Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


jeudi 31 octobre 2013

La bande dessinée, c'est de la littérature, mais en mieux.

Laurent André nous montre comment mettre à l'amende Victor Hugo, Johann Wolfgang Goethe et Homère, comme ça, d'une pichenette.

Laurent André, quel et le propos ?, L'Association.

Comme j'essayais de le dire précédemment : la bande dessinée est une écriture.

Les lettres ne sont que des dessins à la fois plus précis et plus restrictifs que la plupart de leurs congénères.

Entre ça :


Et ça :


Il n'y a  a pas tant de différences...

Un des avantages de la bande dessinée étant que les deux modes d'expression (texte et dessin) peuvent cohabiter de manière pacifique, sans que cela ne choque personne (alors qu'en littérature, glisser des illustrations dans les bouquins est tout un pataquès) (et ça ne respecte pas l'imagination du lecteur, et c'est infantilisant, et patati et patata), Laurent André se dit qu'il va  pousser le bouchon un peu plus loin.

JE SUIS OBSESSIONNEL, NE FAITES PAS ATTENTION.

Je ne répéterai jamais assez que, pour moi, la plus grande force de la bande dessinée est de pouvoir faire des choses merveilleuses l'air de rien, avec modestie et discrétion.

Ici, Laurent André mêle des tas d'éléments différents en un tout harmonieux et que l'on trouve absolument naturel, juste parce qu'il arrive à équilibrer l'ensemble des petits bouts composant sa page.

Parce que si on énumère, on trouve :

  • BEAUCOUP DE TEXTES QUI SE SUFFISENT A EUX-MÊMES, QUI N'ONT PAS BESOIN DE DESSINS.



  • DES DESSINS EGALEMENT INDÉPENDANTS.



  • DES TEXTES QUI VARIENT EN TAILLES, EN POLICES. QUI SONT DE GUINGOIS. QUI  EXPRIMENT QUELQUE CHOSE DE PAR LEURS FORMES.



  • DES SIGNES, DES SCHÉMAS.





  • DES DIALOGUES.



  • DES NARRATIFS.



  • DES ADRESSES AUX LECTEURS.



  • DES JEUX D'ENCHAÎNEMENTS.



  • UNE COMPOSITION COMPLÈTEMENT ZINZIN...



  • DES INTERACTIONS ENTRE TOUS CES PATAQUÈS IMPROBABLES.



Et tout cela mêlé, touillé, par petits bouts épars. Chaque partie étant drôle, elles s'accumulent pour, encore une fois, accroître l'impact du tout et former un style unique. Ce qui donne le truc le plus proche de la méthode « on fait ce qu'on veut » (autrement appelée « j'ai la fuck you attitude ») qu'on puisse imaginer. 

Laurent André, ce rebelle.

DES PETITS BOUTS ÉPARS, C'EST DONC BIEN UNE BANDE DESSINÉE.

(Qui est pour moi, petit rappel, le simple fait de mettre deux dessins l'un à côté de l'autre.) 

Ici, certains dessins ne sont simplement que des bouts de textes. Comme si on avait pris une case, qu'on en avait viré les cadres et les dessins. Il reste le texte de la case. Mis à côté d'autres textes dans d'autres cases. Renoncer à mettre des dessins dans certaines cases, c'est, finalement, renoncer à une convention de plus. Ce n'est pas parce qu'on peut mettre dessin ET texte (pas comme chez les romanciers, ces ringards), qu'on est obligé de mettre les deux.

On se trouve là au coeur de ce qui fait la beauté de la bande dessinée. Sa plasticité. Sa fluidité. Sa souplesse. Sa richesse. Son apparente facilité. Sa liberté. Sa versatilité.

(Retenez moi ou je suis parti pour aligner les substantifs  jusqu'à demain.)

La transition, le décalage, le renforcement ou la suppression d'un élément, d'un dessin, d'un texte ; la construction bizarroïde... Tout cela est naturel, puisque c'est l'essence même de la bande dessinée que d’accoler des images différentes pour créer un effet inattendu (et donc de réfléchir à comment accoler ces éléments, et quels éléments accoler).

En ce sens, Laurent André fait ici de la très bonne bande dessinée, parce qu'il ne se restreint jamais et pousse les limites du médium. Pas de règles de case, pas de règles de bulle, pas de règles de linéarité. Un ensemble de dessins placés les uns à côtés des autres. La bande dessinée dans ce qu'elle a de plus pur, et de plus libre.

Et comme ce travail est fou-fou-libre, il semble logique que sa lecture soit fo-folle-libre. Et comme sa lecture est fo-folle-libre, le lecteur lui-même se sent fou-fou-libre. La structure de la page de Laurent André communique sa folie douce au lecteur, par sa manière d'être lue. 

Les gags étranges épousent parfaitement la lecture étrange de cette étrange bande dessinée.

Cette étrangeté nous devient naturelle et nous avons l'impression, nous aussi, en quittant la lecture, d'être un peu plus fou-fou et un peu plus libre.

BREF.

Vive Laurent André.

MALGRE TOUT UN PETIT POINT INTELLO-RELOU SUR LE PROBLÈME DE LA BANDE DESSINÉE COMME UNE SOUS-LITTÉRATURE.

Certains pourraient répondre à Laurent André « oui mais bon, on est à la limite, ici ; ça ressemble plus à de la littérature avec des bouts d'illustrations dedans ». Ce ne sont après tout que des petits bouts de textes indépendants et rigolos à lire à la queue leu leu. (Et certains font ça très bien.)

MAIS !

Ce serait oublier sciemment tout son travail de mise en place et de mise en relation des différents éléments, pour que tous résonnent plus qu'un seul.

DE PLUS...

La littérature ne contient (presque) que des mots. La bande dessinée contient des images, des mots, des sigles, et SURTOUT travaille à les agencer comme bon lui semble sur une page pour en faire un tout harmonieux.

DONC.

C'est la bande dessinée qui contient et utilise en partie la littérature, tout ça pour devenir une forme artistique plus large, plus libre, plus emplie de possibilités. Un ensemble de possibilités qu'utilise au maximum Laurent André.

ET DONC, ENFIN.

C'est la littérature qui est un sous genre de la bande dessinée. (Et toc !)

(Et si d'aventure, au cours d'un dîner mondain, vous tombez sur des gens affirmant que la bande dessinée est un sous-genre littéraire, vous savez maintenant que vous pouvez leur rire au nez, leur balancer un bel « effet miroir » « céçuikidikihié », et partir comme un prince en vous drapant dans votre cape.)

jeudi 24 octobre 2013

La bande dessinée est romantique.

Forest nous explique que ce qu’il aime, dans la bande dessinée, c’est y aller à fond les bananes.



Jean-Claude Forest, Hypocrite – N'importe quoi de cheval, Dargaud ou L'association.

UN PEU DE ROMANTISME DANS CE MONDE DE BRUTES.

Après que Robert Louis Stevenson (un homme qui aimait à raconter des histoires de pirates qui transpirent d’aventures en aventures), après que Stevenson ait écrit et publié Le maitre de Ballantrae, il s’est rendu compte qu’il avait poussé le bouchon un peu loin, et il a demandé à son traducteur français de corriger le tir :
[…] Je vous prie de ne pas laisser Mrs. Henry enfoncer le sabre jusqu’à la garde dans ce sol glacé – une de mes inconcevables bévues, une exagération à faire suffoquer Hugo.
Autrement dit, Stevenson s’est laissé emporter… Pourquoi donc ? Parce que c’est sa méthode de travail, toute de romantisme vêtue. Et quel est l’intérêt de cette romantisation ? Eh bien, comme le dit Novalis :
Quand je donne aux choses communes un sens auguste, aux réalités habituelles un sens mystérieux, à ce qui est connu la dignité de l'inconnu, au fini un air, un reflet, un éclat d'infini : je les romantise.
C’est donc bien le but : partir dans les exagérations les plus exacerbées pour rendre les choses les plus banales admirables et admirées.

ET C’EST LA QUE FOREST ARRIVE…

Forest fait de la science-fiction. Forest fait de la science-fiction à la Jule Verne (farfelue). Forest fait de la science-fiction à la Jules Verne dans les années 70 (psychédélique et libérée sexuellement). Autrement dit, Forest fait n'importe quoi (ou, au moins, il fait tout ce qu’il veut).

 Le vaisseau, c'est n'importe quoi.

 
Les personnages, c'est n'importe quoi.

Les dialogues, c'est n'importe quoi.

 
Les décors, c'est n'importe quoi.

Forest veut s'exprimer au maximum. Ne rien se refuser, sur aucun plan. Ni les décors, ni les couleurs, ni les dialogues, ni les personnages. Et quand je dis qu’il veut s’exprimer au maximum, bien sûr, cela veut aussi dire qu’il fait de l’expressionisme.

Des décors comme dans Le cabinet du Docteur Caligari, de Robert Wiene.

Bref : c'est rock 'n' roll. Et « rock 'n' roll », au XIX° siècle, ça se disait « romantique ».

Forest veut ainsi donner une nouvelle saveur à tout. Ne jamais tomber dans le convenu. Donner « à ce qui est connu la dignité de l'inconnu » pour permettre de faire naître dans les « réalités habituelles un sens mystérieux » et enfin capter « un reflet, un éclat d’infini ».

Nous avons donc, par exemple, ce fameux rabot-de-l’espace. Cet objet est bien une « chose commune » à laquelle Forest donne un « sens auguste » (un rabot qui parcourt l’infini). C’est aussi une manière de donner « aux réalités habituelles un sens mystérieux ». C’est enfin une façon de donner « à ce qui est connu la dignité de l'inconnu ».

 Ce rabot est un sommet de romantisme.

Nous pouvons encore regarder l’exemple de cette partie de belote qui prend des dimensions toutes wagneriennes… Là encore, il s’agit de donner aux « réalités habituelles » (une partie de cartes à la noix) « un sens mystérieux » (des éclairs titanesques) pour, au final, faire éclore « un éclat d'infini ».


Faut pas emmerder les dieux en les contrant à la belote.

Le but de cette « romantisation » n’est pas compliqué : en donnant à tout la taille d’un titan (un objet ménagé dans les espaces infinis ; un jeu de carte du point de vue de Zeus), n’importe quel élément, n’importe quel évènement devient digne d’intérêt. Et on doit donc lui consacrer du temps. On ne peut pas négliger le moindre gond de porte. Parce que si on le néglige, eh bien ça se verra, puisqu’il a la taille d’un titan.

Du coup, l’auteur, en se plaçant dans ce système, est poussé à prendre en compte le moindre élément. Il doit accorder une attention particulière au moindre bout de décor, à la moindre boucle de cheveux, à la moindre phrase prononcée l’air de rien.

Cercle vertueux du romantisme (à rétroaction multi-séquentielle).

(C’est pas exactement le sujet ici, mais c’est un peu la même chose qui pousse Victor Hugo – pape du romantisme à la française – à prendre comme héros des « misérables » ou un boiteux mi-aveugle mi-débile qui fait sonner des cloches. Ces personnages sont des gonds de portes de la grande Histoire auxquels Hugo accorde la même attention qu’à Napoléon.)

LE DIALOGUE, CE GOND QUI S’IGNORE.

Exemple d’un dialogue digne d’intérêt, parce qu’il est romantique, parce qu’il est noble, etc., etc.

Un des gonds sacrément négligé en bande dessinée, c’est le dialogue.

Il n’est d’ailleurs pas négligé, en général. Il est juste plat. Mais alors, plus plat qu’une sole meunière. Les scénaristes essayent en général d’écrire des dialogues très « transparents » pour ne pas choquer le lecteur, pour ne pas le déranger dans sa lecture, pour favoriser la fluidité de l’ensemble. 

Alors je dis certes. Mais d’un dialogue transparent-c’est-fait-exprès-t'inquiète-je-maîtrise à un dialogue mauvais-sans-personnalité-j'm'en-fous, il n’y a quand même pas loin. Qui est presque devenue une norme. (Le dialogue est réellement devenu un gond de la bande dessinée. Indispensable, pourquoi pas bien huilé, mais auquel on ne pense quasiment jamais.) (Certains auteurs en oublient même, parfois, qu’un dialogue, plat ou vallonné, ça se travaille.)

Chez Forest, point de tout cela… Lui, sa personnalité, il la met à fond dans tous les éléments de sa BD. Ses dialogues sont donc très marqués, très spéciaux, très étranges. Ils ont une réelle personnalité. Une réelle valeur. (Pourquoi ? Parce qu’ils sont nobles. Pourquoi ? Parce qu’ils sont dignes d’intérêt. Etc. Etc.) (Forest traite ses dialogues comme Hugo traite ses Misérables.)

Est-ce-que c’est bien ? 

Pas forcément, au vu des lecteurs souvent désarçonnés par cet auteur. 

De fait, le dialogue plat a réellement l’intérêt de faciliter la lecture. Le dialogue de Forest, comme le dessin de Forest, comme l’univers de Forest, nécessitent qu’on fasse un (gros) effort pour plonger dedans. Donc, bon, c’est un peu suivant notre humeur du moment, je suppose. (Moi, je m’en fous, je suis toujours d’excellente humeur pour du Forest.)

MAIS REVENONS A NOS GONDS.



 Bon, on aime, on aime pas, mais y a du boulot !

Dans ces phylactères nous avons des niveaux de variations de tout partout :
  • Dans les registres de langue (souvenez-vous de vos cours de collège : familier, courant, soutenu).
  • Dans le vocabulaire utilisé (parfois vernaculaire, parfois argotique, parfois à la limite du Shakespearien).
  • Dans les figures de style (anaphore, hyperboles, comparaison, et on pourrait étendre ça aux dessins qui font eux-mêmes les malins).
  • Dans l'écriture poétique qui fait attention à la musique du dialogue. (C’est toujours difficile à expliquer, mais bon, je me lance.) (Le « çavasavasavasavasavasava », outre qu’il est originalo-rigolo, permet de scander la colère de l’héroïne ; c’est un screugneugneu qui veut dire quelque chose, et qui permet d’enchainer. Le « Passe les détails ! », court, est encore en colère. Le  reste du phylactère, assez long, montre que le ton change. La phrase suivante « Ne vous agitez pas comme ça, Brise-Bise […] », avec des virgules, des pauses, et des points de suspension, montre qu’elle est définitivement passée à autre chose.) Ça a donc l’air d’être de la pure fantaisie, et c’est très réfléchi.

Parce que, oui, bien sûr, c’est très réfléchi.

D'ailleurs, les dialogues ne sont pas les seuls à aller dans ce sens. Tous les éléments de la bande dessinée vont vers le foutraque, l'excessif, bref, le romantique.

Œuvre totale, avec trois bouts de ficelles coups de pinceaux.

POUR QUOI FAIRE ?

Au final, les dialogues sont vivants, spontanés, changeants, hétérogènes, inattendus, rebelles (allons-y carrément). Les personnages font quelque chose et, la minute d'après, ils changent d'avis et d'intérêt, donc les dialogues font de même. Ils se répètent. Ils partent dans un sens puis changent d’avis et partent dans l'autre. Ça n'a ni queue ni tête.

La bande dessinée et son dialogue deviennent une sorte de corps hétérogène, inattendu ; qui demande au lecteur de se positionner par rapport à cet objet bizarre.

Pour le coup, on n’est pas « dans » la bande dessinée. On ne plonge pas dedans. On est face à elle.

La vie des personnages, la versatilité de leurs dialogues, c’est la vie du récit, c’est la vivacité de cette bande dessinée, de ce corps, de ce presque-personnage que nous observons.

Nous percevons ses pensées, ses mouvements d’humeurs, ses bizarreries. Et on essaye (ou pas) de les comprendre ; ou au moins de les apprivoiser. On essaye de se faire un ami du livre. On papote avec lui. « Tu pousses le bouchon un peu loin, là. » « Tu me saoules. » « Ha oui, j’avais pas vu ça comme ça… » « Cool, ton idée. » « Attends, là, tu vas un peu vite pour moi… »

La bande dessinée elle-même devient LE personnage que nous apprenons à connaître, que nous suivons. Un personnage fantasque, extrême, enfiévré. Un personnage romantique.

vendredi 18 octobre 2013

La bande dessinée enfonce le clou.

Libon nous montre que tout ça est une question de tempo (comique).

Libon, Jacques le petit lézard géant - Jacques a plein d'amis, Dupuis.

On oppose souvent textes et dessins...

Ou on essaye de dire, quand on est poli, qu'il y a compétition entre les deux (si c'est une compétition, elle se fait entre le grand beau gosse que tout le monde regarde (le dessin) qui enfonce la tête du petit intello timide (le texte) dans le sable).

En tout les cas, en général, on a toujours tendance à bien marquer la différence entre les deux. Et à dire qu'on survole d'abord le dessin avant que de le décrypter avant que de lire le texte.

Et, toujours en général, on le fait simplement parce qu'on a la flemme.

Parce que tout ça n'a aucun sens.

Quand on lit une case de bande dessinée, on peut lire le dessin avant le texte, le texte avant le dessin, un petit bout de texte, un petit bout de dessin, et vous reprendrez bien un petit bout de texte, non merci ça fait grossir, si si, j’insiste.

Et je ne vous dis pas comment on « lit » un dessin, sinon on va tous commencer une dépression collective synchronisée.

C'est le méli-mélo le plus bordélique qui soit.

(Du coup, certains essayent de rationaliser en séparant texte et dessin.) (Ça fait déjà deux trucs bien différents qu'on peut ranger dans des petites boîtes pour y voir clair.) (Au moins, c'est carré.) (Même si c'est pourri.)

LIBON, LUI, IL A TOUT COMPRIS.

Il place le texte et le dessin exactement sur le même plan : ces deux éléments vont exactement dans le même sens et décuplent leurs effets respectifs...

Le texte est débile, le dessin est débile, les personnages sont débiles. Au moins, on risque pas de faire un contresens.

  • Le décor (dessiné de manière moins détaillée que dans la première case) dit : ils sont pas doués.
  • Le texte (à base de siestes, de fraises, et de phrasé vernaculaire de derrière les fagots) dit : ils sont pas fut-fut.
  • Le dessin (pouvoir lire la bêtise des personnages rien que dans leurs yeux, c'est fort) dit : ils sont un peu con.
  • Le trait (bien net avec des jambes et des bras bien droit et décidés) dit : ils ont été bercés trop près du mur.

Bref, qu'on commence par décrypter la case par le dessin ou par le texte (et dans le dessin, qu'on commence par le décor ou les personnages) ou en survolant l'ambiance générale de la case (j'insiste, mais ce qui ressort de la case (ce qui est blanc et au centre), ce sont les yeux des personnages, et ces yeux crient déjà « con-cons »), par quoi que l'on commence, chaque élément ira dans le même sens, dira la même chose.

Deuxième effet kiss-cool : tous les éléments (décor, personnages, dialogues) sont drôles ; du coup, on a un empilement des effets comiques. Plus on « lit » la case, plus on la décrypte, plus on va empiler les effets. Plus ce sera drôle.

BON.

Mais alors, on va lire une case drôle dans laquelle tout sera drôle, puis une case drôle dans laquelle tout sera drôle, et ainsi de suite, et inversement...

Ça va être d'un répétitif, tout ce pastis, dites donc !

C'EST POUR ÇA QU'IL FAUT ENSUITE BIEN GÉRER LE RYTHME ENTRE LES CASES.

Chez certains auteurs, ce rythme se maîtrise intra-muros, dans la case. Avec, par exemple, de forts contrastes noirs/blancs.

Ici, ce n'est pas vraiment la même sauce, puisqu'il faut que tous les éléments de la case aillent dans le même sens pour accroître son effet comique.

Du coup, le rythme, le tempo comique, tout ça, Libon va se le gérer entre les cases, en se fiant à son découpage.

Pas con.

(D'ailleurs, puisque c'est grâce aux « inter-cases » (ouh que c'est moche comme terme) qu'il gère son récit, Libon met plein de cases (Morvan est battu sur le fil, bravo bravo), pour mettre plein d'« inter-cases ».)

14 cases dans une page, quand même, sacré bestiau.

Dans ce système, une case veut dire quelque chose. Toute la case veut dire la même chose. Et si on veut dire autre chose ? Bin on change de case.

Un discours clair est d'abord et avant tout un discours répété 256728 fois.

Tout ça permet :
  • D'être au taquet, d'avoir des cases « over the top », qui appuient à fond sur le champignon.
  • Des changements de rythme intempestifs et d'autant plus drôles qu'ils sont forts et à 180 degrés (toute la case d'après va contre toute la case d'avant) (les contrastes et alternances « stress » - « gros blasé »).

NOTE EN PASSANT :

Malgré les forts contrastes, Libon organise la continuité entre les cases. Ici, il le fait grâce aux regards de ses personnages. Il y a une ligne de regard constante qui permet d'avoir envie de suivre les échanges entre les différents protagonistes.

Un combat de regards mieux que dans un Sergio Leone.

RE-NOTE EN PASSANT :

On remarque que la même technique est utilisée pour gérer le rythme des dialogues. Autant il y a beaucoup de cases par planche, autant il y a beaucoup de bulles par case. Avec le même objectif : bien séquencer et bien rythmer.

5 bulles dans une case, quand même, beau bébé.

POUR EN REVENIR A NOS MOUTONS, ET PLUS PARTICULIÈREMENT AUX DIALOGUES...

Les dialogues de Libon ne sont pas :
  • des trucs écrits là pour commenter l'action au cas où le lecteur aurait un QI en-dessous du niveau de la mer,
  • des trucs écrits là pour décrire l'intrigue au cas ou le lecteur à une mémoire de pâte à bois,
  • des trucs écrits là pour remplir le vide parce qu'il faut bien meubler,
  • des trucs qui n'expriment rien,
  • des trucs inutiles.

Ouais... Non... Autant ne rien écrire, du coup...

Les dialogues de Libon sont bons.

Parce qu'ils participent à chaque case et en sont un élément comme les autres, qui s'intègre à l'ensemble et en amplifient les effets.

Parce que Libon est doué.

NOTA BENE POUR ÉLARGIR LE PROPOS.

Le texte en bande dessinée n'est pas obligatoirement utilisé pour amplifier les effets du dessin, du décor, du découpage, des cadres, etc.

Le texte peut très bien être en opposition à ce qui est exprimé par le dessin. Ça ne change rien à son importance et à son impact, du moment qu'il est réfléchi pour.

Eddie Campbell (avec l'aide de son assistant Pete Mullins) & Alan Moore, From Helléditée de manière compliquée 
par des tas de gens en Angleterre et juste par Delcourt en France, avec la traduction de Jean-Paul Jennequin.

Dans From Hell, le contenu vaguement bonasse de la lettre ainsi que sa typographie enfantine sont en rupture avec le propos du texte et les différentes cases aux messieurs très sérieux. Mais comme les auteurs se sont décarcassés pour faire de chaque partie de cette page (dessin, texte, lettrage, situations) un élément qui va rentrer en contradiction avec les autres (autant, chez Libon, il s'agit de décupler un effet ; autant, ici, il s'agit de le nuancer), là aussi, le texte apporte quelque chose au lecteur.

(C'est sûr, l'histoire de Jack l'éventreur, ça vous fait une autre ambiance qu'une histoire de petit lézard géant.)

Par contre, si le texte était écrit juste comme ça, si le texte était plat, si le texte n'apportait rien d'autre à la bande dessinée et qu'il en devenait un élément superfétatoire, si le texte était inutile, eh bien... Ma foi... Le texte serait mauvais. Voilà tout.

BREF.

POUR CONCLURE.

Comme j'essayais de l'expliquer à propos du dessin, le texte d'une bande dessinée peut exprimer des tas de choses, des tas de sentiments autres que : « Voici deux bonhommes qui papotent dans la forêt. Voilà. Alors ils discutent de trucs de mecs, quoi. Les gonzesses. Les motos. Comment ? Je me suis pas foulé ? Ils pourraient discuter de choses plus intéressantes ? Ha ça c'est sûr ! Mais bon... J'ai fait le job. Alors voilà. Bonsoir. Moi, je pars en vacances. Oubliez pas de donner du mou au chat avant de partir. ». 

Quand un texte peut être aussi drôle, inventif, touchant, bref puissant (dans le sens qu'il apporte beaucoup) que ça :


Pourquoi s'en priver ?

jeudi 10 octobre 2013

La bande dessinée est une écriture.

Chester Brown nous montre comment faire plus avec beaucoup moins.



Chester Brown, Louis Riel, Drawn & Quaterly

LA BANDE DESSINÉE, C'EST POUR LES DÉBILES.

En générale, la bande dessinée est mal vue à cause de la simplification de ses traits, de la schématisation de ses formes. Parce que ce n'est pas détaillé, parce que ce n'est pas soigné. (Parce qu'on ne voit pas le boulot et qu'on ne peut pas dire « Oh, c'est bien. Il y a du travail, hein » ; du coup, comme on n'y connaît que dalle en bande dessinée, on sait pas quoi dire.) Grosso modo, parce que ce n'est pas du Gustave Doré.

Gustave Doré qui se nique les yeux à coup de détails, Barbe bleue.

Sauf que la simplification et la schématisation d'un dessin ne sont pas exclusivement dues à une sorte d'esprit bébête qui voudrait que, puisqu'on écrit pour les enfants, on va dessiner comme un débile en cours d'expression personnelle de l’hôpital psychiatrique de Saint-Anne enfant.

C'est aussi, et surtout, parce que le dessin est une écriture.

Bien avant le système alphabétique, bien avant le système cunéiforme, pour écrire, il y avait le dessin. Et, à cette époque, « mammouth », ça s'écrivait comme ça :

Ça ne se disait pas mammouth, à l'époque, ça se disait Grolfgb. Mais bon, vous voyez l'idée.

Cette idée du langage dessiné perdure encore aujourd'hui, ne serait-ce que dans les logos des panneaux indicatifs (de manière basique) mais, donc, également, dans toute forme de représentation graphique.

GROSSO MODO, POUR DIRE « COLÈRE », ON PEUT PASSER PAR TOUT UN TAS DE SCHÉMATISATION :

Ça, c'est une possibilité. Tristoune.

Ça, c'en est une autre. Plus graphique.

Ça, c'en est une troisième. Encore plus graphique que la deuxième.

1984 A GAGNE, AU MOINS EN IMPRIMERIE.

Pour se rendre plus universelle, l'expression écrite s'est coupée de toutes ses possibilités graphiques. Petit à petit, l'imprimerie a standardisé les expressions (ne serait-ce que les orthographes, qui ont été folkloriques jusqu'à très tard) et les modes d'expression (telle police, telle taille, telle couleur (toujours le noir)). Les mots n'ont plus exprimé qu'eux mêmes, et au lieu d'écrire « colère » en rouge, on a écrit « rouge de colère ». L’expression écrite a perdu en subtilité ce qu'elle a gagné en universalité.

Il existe de rares tentative de revivifier l'aspect graphique d'un texte, mais elles restent marginales.

Calligramme, de Guillaume Apollinaire (1918).

 Mark Z. Danielewski, La maison des feuilles, Editions Denoël (2002).


LA BANDE DESSINÉE DÉFIE LA STANDARDISATION.

En bande dessinée, ce problème de standardisation ne se pose pas et, même, il est recommandé d'aller contre cette possible standardisation. Le dessin n'est pas que médium. Il n'est pas réductible a une signification exacte (il perd en précision). Il y rentre forcément une certaine forme de sensibilité (il gagne en subtilité, habileté, souplesse ; il gagne en art).

Quand on représente un visage, le dessin ne veut pas simplement dire « visage ». Les infimes et infinies variations du dessin peuvent prendre sans cesse une signification différente.



Louis Riel et Buster Keaton, même combat.

Les deux visages représentés dans les deux cases ci-dessus ne sont pas exactement les mêmes. La simple inclinaison de la tête permet de faire passer de nombreux descriptifs (« hors d'haleine, Louis Riel reprend peu à peu son souffle »), de nombreux sentiments (« Louis Riel relève doucement la tête, prenant progressivement confiance dans le fait qu'il a pu échapper à ses poursuivants ») (« son inquiétude, sa peur s'estompent un peu »), des sentiments qui passent au lecteur de manière très délicate, très discrète, élégante, l'air de rien. 

Alors qu'il faudrait plusieurs phrases bien lourdes (la preuve) pour décrire son état de manière « classique », avec un alphabet.

(Bien sûr, tout le travail des prosateurs est de réaliser ce boulot de manière élégante et sans ostentation (c'est à dire avec des phrases bien meilleures que les miennes). Mais c'est justement un travail littéraire. Ici, on est dans le travail de bande dessinée. Et la représentation de ces émotions s'y fait très facilement (un simple changement d'angle dans la nuque du personnage), sans que cela se remarque, sans tour de force.)

OR, C'EST LA SCHÉMATISATION QUI PERMET CETTE FACILITE !

Si on se plaçait dans une bande dessinée avec des dessins aussi détaillés que ceux des illustrations de Gustave Doré, il y aurait trop de traits, trop de signaux différents. Le passage d'un dessin à l'autre se ferait avec la modification de beaucoup trop de « paramètres » pour que cela soit clair. (Si le dessin de Louis Riel était très précis, il n'y aurait pas que l'inclinaison du coup qui changerait, il y aurait aussi la forme de la barbe balayée par le vent, les gouttes de sueurs qui auraient coulé, les cheveux écrasés sur le tronc, la forme des mains collées au tronc, etc...) Grosso modo, si le dessin était beaucoup plus précis, il y aurait du verbiage, beaucoup trop de signaux différents et inutiles, et le lecteur ne saurait pas lesquels utiliser et lesquels laisser tomber.

Gustave Doré lui-même, quand il quitte l'illustration (contemplation pure) pour faire de la bande dessinée (avec un aspect narratif, évolutif), hé bin il simplifie son trait comme tout le monde et il fait pas suer.

Gustave Doré, Le néophyte.
L'infini des détails des différents visages incite le lecteur à les contempler, non pas à les décrypter.

Gustave Doré encore (en bande dessinée, s'il vous plait !), Les travaux d'Hercule.

Le dessin plus simple et caricatural permet de faire passer plus facilement des informations, les descriptions qui comptent, 
et supprime une partie de l'aspect contemplatif pour rendre le tout plus ou moins narratif.

La schématisation permet donc de ne pas noyer le lecteur sous les signes et, si on peut dire, de construire des phrases claires et nettes. Cette case, par exemple :



C'est une case qui peut vouloir dire basiquement :
« Un homme court. »
Mais par des détails très bateau (son visage, la nuit en arrière plan), on peut rajouter des éléments :
« Un homme court, obscur dans la nuit solitaire. » 
Des références aux grands classiques, on se fout pas de votre gueule sur ce blog, dites donc... 

Ceci dit, on peut encore préciser l'image :
« Un homme Louis Riel court, obscur dans la nuit solitaire. »
Allons-y, chargeons la barque, Louis Riel étant seul dans l'image, il s'opère un parallèle entre le décor et lui-même :
« Louis Riel court, obscur dans la nuit solitaire, au milieu d'une forêt vide et sombre comme son coeur. » 
(J'ai pris option poésie en L1.)

Encore une couche en détaillant le visage de Louis Riel :
« Louis Riel, apeuré, dévasté, court, obscur dans la nuit solitaire, au milieu d'une forêt vide et sombre comme son coeur. »
Et à tous ces éléments correspondent un aspect précis, un élément, un trait, un visage. Ils sont tous clairement identifiés, compréhensibles, et perçus à la première lecture de la case.

Alors que, chez Gustave Doré, l'image perd de son côté descriptif pour devenir une pure illustration. Pour bien détailler l'image ci-dessous, il faudrait des heures. On sort de l'aspect narratif d'un roman ou d'une bande dessinée (qui, eux, on besoin de décrire des objets, des personnages, des situations, des impressions) pour rentrer dans un aspect « art plastique » (où il s'agit de rendre des textures, des lumières, par exemple).


Gustave Doré, illustration de La divine Comédie de Dante. 
(D'où est tirée la fameuse citation, le fameux hypallage « Ils avançaient, à travers l'ombre, obscurs dans la nuit solitaire ».)
(On fait des références aux grands classiques, mais ensuite on les explique, on vous laisse pas dans le caca.)

ET DONC JE REMETS UNE COUCHE SUR MA MAROTTE...

Le dessin, tout schématique qu'il soit, permet de gommer les auteurs. De gommer leurs intentions. De donner l'apparence de l’objectivité. Encore une fois, nous n'avons pas cet espèce d'intermédiaire que serait l'écrivain et qui, en décrivant ce fameux objet, pourrait exagérer tel aspect, en oublier un autre. Non, quand le visage de Louis Riel change, pas de romancier pour bafouiller un truc incompréhensible avec une description ampoulée. On sait exactement comment le visage change. De manière directe. Paf. Le dessin est donné et crée directement une sensation. Et puisque le dessin est schématique, tous les traits comptent (devraient compter) et apportent une information, un sentiment. Le visage de Louis Riel est fait de très peu de traits et la moindre modification de l'un d'eux nous émeut, nous renseigne, nous fait imaginer quelque chose.

C'est la nature même du dessin, qui résume, condense, et donne à voir de manière brute les infimes sensations qui traversent un personnage, un décor, une situation. C'est la nature même de la bande dessinée qui, en faisant se succéder ces dessins, permet de décrire les variations de ces sensations traversant un personnage, un décor, ou une situation ; et par là permet de décrire les intentions, les émotions qui traverse une scène, donnant un surcroît d’acuité à la bande dessinée. 

C'est ce qui fait sa grandeur. Une grandeur discrète. Que parfois les imbéciles ne voient pas.