spider-man en herbe, représentées la plupart du temps dans des poses tarabiscotées, emmêlées, si pas complètement en déséquilibre (Ditko, aussi, imposait à Spider-man les poses les plus instables possibles, pour que la fantaisie, les capacités et le courage du super-héros tranchent avec la vie plutôt terne et terre à terre de Peter Parker).
Des positions un poil tordues.
Qu'on retrouve chez les personnages de Mulot/Ruppert/Vivès.
(La fille brune est assise toute bizarrement, le mec danse euh... de manière décomplexée, la rousse se relève pour se tordre, elle pouvait pas rester à plat. Même la fille enceinte est légèrement de biais.)
Même le quotidien est top challenge :
La brune ne peut ni ouvrir une porte ni faire des œufs au plat, ni même glander sur internet en étant stable et droite.
Elle est automatiquement dessinée en léger tombé arrière (elle est pas toute droite comme un I) pour conserver le déséquilibre.
Les héroïnes deviennent de quasi super-héroïnes. Avec des capacités physiques, ou au moins des comportements, ou au moins des postures différentes des nôtres.
AVEC LE MOUVEMENT, ENSUITE.
Quand elles sont assises ou allongées, les personnages arrivent à accomplir le prodige d'être en déséquilibre. C'est déjà pas mal. Et bin quand elles marchent/courent/volent, elles font la même chose.
De vraies danseuses en pleine chorégraphie (et tout en déséquilibre).
Qui, même quand elles marchent, marchent sur les pointes :
Qui, même quand elles marchent, marchent sur les pointes :
Et qui, même quand elles ne marchent pas sur les pointes, sont dessinées dans le mouvement (pas les deux pieds au sol) pour conserver cet aspect de danseuses en mouvement :
PAR LE CONTRASTE, ENFIN.
Ce déséquilibre permanent permet de contraster entre les filles et le reste des personnages (voir même les décors) et de rendre ces filles « spéciales », plus vivantes, plus dansantes, plus gracieuses.
Cela permet également d'imposer en creux leurs capacités physiques de voleuses à la Cat's eyes qui sautent des murs de 4 mètres de haut sans transpirer (elles sont différentes de nous, elles peuvent tout faire).
Des personnages qui étaient, là encore, tout en déséquilibre (de cheveux).
(Cat's eyeeeee,... siiiiiiigné signé Cat's eyeeeee,... touuudoudou.)
Cela met aussi le lecteur directement de leur côté, puisque ce sont tout simplement les personnages les plus cools du bouquin (les autres paraissant tous vieux, moches, ternes, et chiants) (rien que ça).
RENDRE CE CONTRASTE ÉVIDENT.
Pour cela, n'importe lequel des autres personnages sera représenté comme un gros patapouf avachi dans la facilité.
Soit parce qu'ils le sont.
(Bon, d'accord, là, le perso est rond, et ça invalide vaguement ma théorie des gens carrés contre les danseuses à courbes, mais
1°) c'est quand même un gros patapouf ; 2°) faites semblant d'avoir rien vu.
1°) c'est quand même un gros patapouf ; 2°) faites semblant d'avoir rien vu.
Soit parce qu'ils paraissent juste moins mobiles que les héroïnes.
Soit parce qu'ils sont, physiquement tout carrés, et hyper stables dans leurs postures.
Et même quand tous les personnages font la même chose, ils sont cadrés différemment pour que les héroïnes gardent leur aspect dynamique, et que les méchants conservent leur aspect carré.
Héroïnes de trois-quart pour bien appuyer leurs corps penchés en avant.
Méchant de face, pour bien gommer ce même aspect.
Et si, par hasard, il faut faire un truc plus mastoc (comme taper des gens), les auteurs se débrouillent toujours pour que les héroïnes restent tout en courbes pour conserver leur statut à la spider-man.
Une fois qu'on a transformé ces personnages en barychnikov-ninja-contorsionniste-qui-touche-plus terre, comment rendre cette fameuse gravité dont je vous ai rebattu les oreilles la semaine dernière et qui est censée crédibiliser et concrétiser des personnages ?
LA MÉTHODE STEVENSON.
La méthode Stevenson est une méthode que je viens d'inventer, du nom de Robert Louis Stevenson, qui, certes a un prénom tout pourri, mais est quand même l'auteur de l'île au trésor, du maître de Ballantrae, ou du creux de la vague (personne ne connaît ce roman, mais il est génial) (et je vous passe le couplet comme quoi son livre le plus parfait stylistiquement est l'île au trésor mais que, comme c'est un roman classé dans la catégorie jeunesse, tout le monde prend ce pauvre Robert Louis de haut, alors que c'est un type qui touche drôlement sa bille) (l'inventeur de Long John Silver ne peut pas être un mauvais bougre).
Tout ça pour dire que Robert Louis Stevenson a une méthode d'écriture bien à lui : l'écriture en points d'axes.
QU'EST-CE A DIRE ?
Robert Louis part d'une idée, d'un objet, d'un personnage, et il se débrouille pour que 1°) le lecteur y croie à mort (par une description précise et pointue) 2°) le lecteur se l'approprie à mort (par une description précise et pointue et élusive) 3°) le lecteur le kiffe à mort (par une description précise, pointue, élusive, et cool, avec des détails saisissants).
Bref, il se débrouille pour que le lecteur soit trop fan de ce personnage/cette situation/ce décor/cet objet/what else/oui merci j'aimerais bien un petit café moi aussi.
T'AURAIS PAS UN EXEMPLE, PARCE QUE, LA, JE SUIS PAS SUR DE TOUT COMPRENDRE.
Si on prend l'arrivée dans le récit de l'île au trésor de ce fameux Long John Silver (traduction de Théo Varlet) :
Durant mon hésitation, un homme surgit d’une pièce intérieure, et un coup d’œil suffit à me persuader que c’était Long John. Il avait la jambe gauche coupée au niveau de la hanche, et il portait sous l’aisselle gauche une béquille, dont il usait avec une merveilleuse prestesse, en sautillant dessus comme un oiseau. Il était très grand et robuste, avec une figure aussi grosse qu’un jambon — une vilaine figure blême, mais spirituelle et souriante. Il semblait même fort en gaieté, sifflait tout en circulant parmi les tables et distribuait des plaisanteries ou des tapes sur l’épaule à ses clients favoris.
On a une description physique complète (la jambe coupée, le corps robuste, la figure blême, le caractère spirituel et gai) mais qui reste suffisamment floue pour que chaque lecteur puisse se faire sa propre interprétation dans sa petite tête (il a une tête aussi grosse qu'un jambon, certes, c'est bien gentil, mais chaque lecteur interprétera cette description à sa sauce ; il saute sur sa béquille comme un oiseau, ok, on voit qu'il est agile, mais bon, sans vouloir vexer personne, c'est un peu l'expression qui veut rien dire quand même) (au passage, les gars, 'faites pas comme tous les mauvais adaptateurs du bouquin et ne confondez pas : Silver n'a pas de pilon, il a une jambe coupée et une béquille ; ce qui le rend beaucoup plus imprévisible, beaucoup plus rapide, beaucoup plus mouvant, tout son caractère est contenu dans ce détail).
Long John Silver et non je ne ferais pas de blague sur la pédophilie. Ça n'est pas drôle, la pédophilie.
(Illustration de N. C. Wyeth, le grand boss des illustrations d'aventure avec mecs burinés a mentons carrés.)
On a surtout des détails qui rendent le bonhomme éminemment sympathique : son handicap qui n'en ai pas un, ses capacités physiques digne d'un Oscar Pistorius, sa bonhommie complète. Tout de suite, on adore le personnage et on ne doute pas une seconde que tout sera fun avec lui.
POUR RÉSUMER :
Nous disons donc : des détails, mais pas trop, et surtout, des détails croquignolets.
ET C'EST BIEN CE QUE FONT RUPPERT/VIVES/MULOT.
Ils réservent certaines de leurs cases aux détails, qu'ils concernent les personnages, les décors, et, surtout, les actions.
LES PERSONNAGES SONT DES SILHOUETTES.
L'employeur des héroïnes est un mec tout chauve, avec une moustache à la brigades du tigre, entouré de filles à gros seins.
Ça pose son homme.
Ça a l'air bête, mais ça pose son personnage de manière simple et précise. Chaque personnage est un schéma fait de quelques caractéristiques parfaitement dessinées dans l'esprit du lecteur.
Un peu comme Pew l'aveugle, qui est aveugle.
En opposition avec la manière assez lâchée et élusive de décrire, construire, et dessiner les personnages, les décors sont très détaillés.
Des décors précis, froid, fixe et stable et les personnages en mouvement.
Mais les décors sont également assez froids, assez carrés, eux-aussi, pour qu'on conserve ce contraste entre des filles-feux-follets et des environnements massifs, tout en lignes droites.
Décors froids Ikéa.
Monde moderne impersonnel construit de solitudes.
Monde moderne impersonnel construit de solitudes avec des personnages à la Kubrick dans eyes wide shut avant que la fête parte en sucette. (Cat's EYES, EYES wide shut, coïncidence ?) (Oui, évidement coïncidence, je raconte n'importe quoi.)
Là encore : des détails, mais pas trop, du Stevenson, quoi.
Une grande case avec la description du décor, puis d'autres cases plus petites qui gravitent autour où le décor est évoqué
(ici, surtout, par la couleur) mais moins détaillé.
(ici, surtout, par la couleur) mais moins détaillé.
(Je ne sais pas si vous saviez, mais il faut répéter six fois les choses avant de vraiment les intégrer.)
C'est ici surtout que se construisent ces fameux points d'axe stevensoniens. Et ils se font d'une manière très simple : les baffes dans la gueule. (Et, des fois, les pan-pans dans la face.)
En détaillant très précisément une ACTION (le pan-dans-la-gueule) (alors, là, la posture pour frapper, c'est comme ça, et son effet, c'est celui-ci), les auteurs crédibilisent cette ACTION (ces coups ont l'air de faire réellement très mal, dites donc), et crédibilisent donc complètement le statut d'héroïnes d'ACTION des personnages. On croit en cette action, on croira à toute les autres dans un bel effet domino.
AU CONTRAIRE MÊME !
Il devient constructif de ne pas montrer toutes les actions. D'une part pour que le lecteur se fasse son propre film dans sa petite tête, s'approprie les personnages, et imagine dans sa tête une scène encore plus over-the-top que ce que les auteurs auraient jamais pu dessiner. D'autre part pour ne pas gâcher les capacités-des-super-héroïnes-très-détaillées par justement trop de détails qui rendraient l'ensemble laborieux.
Tour de magie : comment s'en sont-elles sorties ? À vous de l'imaginer dans votre petite tête.
ÉQUILIBRE DES FORCES.
Il faut savoir montrer, mais pas trop. Respecter la gravité, pour mieux s'en jouer. Décrire très précisément les actions, mais pas tout le temps. Faire danser ses personnages, mais pas tous.
Et c'est par un effet de jongle entre tout ces éléments que naissent les héroïnes.
Cat's eyeeeee... Touuudoudou...
Alors c'est marrant, parce que la grande odalisque m'avait beaucoup fait penser à l'hommage de Ruppert et Mulot à Spiderman dans un Lapin. Les 2 fonctionnant sur le mode enfantin du "on dira que ..." : "on dira que Spiderman il est trop fort et qu'il arrête les méchants" et "on dira que c'est 3 filles sexy qui font des cambriolages".
RépondreSupprimerDe mémoire dans Lapin, ce mode était dans le trait pastichant celui d'un enfant mais aussi dans les récitatifs, merci d'avoir mis en évidence que dans la grande odalisque il est dans les postures des persos.
Je trouve que les postures des corps des personnages est pas un truc hyper exploité en bande dessinée franco-belgo-occidentalo-francophone. De ce côté là, on est beaucoup plus free-in-your-mind de l'autre côté de l'Atlantique ou de l'autre côté de l'Eurasie. Pourtant, dès qu'un auteur franco-belgo-machin s'y intéresse, il arrive à faire des trucs épatants, et très diversifiés. Voire ce que font Ruppert/Mulot/Vivès, ou Picault, ou Panaccione, ou Jérôme Anfré, ou Gotlib, ou Uderzo (le plus doué d'entre-eux étant sans conteste Jérôme Anfré). Ça va pas forcément toujours dans la déformation, mais disons que ce sont toujours des auteurs chez qui telle pose ou telle autre, et bin ça veut dire quelque chose. Le corps rajoute du sens, une couche interprétative, de l'art dans le bouquin.
RépondreSupprimerMon conseil à tous les auteurs, donc (je sais qu'ils n'attendent que mon avis pour leur montrer la voie) : faites des trucs épatants.