Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


jeudi 3 décembre 2020

La bande dessinée comme un absolu moyen.

Comme je le disais la semaine dernière, Kizilkum est une bande dessinée de Iwan Lepingle, publiée en 2002, dans la collection Tohu Bohu des humanoïdes associés. Elle raconte l'histoire d'un riche officier russe qui, en 1902, prend la décision d'aller effectuer son service au bord de la frontière, vers Samarkand et au-delà. Cette bande dessinée est terriblement typique de son époque (dans la catégorie "bande dessinée indépendante mais pas trop", à savoir : un récit long, format A5, en noir et blanc, se développant dans la Russie du début du XX° siècle, offrant un croisement entre Corto Maltese (de Hugo Pratt) et au cœur des ténèbres (de Joseph Conrad),  dans une volonté de construire un récit classique de bande dessinée d'aventure tout en renouvelant le genre.


SAUF QUE.

Iwan Lepingle pourrait rester, comme ça, prisonnier de son époque et de toutes ses influences qui viennent s'entrechoquer mais il s'en sort par le haut en ajoutant un ingrédient pas si courant à l'époque (ni d'ailleurs maintenant) : le romantisme.

ALORS ATTENTION !

Pour moi, le romantisme, c'est un idéalisme, la tendance d'une personne (ou plus certainement d'un personnage) (parce que les personnes romantiques, on en croise rarement à la raclette de Jean-Michel de la compta) à suivre ses sentiments et son imagination plutôt que sa raison.


(Je donne ma définition, pour qu'on soit un peu tous raccord, vu que le romantisme, tout le monde a un peu son idée perso sur ce que cela doit être.) (Donc, bon, pour moi, grosso modo, romantisme = idéalisme.)

LE ROMANTISME DONC.

C'est d'autant plus malin que la principale source d'inspiration (à mon sens) de l'auteur est aussi une oeuvre très romantique : il s'agit de Corto Maltese. Sauf que Corto est vraiment d'un romantisme sexy. Corto Maltese est beau, grand, intelligent, tombe sur des gens incroyables, est toujours là au bon moment, libère à lui seul l'Amérique du Sud et l'Asie. Bref, c'est superman avec une casquette de marin. Dans Kizilkum, on peut dire que le personnage principal est un peu une sorte de Corto Maltese réaliste. Un Corto Maltese qui galère, à qui tout ne réussit pas, et qui est marqué, changé par ses aventures (dans Corto Maltese, d'ailleurs, ce sont toujours les personnages secondaires qui en prennent plein la gueule : Corto arrive, fout le bordel, fait tout péter, s'en sort sans une égratignure, drague la fille, mais laisse derrière lui 15 personnages qui ont décidé de tous se sacrifier romantiquement pour leurs causes ; Corto, lui, il s'en fout, il reprend le bateau et se casse draguer quelqu'un d'autre ailleurs ; bravo, belle mentalité de crevard).



Alors que là, le personnage fait tout de travers :
1°) il se fiance (est-ce que Corto se fiance, lui ?),
2°) il se casse sans faire un dernier regard de braise pour montrer que leurs destins sont irrémédiablement liés 
(la spéciale "dernière scène de chaque album de Corto Maltese").

Le décalage opéré par Iwan Lepingle est de présenter un romantisme plus noir, plus réaliste, qui réussit tout simplement moins. Un peu comme Rimbaud qui veut affronter la réalité, part devenir vendeur de tout et n'importe quoi à Aden et finit par vivotter merdiquement en chouinant sans arrêter dans ses lettres à sa mère. Bin, là, c'est pareil. Le personnage est romantique. Son idéalisme n'est pas à remettre en question. Mais ce qu'il entreprend réussit moyen, et cela finit par le changer, en moche. Vassili Andreievitch est une sorte de personnage secondaire de Corto Maltese. Celui qui se sacrifie à son idéal et en prend plein la gueule. Celui qui ne réussit pas à changer les choses mais que les choses font changer. En pire. Celui qui n'est pas un héros. Il est mieux que ça. Il est un personnage.

Une petite référence Apocalypse Now, mais avec une ambiance beaucoup plus douce / ouatée.

Cette description de ce qui pourrait être considéré comme un échec, ou tout au moins une vie moisie, est contrebalancée par l'aspect graphique du livre, d'une extrême pureté.

Déjà, c'est quasiment de la ligne claire. Cela confère aux personnage et au récit une sorte de simplicité, d'épure qui tranche avec le noyau violant de celui-ci.

Les formes sont synthétiques (chevaux, chien, humains), et cette simplicité offre une forme de calme. 
Dans cette bande dessinée, on a toujours l'impression d'être dans le calme avant la tempête. Même durant la tempête.

Ensuite, c'est de la ligne claire, mais colorée de multiples teintes douces d'encre grise (c'est donc pas de la ligne claire du tout) (super ce blog où on raconte n'importe quoi) (non, mais, ce que je voulais dire c'est que le trait fait "ligne claire" (épure, simplification), puis que la couleur vient nuancer, complexifier ce choix). Il n'y a jamais de contrastes forts (ou alors la nuit, pour marquer un peu le coup) (mais, même là, les noirs sont doux) et cette méthode de colorisation, loin de sembler être choisie par défaut, pour rentrer dans les clous du récit indépendant d'auteur qui fait un roman graphique, donne une tonalité très douce, très ouatée à l'ensemble.


La nuit, colorée à l'encre, changeante, peu noire, semble accueillante.


(On peut comparer la méthode d'encrage de Corto Maltese (avec des noirs et blancs très marqués) à celle de Iwan Lepingle : chez Corto, les personnages sont sûrs d'eux, et assument leurs choix bille en tête, tout est net. Dans Kizilkum, les motivations des personnages se diluent comme l'encre est diluée dans l'eau, pour offrir plus de nuances.) (Ça, c'est de la mise en parallèle !)

Les décors, eux-mêmes, suivent la même influence : les personnages évoluent souvent dans des décors naturels, tranquilles, assez vides (des déserts, des steppes, des montagnes, il y a souvent des lacs, le gros maximum, c'est quand ils dorment dans une forêt). Le contraste des situations souvent angoissantes entourées de paysages extrêmement calmes et grandioses donne un aspect presque existentiel à l'ensemble.

La violence dans le calme.

Le récit, également, gère un rythme très particulier, très travaillé, qui allonge les palabres et accélère les scènes d'action (ou les fait même carrément sauter), qui épure également ses personnages (ceux-ci sous-réagissent à leurs déboires et continuent presque comme si de rien était à mener leur mission, malgré les nombreux escarmouches qu'ils essuient) (ça fait à nouveau beaucoup penser à Joseph Conrad, d'ailleurs). Là encore, on se retrouve avec une bande dessinée d'action sans action (ou presque), des personnages d'action qui préfèrent discuter, que rien ne semble marquer.

C'est ainsi tous les aspects du livre semblent pris de torpeur, de perte de repère, de manque d'implication. Le personnage, romantique, se heurte à la réalité qui ne fracasse pas son idéal mais le dilue petit à petit dans de minutieux et répétés incidents. Il le dilue jusqu'à ce que Vassili le perde de vue.

(Puis l'histoire évolue vers autre chose mais, pour un fois, je vais pas spoiler, ça va me changer.)

(Mais cette aspect de dilution d'un idéalisme reste présent jusqu'au bout.)

ET DONC...

Iwan Lepingle s'intègre effectivement dans son époque. Il fait bien un récit d'aventure décalé. Mais son décalage n'est pas commun à ce qui se fait à cette époque. Il ne s'agit pas d'injecter plus d'ironie (méthode Sfar) ou plus de merveilleux (méthode David B.) à un récit classique. Il s'agit d'identifier un élément saillant des classiques d'aventure (le romantisme) et de le maximiser. D'analyser ce romantisme et ses différents aspects. D'en faire le sujet du récit.

Ici, la réflexivité du récit se développe non pas sur le genre du récit et ses codes mais sur un aspect constitutif de celui-ci (le romantisme). On a donc affaire, plus qu'à une déconstruction ou une relativisation des codes d'un genre, à une réflexion sur certains de ses aspects. Une réflexion qui rejoint celle du personnage principal, dont l'idéalisme est confronté aux difficultés de sa pratique dans la vie réelle du vrai monde véritable.


La réflexion de l'auteur et celle du personnage fusionne dans un même questionnement d'absolu.

C'est classe.

jeudi 26 novembre 2020

La bande dessinée est prise dans un grand tourbillon.

Aujourd'hui, ça va être un billet de vieux (je fais ma crise de la quarantaine comme je veux).

Kizilkum est une bande dessinée de Iwan Lepingle publiée en 2002 dans la collection Tohu Bohu des humanoïdes associés (cette phrase contient tellement de vieux trucs révolus que j'ai déjà pris quatre rides en l'écrivant). Elle raconte l'histoire d'un riche officier russe qui, en 1902, prend la décision d'aller effectuer son service au bord de la frontière, vers Samarkand et au-delà.


Ce qui est amusant à la lecture de ce récit, c'est qu'on se rend  compte, avec le recul, à quel point il a été marqué par son époque.

ÉPOQUE ÉDITORIALE.

Il y a d’abord l'aspect éditorial, bien sûr. Le début des années 2000, c'est l'acmé de la bande-dessinée-indépendante-en-noir-et-blanc-le-premier-qui-dit-roman-graphique-comme-les-crétins-de-chez-france-inter-c'est-mon-poing-dans la-gueule. 

L'association est à la veille de son rise and fall personnel avec la parution de Persépolis de 2001 à 2005 (qui va apporter tellement de pognon qu'ils ne sauront plus quoi en faire, ce qui attisera les tensions entre les différents membres de la maison d'édition). Ego comme X ramasse des prix à Angoulême (en 1997 et en 2002). Fréon et Amok fusionnent (pile en 2002). 

Pour suivre la vague, les gros éditeurs fondent leurs collections indés, à moitié pour essayer de trouver de nouveaux talents, à moitié pour offrir de nouveaux formats à des auteurs déjà signés, à moitié pour se placer sur ce nouveau segment du marché, dont parle beaucoup télérama, ça fait toujours une meilleure couverture médiatique. 

La collection Tohu Bohu ne déroge pas à la règle et coche toutes les cases (c'est à peu près là que Wazem fait ses débuts, c'est là que Dupuy et Berberian publient un Monsieur Jean hors format, c'est là qu'on aura droit à des couvertures toutes plus moches les unes que les autres, superbement unifiées dans une couleur de fond marron caca (pour une raison qui m'échappe, à l'époque, chez les éditeurs, l'équation était simple : indé = couverture moche) (souvenons-nous des couvertures caca d'oie des éditions Futuropolis au moment de leur reprise en 2004, c'était spécial).

Marron, donc... Ecoutez, c'est une couleur chaude, hein...  C'est... Chocolat, quoi.

Bref : le récit fait 103 pages, en noir et blanc.

CONTEXTE DE L'HISTOIRE.

Le contexte, lui aussi, correspond parfaitement à son époque.

Pour une raison assez diffuse, les récits s'inspirent les uns des autres. Des thèmes, des idées communes émergent et peuplent différentes histoires d'une même époque. On n'arrive jamais vraiment trop à savoir qui a commencé mais, au bout d'un moment, on s’aperçoit que tout le monde s'intéresse aux mêmes choses. Et puis ces centres d'intérêt changent, et on passe à autre chose. Certains auteurs qui étaient fer de lance d'une thématique arrivent à se renouveler, ou disparaissent avec leurs marottes.

Un exemple assez évident a été le retour de la ligne claire (avec une relecture plus cynique) qui a eu lieu au sein du magazine Métal Hurlant dans les années 80. Des tas d'auteurs ont foncé là dedans, ça a amusé les gens un moment et puis, sans qu'on comprenne trop pourquoi, l'intérêt est passé. Certains auteurs ont disparus (Serge Clerc, on ne t'oubliera pas (pas trop)), d'autres ont évolués (Floc'h ou Avril se sont mis à faire des espèces de sérigraphies d'art très chères), d'autres se sont accroché, mais de manière plus confidentielle (Ted Benoît a juste attendu d'avoir 50 ans pour  faire un Blake et Mortimer et enfin manger chaud) (Olivier Schwartz est devenu une espèce de star sur le tard, lui aussi) (heureusement pour lui, il a les mêmes gènes que Antoine De Caunes et Denzel Washington, on dirait qu'ils ont toujours 40 ans). La vague de hype était passée.

Chaland qui rend hommage à ses influences.

La mode à laquelle répond Kizilkum est double (ou même triple) (je m'explique).

D'abord, il y a la mode du récit russe. Pour une raison inconnue (comme je le disais on ne sait jamais trop pourquoi un sujet devient à la mode), le début des années 2000 est très russe. Il y a par exemple Ibicus de Rabaté que tout le monde trouve trop génial (parut entre 1998 et 2001), qui est une adaptation d'un roman (russe, donc),  et qui entraîne avec lui d'autres adaptation d'autres romans (russes). Le nombre de gars qui ont adaptés Boulgakov à l'époque, c'est très étrange (alors que, moi, je trouve ça nul, Boulgakov) (comment ça "on s'en fout" ?).

À cheval entre la bande dessinée et la culture générale, il y a également l'adaptation de Corto Maltese en Sibérie qui sort en 2001 (sous le titre Corto Maltese - La cour secrète des arcanes) (parce que vendre un dessin animé pour adultes français, les producteurs ont du se dire que c'était un peu trop facile et qu'ils allaient se rajouter un handicap avec un bon titre de merde imbitable) (qui a envie d’aller voir un film dont rien que le titre est déjà chiant, sans rire ?) (ceci dit, pour le coup, le film est assez fidèle au titre) (rooooh, je suis méchant).


(Coïncidence (non) : le héros de Kizilkum passe par la ville de Samarkand, comme Corto Maltese le fera / l'a fait / l'aurait fait / on s'y perd / dans la maison dorée de Samarkand.)

À cette ambiance russe (avec toujours des récits situés au début du XX° siècle) s'ajoute également une ambiance de récit "de survie" (j'ai pas mieux comme adjectif, désolé) dans lesquels des hommes sont confrontés à leurs limites (morales et physiques) (dans le froid). C'est le cas par exemple de Vorace, un film de 1999 dans lequel des soldats américains se font manger par l'un d'entre eux, devenu fou à cause du froid et des privations (dit comme ça, on dirait que c'est complètement con, en fait, c'est un film très étrange, unique, à la lisière de multiples genres, comédie, horreur, drame, réflexion philosophique). L'année suivante, on retrouve quasiment le même résumé avec la seconde aventure de Hiram Lowatt et Placido (de Blain et David B.) : les ogres (même époque, mêmes privations, même neige, mêmes ogres).



Et je ne dis pas du tout que Iwan Lepingle a pompé sur B. et Blain. 
Les dates de parutions sont trop rapprochées pour qu'on puisse se dire que l'un a influencé l'autre. 
Non, simplement, tous ces auteurs baignaient dans la même ambiance, la même époque, 
qui donne des idées semblables.

"Qu'est-ce qu'on fait, qu'est-ce ce qu'on devient, qu'est-ce qu'on décide de devenir quand la civilisation s'éloigne et la situation se complique ?" est la question qui sous-tend l'ensemble de ces récits, qui sont un peu tous des déclinaisons de au cœur des ténèbres de Joseph Conrad (d'ailleurs, Apocalypse Now redux (qui est une adaptation de ce même roman) (dans lesquels des hommes sont confrontés à leurs limites morales et physiques dans le chaud) sort aussi en 2001). Dans le même genre, Capitaine Conan, de Bertrand Tavernier, est sorti en 1996.


Le troisième aspect qui répond à l'époque est à la croisée de tout ce qui a été évoqué ci-dessus : le renouvellement du récit d'aventure en tant que genre (oui, je sais, la phrase est un peu trop longue). En effet, dans les années 2000, les auteurs issus des maisons d'édition indépendantes vont commencer à essayer de gagner de l'argent, vont aller voir les gros éditeurs, et vont leur proposer des récits "classiques", mais un peu décalés. On va donc avoir des westerns décalés (Lapinot - Blacktown, Hiram Lowatt et Placido), de l'heroic fantasy décalée (Donjon), du lovecraftien décalé (Arq, Capricorne), du péplum décalé (Péplum), etc. Rester dans un genre, mais le renouveler, trouver un nouvel angle d'attaque. Plus réaliste. Ou moins réaliste. Ou plus cynique. Ou moins idéaliste. Ou plus romantique. Quelque chose de différent, quoi.

C'est ainsi que Iwan Lepingle se coule dans un récit réaliste classique, en l'irriguant de ces ambiances russes et psychologico-survivaliste que j'ai essayé de décrire précédemment, tout essayant de faire ces fameux pas de côté et de rendre effectivement son récit tout à la fois plus réaliste, plus idéaliste, plus romantique.

Aaahhh... L'âme russe...

UNE FOIS TOUT CELA DIT, RESTE ENCORE DEUX CHOSES.

La première est que, de cette manière, la bande dessinée joue parfaitement le rôle d'une madeleine de Proust, et plus profondément, encore.

Il ne s'agit pas seulement, ici, de se souvenir de ce que nous étions, lecteurs, au moment de lire ces récits, dans les années 2000. Il s'agit aussi de reprendre conscience de multiples aspects éditoriaux, artistiques, économiques qui façonnaient l'époque révolue. En relisant ce récit, on touche à quelque chose qui ne nous concernait pas simplement nous, mais qui est plus certainement le souvenir politique (fouyaya, je sors les grands mots) de l'époque.

La seconde chose, c'est que je n'ai pas encore parlé du bouquin. Et que je le ferai la semaine prochaine.

jeudi 10 septembre 2020

La bande dessinée dans les détails.

Dans Paul à la maison, Michel Rabagliati épouse deux rythmes : un rythme très détaillé quand il s'intéresse, justement, à des détails, et un rythme plus rapide quand il s'intéresse au vrai mouvement de la vie qu'il décrit (que cela soit sa vie ou celle de sa mère) (qui sont le fond du livre).

Il passe par exemple 7 pages à décrire les courses qu'il fait pour sa mère et comment il les ramène dans son appartement, puis 8 autres pages pour résumer la totalité de la vie de sa mère.



Il passe 4 pages à décrire les techniques de jardinage de son voisin et 4 pages aussi pour nous montrer une discussion avec sa mère lorsqu'elle lui annonce qu'elle a un cancer mais qu'elle a décidé de ne pas le soigner.

Il passe 6 pages à essayer de s’inscrire à un site de rencontre et, juste dans la foulée, 3 pages avec sa fille qui vient chercher les dernières affaires restées chez lui.

Ce balancier a plusieurs objectifs.

Le premier est de créer du pathos, et de montrer que la vie du personnage principal lui échappe. Il passe un temps fou à essayer de régler des détails (problème de dents, problème de dos, problème de sommeil, problème de piscine) et ne consacre finalement que peu de temps au moments essentiels (il le voudrait, pourtant, mais, à chaque fois, sa mère ou sa fille abrège la conversation) (ou il ne sait pas quoi dire).


Le deuxième est de créer un effet de réel. Le récit n'est pas simplement une description hors sol de ses sentiments (envers sa mère, sa sœur, sa fille, son ex-femme). C'est une description, par le détail, de sa vie réelle. Et ce sont les détails des sujets annexes qui créent cette impression de "vie réelle". Ces détails font vrais, font "pas inventés", font "c'est du vécu" par leur précision, qui ne peuvent pas être sortis du chapeau mais sont forcément issus d'une expérience réelle.


L'auteur organise ainsi un aller-retour entre des scènes qu'on pourrait juger anecdotiques (Il décrit donc pendant une page les différents stylo qu'il aime utiliser, une séance chez le dentiste (avec la litanie des actes chirurgicaux subis), le fonctionnement d'un gadget à mettre dans la bouche pour l'aider à dormir, etc.) (aller chez le dentiste, tu parles d'une aventure, on va pas en faire des choux gras, quand même) (sauf ma boulangère, qui peut tenir le crachoir une heure sur le sujet) et des scènes familiales beaucoup plus impliquantes émotionnellement.


Le contraste des scènes les enrichit mutuellement. Les scènes familiales apparaissent plus authentiques (puisque les scènes anecdotiques sont tellement vraies, les scènes "importantes" le sont forcément aussi), plus fortes. Les scènes anecdotiques apparaissent plus pathétiques (perdre tout ce temps sur des choses sans importances, pour que ça rate une fois sur deux en plus, quelle vie, nom d'un chien).


L’autre aspect de ce mouvement de balancier est que les scènes impliquantes familiales le sont, lapalisse, en présence de un ou plusieurs autres membres de la famille alors que toutes les autres scènes détaillées sont faite avec le personnage principal solitaire.

Les scènes de groupe sont traitées de manière extérieure, très classique, comme une sorte de plan séquence au cinéma, avec une caméra posée un peu loin des personnages. Comme si, dans ces cas là, on osait ou n'arrivait pas à être intime avec eux. Cela montre une sorte d'éloignement de distance, de gène entre le lecteur et les personnages, certes, mais entre les personnages entre eux aussi.

Tandis que dans les scènes dédiées aux détails, le personnage principal est seul. Ici, les plans sont beaucoup plus rapprochés et la composition des cases beaucoup plus audacieuse et diversifiée : on a droit à des schémas, des fusions antre deux points de vue, des personnages allégoriques, des chiens qui parlent. Comme on est avec le personnage seul, on se rapproche de lui est on partage ses pensées, ses idées, ses émotions. On les comprends d'autant mieux que le langage graphique se diversifie et s'enrichit.


Il y a ainsi, encore une fois, un effet de contraste entre les deux types de scènes : d'un côté un personnage solitaire dont on comprend les émotions, de l’autre le même personnage en groupe, mais dont les émotions semblent interdites, dont la pudeur, la timidité ou la tristesse semble bloquer toute forme d'expression. En plus, dans les scènes de groupe, l'auteur pourrait avoir envie d'utiliser les mêmes techniques que dans les scènes solitaires pour exprimer ce que le personnage principal ressent. On ne sait pas ce que ressent la mère, la fille, ou la sœur, ok, mais au moins on reste avec le personnage principal, dans sa tête. Mais non. Les pensées du personnage nous sont également interdites. Comme si la situation bloquait non seulement la communication des sentiments entre les personnages mais bloquait également l'expression des sentiments du personnage principal tout court. Avec les autres, le personnage se retient, comme en apnée de sentiments.


Les détails du récit servent ainsi à le crédibiliser autant qu'à exprimer la solitude que n'arrive pas à rompre le personnage.

dimanche 6 septembre 2020

La bande dessinée dans un monde incertain.

Dans Dans un grand rayon de Soleil, Tillie Walden (traduction de Alice Marchand) décrit une sorte de réalité parallèle idéale, dans laquelle la question de l'homosexualité ou de la transidentité ne serait, justement, plus du tout une question. L'homosexualité ou la transidentité des personnages est simplement présentée comme telle, sans que cela soit expliqué, décrit, avancé, justifié, décortiqué, analysé, sans que cela ne soit un sujet d'aucune sorte. C'est comme ça et puis c'est tout. Pourquoi, comment, à quel moment, de quelle manière ? On s'en tape. Ce n'est pas le sujet du livre. Point. On passe à autre chose, à savoir le récit en lui-même.

Cependant, il y a un élément dans le récit qui soutient cette vision et qui permet au lecteur de l'épouser immédiatement : les personnages évoluent dans un univers incertain, changeant, littéralement mouvant.

Le début se déroule dans une école flottant dans l'espace. Rien autour d'elle. Aucune réalité à laquelle s'accrocher. Les personnages se déplacent ensuite dans un vaisseau poisson, sans qu'on sache trop comment cela fonctionne. C'est à la fois animal et mécanique, souple, et ampli de pièces rigides classiques. Ils arriveront ensuite dans un monde explicitement mouvant, dont la géographie, les collines, les montagnes, les mers se modifient sans arrêt.




Privé de repère (et, pour une fois, ce n'est pas une métaphore, le lecteur est réellement, littéralement privé de repères,  il n'y a rien à quoi se rattacher : soit les personnages vivent au milieu du vide, soit dans un lieu qui change tout le temps et dont les règles de ce changement échappe à notre logique), privé de repère, le lecteur va se raccrocher aux seuls éléments tangibles de l'univers dépeint, à savoir : les personnages.

Eux, au moins, sont là sans interruption. On a focalisé le récit sur un groupe de 5 personnages principaux, et voilà, c'est tout, ça ne changera plus du début à la fin. Ce sont eux nos points de repère, nos points d'encrage dans l'histoire. Les seuls à qui se référer pour comprendre quoi que ce soit à ce qui se passe. Ainsi, la réalité des personnages devient la seule réalité compréhensible du livre. Nous vivons, nous comprenons cet univers à travers eux. Ce sont les supports et les vecteurs de nos émotions. 


Leur réalité devient notre réalité. Leur manière de vivre devient notre norme. Leur point de vue devient notre point de vue.

Quand de nouveaux personnages entrent en scène :

1°) Soit ils sont d'accord avec les personnages que l'on connait déjà et ils s'agrègent facilement à ce que l'on connait déjà, ils épousent les points de vues que l'on a déjà épousés, ils se mettent à côté de nous et des personnages.

2°) Soit ils s'opposent aux personnages principaux et ils sont eux mêmes décrits de manière floue et incertaine. Ils sont, au mieux, des ombres fluctuantes. Rien à quoi on peut s'identifier ou rien auprès de qui on peut se rapprocher. Ils rejoignent la partie mouvante, sans prise, qui se situe hors des personnages. 

Les méchants à bâtons ne sont que des ombres.

À contrario, les personnages principaux (ou les personnages secondaires qui épousent le point de vue des personnages principaux) sont la plus part du temps en groupe (c'est à dire que le contraire peut être vrai mais n'arrive que sur moins de 5 % du récit) (ou, je fais des statistiques, c'est précis). Par deux, par trois, par cinq, les personnages évoluent ensemble. Et quand ils ne sont pas ensemble, ils veulent se retrouver les uns les autres.



Là encore, tout se passe comme si le monde incertain tombait par petits bouts autour des personnages et que la seule manière de se retenir aux branches était de se lier les uns aux autres. Le scénario et la géographie des lieux créent des situations dans lesquelles le plus important reste l'attachement que les uns ont pour les autres.

Le lien comme seule réalité dans un monde totalement délié.

jeudi 20 août 2020

La bande dessinée perdue dans les discours.

Je vais essayer de faire trois posts sur des bandes dessinées relativement récentes en essayant de savoir à chaque fois comment elles s'y prennent pour rendre crédible leur récit. Comment elles arrivent à faire oublier leur côté purement fictionnelles pour emporter le lecteur et lui faire croire à ce qu'elles racontent. Comment elles gèrent la suspension volontaire d'incrédulité (pour placer un mot savant) et, tout simplement, comment elles rendent leur récit crédible.

Je vais essayer de faire ça parce que, dans le monde actuel, la vérité, la réalité a de moins en moins d'importance (il suffit de regarder comment se vit actuellement la politique, où l'on peut raconter absolument n'importe quoi dans tous les sens et où ça n'a absolument aucune conséquence, soit que les mensonges ne sont jamais démentis parce que bon, hein, bof, c'est pas grave, soit que les mensonges sont effectivement démentis mais que ça n'implique jamais de remise en cause des personnes qui les ont proférés) (on peut se rendre compte, dans un tout autre registre, que, par exemple, au cinéma, il n'est plus du tout important de crédibiliser un univers où d'observer comment des personnages peuvent évoluer de manière crédible dans un univers (en ayant des réactions logiques), mais que les gros films sont devenus des spectacles de foire, des cirques qui sont simplement des propositions de sensations fortes qu'il s'agit de recevoir sur l'instant sans que rien ne soit construit pour les justifier ou les dépasser ; des Space Mountain géants de 2h30).

Étrangement, la bande dessinée semble échapper un peu à cette tendance (pas éditorialement, hein, on est d'accord que les éditeurs sont aux fraises ; mais les œuvres produites essayent encore et malgré tout de travailler sur la crédibilité/vraisemblance de leurs récits).

À ce titre Les Indes Fourbes, de Alain Ayroles et Juanjo Guarnido (avec l'aide aux couleurs de Jean Bastide et Hermeline Janicot-Tixier) est un bon point de départ.

Malheureusement, je ne vais pas pouvoir parler de cette thématique aujourd'hui sans révéler l'intrigue du récit, donc, bon, vous êtes prévenus, ça va spoiler.

ATTENTION SPOILERS !

Je ne le redirai plus, je vais révéler l'histoire complète de la bande dessinée en question. Si vous n'avez pas lu le livre (ou si vous n'êtes pas de ces gens un peu déviant (comme moi) qui s'en foutent complètement de connaître une histoire avant de la lire) passez votre chemin.

JE VAIS RACONTER TOUTE L'HISTOIRE, ATTENTION !

C'est l'histoire d'un clodo qui devient roi d'Espagne vers 1650.

VOILÀ !

NE ME DITES PAS QUE JE N'AVAIS RIEN DIT !

Et la problématique du récit et la suivante : comment rendre cette énormité crédible (parce que si quelqu'un se met à vous raconter que le roi d'Espagne au temps de sa plus grande splendeur est en fait issu de la plus basse des castes de la société espagnole de l'époque, vous allez vite fait classer le type dans la catégorie des complotistes un peu débile et passer à autre chose) (or, là, non).

Et bien Ayroles le fait ici par le biais du verbe, du narrateur, du raconteur d'histoire (ce qui est d'autant plus intéressant à notre époque qui est remplie non plus de politiques ou de journalistes mais de raconteurs d'histoires qui cherchent simplement à vendre celle-ci le mieux possible).

Le concept du scénario est simple : faire perdre pied au lecteur. Lui raconter une chose, puis une autre qui contredit la première, puis une troisième qui contredit la seconde, puis une quatrième qui explique que la première n'était pas si fausse que ça finalement, pour aboutir à un lecteur qui lâche l'affaire et qui est prêt, par une sorte d'épuisement, à croire tout ce qu'on lui dit pour peu que cela ait un sens, même vague.

Le récit fonctionne donc au premier, au second, et même au troisième degré.

1° degré : l'histoire d'un gars qui est très fort pour embrouiller tout le monde et qui va utiliser son talent pour monter dans la société (Rastignac style).

2° degré : la mise en scène du fait que le discours vaut plus que les faits et qu'il vaut mieux savoir raconter quelque chose de faux que décrire quelque chose de vrai (Jean-Michel Blanquer style).

3° degré : faire vivre au lecteur une plongée dans cette perte de réalité du discours en étant baladé d'un mensonge à un autre, ne plus trop savoir si quoi que ce soit est vrai, et s'abandonner au narrateur (Lynch style).

Ainsi, le récit déconstruit le récit, en en montrant les arcanes.


MAIS QUELLES SONT CES FAMEUSES ARCANES ?

Le récit est un embrouillamini de bouts de récits enchâssés.

Il y a 4 récits principaux.

Premier récit : l'aventure de Pablos (le clodo qui devient roi).
Deuxième récit : l'aventure de l'Alguazil (un militaire espagnol) après qu'il ait interrogé Pablos.
Troisième récit : comment les indiens ont vécus tout ça de leur point de vue
Quatrième récit : Pablos, plus vieux, explique comment tout s'est réellement passé, et la suite.

Pour plus de rapidité, j'ai essayé de résumer ça dans un schéma. 


Conclusion de l'histoire : Pablos est une belle merde.


OUI MAIS !

Tout ceci serait vrai si on ne tenait pas compte des deux autres récits de l'histoire.

Le premier est le récit de l'enfance de Pablos, particulièrement difficile (son père meurt pendu pour vol, son frère meurt battu à mort, il crève de fin pendant la moitié du récit et les 9 dixièmes de sa vie).


Ainsi, son comportement est présenté comme une nécessité de survie dans une jungle ultraviolente qui le traite comme la dernière des merde depuis sa plus tendre enfance.

Comme il le dit lui-même, tout le monde lui crache dessus depuis qu'il est tout petit, alors un peu plus, un peu moins, autant le faire pour survivre, voire devenir riche.


Le second récit (à la toute fin du livre) (ça va encore spoiler) (m'enfin, là, je pense que vous avez pris le pli) explique comment, par le jeu des circonstances, il va devenir en quelque sorte le sosie du roi d'Espagne, pour permettre à celui-ci de s'évader un peu de la pression du pouvoir, et comment, par pur hasard, il va être amené à en fait prendre sa place.


Certes, Pablos est une belle merde, mais son comportement est tellement rapport avec la situation politique et sociale qu'il vit qu'il finit (presque malgré lui, pour le coup) par devenir roi.

Le roi est une belle merde, parce que la société est horrible. Et tout cela est permis par la parole, qui ne vaut rien.

 

N'hésitez pas à me contacter si vous avez besoin que je vous remonte le moral.

dimanche 16 août 2020

La bande dessinée au moment de l'action.

Dans Mécanique céleste, la plupart du temps (on reviendra sur ce "la plupart du temps"), Merwan représente l'action un tout petit peu après son acmée.

(Comme c'est pas hyper clair comme phrase et que l'intrigue de Mécanique céleste est somme toute assez simple (une triple partie géante de balle au prisonnier) reformulons ça un peu plus simplement : Merwan dessine l'action juste 5 dixièmes de seconde après qu'un personnage se soit pris un gros ballon en plein tête.)

POURQUOI ?

Tout d'abord, parce que c'est plus cool et plus simple. D'un côté, on peut mesurer l'impact de la balle dans la gueule et montrer que le tireur est badass (dans certains passages, quand c'est un méchant qui tire sur un gentil, le méchant ou carrément toute l'action est hors champ, pour justement éviter de rendre badass et d'iconiser le méchant ; le méchant reste méchant, le gentil devient cool). De l'autre, ça permet de faire un bilan de qui est où et qui fait quoi au moment crucial en suspendant un peu le temps. On peut bien comprendre où en est l'action et on repart sur une nouvelle aventure échevelée.

Ouille, ça à l'air de faire mal.

Ensuite parce que ce qui intéresse Merwan ce n'est pas l'action mais l'effet de l'action (sur les personnages). L'action n'est qu'un moyen de faire transparaître / de traduire / de représenter les sentiments des personnages. Les personnages font quelque chose et Merwan montre ce qu'ils ressentent juste après qu'ils l'ont fait. Les personnages subissent quelque chose et Merwan montre ce qu'ils ressentent juste après l'avoir subi.

Les motivations des personnages (ce qui se passe avant l'action) sont expliquées via des dialogues (les personnages analysent leurs positionnement et sentiments les uns pour les autres) (de manière bien détaillée et longue) (on se croirait dans une comédie dramatique fauchée des années 70). Mais ce qui se passe après l'action est toujours montré de manière réellement chorégraphique. C'est presque de la danse. Cela ne passe pas par le dialogue mais par la position respective des personnages les uns entre les autres et par la position, la pause, la chorégraphie de chaque corps intrinsèquement.

Et ça papote, et ça papote, et blablabli, et blablabla, et je t'aime, et moi non plus.

Avant l'action, c'est le temps de l'analyse intellectuelle, après l'action, c'est le temps de la décharge libératoire de pulsion / violence / défoulage / lâchage de chevaux.

1°) On est frustré, on est frustré, on en discute, on est toujours frustré, on en re-discute, on arrive pas à trouver de solution.

2°) On trouve un échappatoire par l'action.

3°) On se lâche et on exulte juste après l'action.

C'est ce moment juste après l'action qui traduit la personnalité profonde de chaque personnage et qui est intéressante à représenter. Et qui est représentée ici par des moyens purement chorégraphiques, purement graphiques.



Juste un peu après le tir.

Juste un peu après avoir évité le tir.

Juste un peu après le virage.

Juste un peu après le tir.

Juste un peu après s'être pris la balle dans la tête.

Juste un peu après la chute dans la flotte.

Exultation !

EST-CE QUE JE RACONTE N'IMPORTE QUOI ?

Oui, un peu (vous avez l'habitude).

Pour deux raisons.

Premièrement parce que, dans Mécanique céleste, la scène n'est pas uniquement représentée 5 dixièmes de seconde après l'action. On a également un enchaînement classique de cases une seconde, dix secondes après l'action.

Ici, on est à la fois juste 5 dixièmes après que le type touche l'eau, mais on est surtout 2 secondes après qu'il ait reçu la balle dans la tête. On garde le même concept, mais on l'adapte pour raconter quelque chose, quand même. On va pas mettre que des instants over-the-top sans aucune continuité narrative.

Deuxièmement parce que, dans Mécanique céleste, la scène n'est pas toujours représentée après l'action. On a également des enchaînements classiques de cases avant l'action.

OUI MAIS ATTENTION IL Y A UN "MAIS" !

Déjà, concernant la scène qui se poursuit après l'acmée de l'action. Oui, bien sûr, on ne va pas faire une bande dessinée qu'avec des moments over-the-top, ce serait trop épuisant, il faut bien développer les scène de manière un peu classique. Cependant, on peut malgré tout noter que Merwan se débrouille sans arrêt pour placer le moment de ses cases juste un peu après le moment clef de l'action (pas le moment du saut, mais le moment où le personnage est déjà en suspension, pas le moment de la réception, mais le moment où le personnage a déjà un peu rebondi par terre, pas le moment du tir de balle, mais le moment où la balle vient à peine de quitter les doigts de la tireuse, etc.). Cela permet, purement graphiquement, de représenter un moment un peu en suspend dans l'action (pas le moment de l'action pur mais le moment de relâchement un peu après l'action), un moment qui semble durer un peu plus longtemps, un moment durant lequel les personnages semblent pouvoir "garder la pause" un peu plus longtemps, un moment durant lequel leur chorégraphie, leur position corporelle semble pouvoir durer un peu plus longtemps, un moment qui valorise cette chorégraphie, cette position du corps, ce dessin.

Tout en suspension, on dirait du Noureev.

Ensuite, concernant l'action avant l'action...

Il y a d'abord les moments de pure non-action. Ce sont des moments de suspense ou le temps ne s'écoule pas, et où on peut passer cinq cases à détailler une situation sous tous les angles. Là, c'est un peu du Sergio Leone qui fait monter la pression sans qu'on sache qui va tirer le premier ni ce que vont faire les autres ensuite. C'est simplement pour capter notre attention et faire monter la sauce (on se retrouve un peu comme les personnages qui sont psychologiquement sous pression et qui ont besoin de l'action pour se lâcher ; on se retrouve sous pression et on attend que l'action pour jubiler).



Il y a presque plusieurs cases qui se passent en même temps, on est vraiment dans du temps suspendu, distendu, déformé.

Il y a ensuite les moments qui ne correspondent pas à ce que j'ai dit précédemment. Les moments où la case représente parfaitement le moment central de l'action, la fameuse acmée de l'action, ou ceux où la case se place juste avant cette acmée (j'aurais jamais autant écrit "acmée" de ma vie, avouez que c'est un mot difficile à placer dans vos sorties du vendredi soir au bar d'en face).

On ressent bien, la réflexion, le calcul, la concentration du gars qui essaye de faire quelque chose de pas facile facile.

Dans ce cas là, on se retrouve non pas dans la décharge d'énergie libératoire après l'action mais dans le calcul, la réflexion, l'anticipation des personnages pour savoir ce qu'ils vont faire (on est un peu comme dans un match de Rolland Garros avec la balle qui arrive sur un joueur et on ne sait pas s'il va la patater au fond du court à droite, la patater au fond du court à gauche, ou l'amortir comme un gros chacal près du filet). Ces cases sont aussi très intéressantes parce qu'on arrive presque à voir les personnages réfléchir en direct. On comprend, on ressent, on perçoit leurs questions. "Est-ce que je vais faire la passe ? Est-ce que je vais babouler un tir ? Est-ce que je vais essayer de l'embrouiller ?"

Comme pour tout ce qui a trait à ce qui se passe avant l'action, on s'intéresse ici à ce que les personnages pensent (comme lors des longues scènes de discussions qui préparent et exposent les enjeux de l'action qui va suivre), sauf que dans ce cas précis cela se passe sans dialogue. Juste par la position du corps, le choix du dessin, la focalisation plus forte sur les visages et les yeux des personnages, la contextualisation de l'action, le choix précis du moment décisif à représenter, on arrive à lire dans les personnages comme dans un livre ouvert.

Ainsi, quelles que soient les choix opérés, Merwan se débrouille pour refléter les pensées des personnages par l'action et ses corollaires (chorégraphie et choix du moment de l'action représenté).