Nicolas Mahler, L'Art selon madame goldgruber - insulte, L'assocation.
NOUS EN ÉTIONS OU ?
Nous avions essayer de balayer les attaques sur les problèmes de classification et d'évaluation de la bande dessinée au sein des autres arts.
Bon.
Ça, c'est fait.
Qu'est-ce qu'il reste comme arguments du coup ?
Bin, l'argument qui revient ensuite le plus souvent est :
MAIS POURQUOI S'Y INTÉRESSER ? LA BANDE DESSINÉE, C'EST JUSTE NUL, JE VAIS PAS ME FATIGUER POUR SI PEU.
(Ou le problème de classification et d'évaluation de la bande dessinée intrinsèquement.)
[...] vous me répondrez, comme pour le rap ou la techno, « tu n'y connais rien, cette scène est d'une richesse et d'une variété extrêmes » Il y a tant de livres à lire, de toiles à admirer, que je n'ai pas le temps à perdre pour ce qu'on appelait autrefois les illustrés. La beauté des livres, c'est qu'ils sont sans images, et qu'ils offrent ainsi libre carrière à l'imagination. Quand on me raconte une histoire, j'ai besoin qu'on me donne à penser, qu'on me donne l'envie d'interrompre ma lecture et de lever la tête, pas qu'on dessine pour moi les héros. Mais les enfants gâtés veulent rester des enfants.
Alors... Bon... Fouillailla... Reprenons en détaillant.
vous me répondrez, comme pour le rap ou la techno, « tu n'y connais rien, cette scène est d'une richesse et d'une variété extrêmes »
Tu fais comme tu veux, hein. Toi, tu ne t'intéresses pas, c'est bien ton droit. La curiosité intellectuelle, ça ne peut pas être donné à tout le monde. Avec toi, on en serait encore à taper deux bouts de silex ensemble parce qu'il faut se concentrer sur ce qu'on connaît, mais ce n'est pas grave.
Il y a tant de livres à lire, de toiles à admirer, que je n'ai pas le temps à perdre pour ce qu'on appelait autrefois les illustrés.
Et tchac, petit tacle par derrière. Les illustrés. Pour les gosses. Pour les pas finis.
Détail rigolo : la littérature n'a pas toujours eu cette réputation de grande dame qui flotte au-dessus de la mêlée de nos préoccupations quotidiennes. Avant le XIX° siècle, l'ensemble de la littérature était vue comme une gigantesque collection arlequin. Des histoires de sentiments, de la poésie, des trucs de couple, ce n'était pas bien sérieux, ça ne produisait rien, ce n'était pas utile. Des trucs justes bons à intéresser les vielles bourgeoises oisives et coincées. Des bêtises. Je pense donc qu'on est tous d'accord pour dire qu'on n'a pas de temps à perdre pour ce qu'on appelait autrefois les livres de salon. Sauf si on n'est pas réactionnaire.
La beauté des livres, c'est qu'ils sont sans images
La beauté des romans, c'est qu'ils sont sans images. La beauté des recueils de photographies, sans images, est beaucoup moins évidente. (On en revient au sophisme qui voudrait que tous les français soient parisiens.)
ils offrent ainsi libre carrière à l'imagination.
Comme si une image, une peinture, une photographie, un dessin, bridaient l'imagination. Tous les arts font appel à l'imagination, mais pas aux mêmes mécaniques pour mettre en branle cette imagination, nuance. On peut rester des heures à scruter une peinture. On peut rester des heures à scruter une bande dessinée.
De fait, si on ne s'intéresse pas aux mécaniques qui produisent les effets artistiques (le style, la touche, etc.) on risque évidement de complètement passer à côté de tout.
Par exemple, il y a très peu de choses qui démarquent l'annuaire d'un poème de Victor Hugo. Ce sont des associations de lettres qui transmettent des informations (l'information peut être que, demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne, il partira ; ou que Madame Michu habite au 57, rue des quatre saisons à Jouy-en-Josas).
Par contre, Victor Hugo a fait en sorte d'organiser ses lettres/mots/phrases de manière à faire chouiner le petit cœur tout mou du lecteur et laisser libre carrière à l'imagination. Les rédacteurs de l'annuaire se foutent bien de votre cœur et de votre imagination, les salauds.
MAIS MÊME SI LA BANDE DESSINÉE ÉTAIT UN ART VALABLE (JE DIS BIEN « SI », HEIN, C'EST UNE SIMPLE HYPOTHÈSE), DE TOUTE FAÇON, ELLE NE TRAITE QUE DE SUJETS IDIOTS.
Comme d'hab, une fois qu'on a essayé d'attaquer un sujet de manière plus ou moins pro sur le fond, et qu'on s'est fait renvoyer dans les cordes, on essaye ensuite de l'attaquer superficiellement en ne parlant que des sujets proposés (ce qui revient à ne parler que de l'histoire d'un film, et pas de sa réalisation, et donc à ne faire aucune critique intéressante).
C'est bien sûr complètement absurde, puisque seule compte l'exécution d'une œuvre et pas son sujet.
Là encore, Flaubert peut se baser sur un pauvre fait divers bourgeois (jugé pornographique à l'époque, avec procès à la clef et tout le tremblement), ça ne veut rien dire, il en tire Madame Bovary. Tandis que Carole Mortimer, elle en fait Prisonnière de la passion.
Quand Dostoïevski donne dans le roman fantastique (Le double) ou Kafka dans le roman d'horreur (euh... un peu tout, à des degrés divers, en fait, mais je pensais à La métamorphose), personne ne moufte, parce qu'on a appris à l'école que ce sont de grands auteurs (ils ont gagné leurs galons avec des « récits classiques » dans lesquels les « esprits classiques » ont pu apprécier leurs styles sans arrières-pensées) ; mais que les auteurs affichent plus clairement leur « non-classiqu-itude », et la petite barrière des préjugés tombe pour empêcher de juger une œuvre objectivement.
Donc, je vais le redire pour ceux dans le fond qui ne suivent pas : le sujet, ON S'EN TAPE !
Donc, je vais le redire pour ceux dans le fond qui ne suivent pas : le sujet, ON S'EN TAPE !
« Oui mais ce n'est toujours pas ça que j'ai voulu dire. Ce n'est pas la vulgarité supposée du sujet qui pose problème. C'est qu'on ne peut pas transcender le sujet à cause de la vulgarité intrinsèque du medium. »
« Vous comprenez, c'est dans les gènes de la bande dessinée que ça déconne. Faire de la bande dessinée, c'est un peu comme avoir Goebbels en instit de maternelle, ce n'est pas sa faute, mais ça handicape vachement pour s'épanouir. Du coup, on ne peut matériellement PAS élever un sujet avec la bande-dessinée-forcément-pornographique. Flaubert ne pourrait PAS faire Bovary en bande dessinée. Le dessin comme les histoires, tout y est obligatoirement schématique et dénué de complexité. »
PAR EXEMPLE, LA BANDE DESSINÉE EST CARICATURALE.
Faut quand même essayer de sortir la tête de sa poubelle. Ça fait belle lurette que les couleurs des bandes dessinées sont très nuancées. Et si elles ne le sont pas, c'est un choix artistique, qui se rapproche des démarches de l'art moderne.
De même, les personnages supposément binaires des bande dessinées des années 60 (qui étaient des contraintes éditoriales imposées par des comités de censures pour que les enfants gardent les idées claires) (et que les auteurs ont réussis à subvertir en créant des personnages au combien vivants et complexes comme le capitaine Haddock ou Obélix) sont désormais beaucoup moins présents dans le paysage de la bande dessinée contemporaine.
« Non mais Haddock ! Complexe ! Vous n'allez pas comparer Haddock à Anna Karénine ! Quand même ! Restons sérieux ! Je vais rajouter quelques points d'exclamation pour montrer mon désaccord !!!! Voyons !! Allons !!! »
Haddock EST un personnage complexe. Seulement 1) La manière de l'exprimer n'est en rien littéraire (pas de monologues décrivant les pensées du personnage pour créer de l'empathie mais des actions souvent contradictoires qui font naître la complexité et réagir le lecteur) et 2) Haddock est avant tout un énorme instrument de bande dessinée, pour gérer les transitions entre les cases, faire des ruptures de ton, des accélérations, des suspensions. Bref Haddock est là pour faire de la bande dessinée comme un trait de pinceau est là pour faire de la peinture.
Le problème étant que, si on utilise un logiciel d'analyse en littérature (ce que n'est PAS une bande dessinée), on passe complètement à côté de ces aspects (en fait, on part même du principe de la négation de tout aspect plastique ou rythmique).
LE CÔTÉ LITTÉRAIRE, JUSTEMENT, PARLONS-EN !
Mais tu m'étonnes que les enfants ne vont pas apprendre à lire avec des bandes dessinées ! Et vous savez pourquoi ? Parce que ce n'est pas fait pour ! Cela revient à dire que, tiens, c'est étrange, mon fils de trois ans connaît tout de l'avant garde picturale de la scène londonienne des années 2000, mais il ne sait pas lire. Comme c'est surprenant !
On ne peut pas apprendre à lire des romans en observant des tableaux. On ne peut pas apprendre à lire des romans en visionnant des films. On ne peut pas apprendre à lire des romans en lisant des bande dessinées. Parce que ce n'est pas la même chose.
Par contre, on peut apprendre à lire des bande dessinées en lisant des bande dessinées.
J'aurais beau regarder cette peinture bourrée de textes de Jean-Michel Basquiat toute l'année,
à la fin,
à la fin,
je ne saurais pas lire pour autant.
LE CÔTÉ PICTURAL, JUSTEMENT, PARLONS-EN !
« OK, je veux bien que la bande dessinée ne soit pas littéraire. Mais, dans ce cas, sur le plan purement plastique, il faut bien avouer que ce n'est pas tellement jojo non plus. »
Sauf que faire l'erreur de lire une bande dessinée avec un logiciel d'analyse picturale est la même que de lire une bande dessinée avec un logiciel littéraire. Une bande dessinée N'EST PAS un tableau. La caractéristique propre de la bande dessinée est de mettre en interaction des textes et des dessins en les plaçant les uns à côté des autres. La spécificité de la bande dessinée est de travailler sur ces appositions. Ce qui entraîne des tas de conséquences artistiques qui font dériver la composition d'une case de la composition d'un tableau.
Encore une fois, CE N'EST PAS LA MÊME CHOSE.
Ou, comme le disait Mahler :
« Bon bon bon. La bande dessinée est autre chose. Ce n'est pas de la littérature. Ce n'est pas de la peinture. Autre chose. D'accord. C'est différent. »
« Mais c'est cette différence qui pose problème en enfermant la bande dessinée dans un ghetto. Elle s'accroche à cette différence et refuse de s'ouvrir aux autres, comme un adolescent emo. »
LA BANDE DESSINÉE, CE GHETTO DE JEUNES PAUVRES FASCISTES.
« Isolé ainsi, ces lecteurs ressassent leurs références, ne s'ouvrent pas aux autres, se complaisent dans leurs situations, ne s'intéressent pas aux nobles préoccupations d'une société qui s'élève au-dessus de sa basse condition. »
« Le cerveau amenuisé et rance, ils deviennent des zombis malléables. »
« Pas comme nous, esprits éclairés qui avons lu Pascal et Montherlant. »
Hé bhé !
Tout ça pour ça.
Fallait le dire depuis le début que, si vous nous preniez le chou, c'était pour une bête guerre de classe, on aurait gagné du temps.
« Nous on connaît l'histoire de l'art, vous pas. »
« D'ailleurs, nous, on parle d'art, vous, c'est purement mercantile. »
« Nous, on essaye de s'élever au-dessus de la masse, vous, vous restez piégé dans les filets du marché et de la consommation. »
« Nous, on s'élève au-dessus de la masse. Et la masse, c'est vous. »
C'est pas bien joli joli de faire toutes ces histoires d'arts mineurs ou majeurs, d'arts caricaturaux ou profonds, de culture puissante ou primaire, tout ça pour défendre finalement SA culture, SON art, SA caste, SES goûts. Qui, eux, sont bons, pas comme ceux des autres.
RÉVOLUTION !
Dans la vie, soit on passe toute son énergie à défendre son petit pré carré, dans lequel on est le roi supposé (par exemple, quand on est critique de cinéma, et qu'on est censé être un esprit supérieur côtoyant Fellini et Tarkovski, se dire que Lucy, c'est aussi du cinéma, c'est dur, ça rabaisse un peu notre place sociale imaginaire censée être tellement haute et importante ; alors, on dit que Lucy est de la bande dessinée, comme ça, on garde son statut d'intello profond), soit on n'en a rien à faire et on s'intéresse aux choses telles qu'elles sont, et pas telles qu'elles devraient être pour nous permettre de nous placer automatiquement au sommet de la chaîne alimentaire sociale.
Plus on fréquente d'idées, d'approches, de manière de voir différentes et plus on peut comprendre et accepter le monde dans lequel on vit. Se couper d'une partie de ce monde pour rester le régent imaginaire d'un petit territoire que l'on a soi-même délimité est ridicule, inutile, et très fatigant. S'ouvrir au plus d'idées possibles semblerait bien plus intéressant. Et permettrait, par exemple, de découvrir la beauté cachée de la bande dessinée.