Stéphane de Becker (Stuf) nous montre comment on peut s'approprier les couleurs d'une série, petit à petit.
Le beau travail de Stuf dans 50 nuances de bleus, Dupuis.
Au début de la reprise de Spirou et Fantasio par Tome et Janry, c'est le studio Leonardo qui réalisait les couleurs (comme il réalisait à-peu-près toutes les couleurs de toutes les séries du magazine Spirou). Bon. Avec plus ou moins de réussite on va dire. Je ne suis pas dans le jugement, hein. Je peux comprendre qu'on n'en ait rien à foutre des couleurs de la série mère du journal porte-avion d'un éditeur et qu'on en fasse n'importe quoi. Je veux dire : c'est humain.
Nonobstant ces considérations, au moment du Retour du Z, Tome et Janry décident de prendre un coloriste et ce sera Stéphane de Becker, dit Stuf.
Comme Janry, comme Tome, Stuf va petit à petit s'approprier la série et pousser toujours plus loin sa technique.
UNE TECHNIQUE QUI COMPREND PLUSIEURS POINTS.
- Premièrement : identification des différents objets et personnages (la base).
- Deuxièmement : harmonisation des teintes (faut avoir bon goût, mais c'est jouable).
- Troisièmement : définition des ambiances et des enjeux (le grand truc caché dans la couleur, assez chaud).
- Quatrièmement : le tout de plus en plus subtilement (de plus en plus maîtrisé).
IDENTIFICATION DES OBJETS.
C'est le B.A.BA du boulot de coloriste. C'est presque le pourquoi du comment du coloriste. Si la couleur existe en bande dessinée, c'est pour identifier correctement les différents éléments présents dans la case.
Dites moi pas qu'on arrive à lire ces deux pages avec la même facilité.
La couleur aide à identifier les différentes formes, notamment dans les décors ou dans les fonds.
Avec un trait fin et détaillé comme le voulait Janry (et comme il le poussera encore plus loin par la suite), il faut avoir un coloriste digne de ce nom qui permet aux différentes formes d'émerger de l'amas de traits.
Et c'est donc exactement ce à quoi s'emploie le studio Leonardo.
SAUF QUE C'EST MOCHE.
Le problème de Leonardo sur ce coup, c'est qu'il font bien le travail de base (identifier les formes) mais qu'il ne font rien de plus. (Est-ce que les couleurs signifient quelque chose dans le contexte ? Nan. Est-ce que les couleurs magnifient le dessin ? Que dalle. Est-ce que les couleurs sont simplement jolies ? Haha non mais vous n'y pensez pas ! Et pourquoi pas une Europe de gauche tant qu'on y est ?)
ET LÀ, STUF ENTRE DANS LA PLACE.
Son premier travail a été de conserver l'identification des formes, mais d'harmoniser l'ensemble des couleurs d'une case, voire d'une page, voire d'un livre (c'est beau, l'ambition de la jeunesse).
Ce qui a donné ça :
Alors, est-ce que c'est bien ? Oui. Est-ce qu'on pourrait faire mieux ? Je vais pas dire non.
IL VA FALLOIR APPRENDRE À DIVERSIFIER UN PEU A PALETTE.
Ce que fait Stuf dès le livre suivant : Spirou et Fantasio à New York.
Et on commence dès le début avec des tons pastels beaucoup plus softs, mois marqués, et qui vont donc offrir plus de possibilités. (Si on commence directos dans le rouge, bin on ne pourra que décliner cette couleur (rose, marron, etc.), mais si on commence dans les pastels jaune/rose/beige, on va pouvoir partir dans des tas de directions différentes.)
De fait, les fonds des cases seront toujours soit jaunes, soit beiges, soit roses (un peu de gris aussi), et les couleurs des différentes formes à identifier ne porteront que des déclinaisons plus franches de ces couleurs de base.
Et là, Stuf a mis le doigt dans l'engrenage qui va le poursuivre tout du long de son boulot pour Spirou : la nuance.
Son travail, ce sera de trouver toujours plus de déclinaisons de quelques couleurs de base afin de toujours mieux renforcer l'harmonie de l'ensemble.
ÇA TOMBE BIEN, LE PROCHAIN BOUQUIN SE PASSE ENTIÈREMENT DANS UN DÉSERT.
IL VA POUVOIR BOUFFER DES JAUNES-MARRONS-ET-J'EN-PASSE.
IL VA POUVOIR BOUFFER DES JAUNES-MARRONS-ET-J'EN-PASSE.
Déjà, ça pique un peu moins les yeux que sur Le réveil du Z. Et ce grâce à une palette harmonisée mais plus soft (donc plus restreinte, faut avoir beaucoup de maîtrise pour faire varier aussi subtilement les couleurs).
6 nuances de beiges.
Et quand je dis subtilement, regardez moi ça :
6 nuances de beiges.
Mais il y a également la rupture de couleur nécessaire et très feinteuse : le slip rose.
Fantasio s'habille en bleu et marron et court sur un décor marron et bleu.
Comment le différencier nettement ? Grâce à du rose.
Dans une page entièrement colorée de camaïeu de marron, il faut parfois savoir rompre sa logique d'harmonie pour garder la mission première de la couleur : identifier les formes. En l'occurrence, là, on identifie bien Fantasio : c'est le gars au slip rose.
Ce slip nous permet de nous attarder sur (selon moi) un autre coup de génie de Stuf (c'est en germe dès le début, mais c'est sur ce bouquin que Stuf semble avoir trouvé le bon dosage) : Spirou est en rouge et Fantasio en bleu.
Ce slip nous permet de nous attarder sur (selon moi) un autre coup de génie de Stuf (c'est en germe dès le début, mais c'est sur ce bouquin que Stuf semble avoir trouvé le bon dosage) : Spirou est en rouge et Fantasio en bleu.
Dingue, non ?
COMMENT ÇA « NON » ?
Et bin pourtant si.
ET TOC.
Spirou en rouge et Fantasio en bleu, ça date pas de hier, c'est sûr. Mais que ces couleurs soient utilisées pour faire resortir les personnages principaux par rapport à tous les autres éléments du récit, ça, c'est nouveau.
À partir de maintenant, Spirou et Fantasio auront des couleurs franches, vives, et qui trancheront nettement avec les couleurs plus nuancées, plus pastels, et plus marron-beige-jaune-gris de l'ensemble du reste des cases (objets, personnages, décors).
De cette manière, Spirou et Fantasio deviennent réellement les protagonistes de leurs aventures. Ils y a tout le reste. Et il y a eux. Qui se battent pour réussir leur expédition.
CETTE DÉMARCHE EST ENCORE PLUS VISIBLE DANS LA VALLÉE DES BANNIS.
La vallée des bannis, c'est la merde pour Stuf. Il a tout défini son système de couleur à base de gris-beiges-marrons, et on lui colle une aventure en pleine jungle. Il y a du vert partout. Bon, il y a le marron des troncs d'arbre. Mais il y a aussi le vert des feuilles. Ça lui pète tout son système.
Du vert et du bleu. Où sont passés tous les jaunes et les marrons ?
SAUF QUE NON.
Il va garder son nuancier actuel, il va conserver son système Spirou-rouge-pétant / Fantasio-bleu-profond, et rien d'autre en rouge ou bleu autour (comme ça on comprend bien que les deux héros luttent contre l'ensemble du reste de la jungle et des éléments déchaînés), il va y rajouter du vert (du vert pastel la plupart du temps, hein, faut pas déconner non plus), ET IL VA FAIRE S'AFFRONTER LE VERT ET LE MARRON.
Putain d'idée de génie.
ATTENTION SPOILER.
La vallée des bannis est l'histoire de Spirou et Fantasio piégés dans une vallée insondable et profonde, de Fantasio qui devient fou à cause d'une espèce de saloperie de moustique vicieux, et de Fantasio qui essaye de tuer Spirou avant de fuir en hululant « Fantasio magaziiiiiiiine », parce que ça ferait un titre plus classe que « Spirou magaziiiiiiiine ».
À partir de là, Stuf va attribuer le marron-jaune à Fantasio, et le vert à Spirou.
POURQUOI ?
D'abord parce que jaune et bleu (la couleur de Fantasio) ainsi que vert et rouge (la couleur de Spirou) sont des couleurs complémentaires et que donc leurs alliances les renforcent, les mettent en valeur.
Voyez comme ce magnifique cercle colle presque bien à ma théorie.
Ensuite parce que l'histoire montre un Spirou qui se débrouille bien mieux que Fantasio dans la jungle, le vert étant son élément.
BON. D'ACCORD. MAIS CONCRÈTEMENT, DU COUP, ÇA DONNE QUOI ?
Quand Fantasio commence à avoir ses petites crises, il explose des ballons roses comme le rouge de Spirou,
ce n'est pas un hasard.
Quand Spirou arrive à battre Fantasio, c'est grâce à une plante verte,
ce n'est pas un hasard.
Quand Fantasio arrive à coincer Spirou, c'est sur une roche jaune,
CE N'EST PAS UN HASARD.
Vous pourrez regarder sur tout l'album, ce code couleur est assez systématique.
Stuf a trouvé tout ce que (très) bon coloriste vise : grâce à lui, la couleur est devenue un acteur à part entière de l'action. Elle teinte au propre comme au figuré la scène en poussant l'ambiance plus dans un sens ou un autre ; elle guide presque subconsciemment les sentiments des lecteurs. Et quand l'image devient jaune, on comprend que Fantasio est dans les parages et que ça va chier. Un peu comme la petite musique vicieuse au violon dans les films d'horreur, mais en 100 fois plus fin.
David Mazzuccheli a systématisé ce concept dans son Asterios Polyp.
Le bleu pour la fille, le rouge pour le mec, et le jaune quand le mec est seul, parce que c'est la couleur contraire au bleu.
De même, dans ce passage, ce n'est pas vraiment l'eau (bleue) qui risque de tuer Spirou,
c'est la non-aide de Fantasio (en bleu aussi).
c'est la non-aide de Fantasio (en bleu aussi).
'Voyez qu'avec les couleurs on dit pas mal de trucs, quand même ! (J'ose le point d'exclamation, pour marquer le coup.)
BON. POUR FINIR, PARLONS UN PEU DE LUNA FATALE. ET VOYONS UN PEU COMMENT LES COULEURS VONT PILOTER LES SENTIMENTS DE SPIROU.
Des tas de filles essayent de séduire Spirou. Voyons un peu comment ça se présente.
De sont côté, Fantasio porte un neud papillon violet (du meilleur goût) et un complet trois pièces bleu. La fille à sa droite est en robe violette et celle à sa gauche est en bleu. La couleur, ainsi, nous montre que ça roule boule pour Fantasio le dragueur impénitent.
Pour Spirou, c'est une autre paire de bretelles : il est en rouge, elle est en vert. C'est carrément pas bien barré du tout. On comprend par ce simple code que Spirou n'en a rien à faire de la fille. Il n'est pas en « symbiose colorimétrique » avec elle.
Et puis tout d'un coup, ils sortent dehors, et c'est la nuit, et il fait violet.
Monumentale erreur Spirou ! Tu deviens de la même couleur que la fille (qui, en plus, enlève son chemisier). Bon, d'accord, tu résistes, tu résistes, mais tu perds du terrain, et la fille se rapproche.
Heureusement, Luna interrompt tout ça, sinon on allait directos au bisou (beurk).
UNE DIZAINE DE PAGES PLUS TÔT.
C'est Luna elle même qui a essayé de draguer Spirou. Mais elle voit bien qu'elle est mal barrée, puisqu'elle est en noir et blanc tandis que Spirou est en couleur. Alors elle essaye de se mettre un peu de rouge sur la tête, histoire de se rapprocher de notre héros. Bon. Ça marche moyen.
UNE DIZAINE DE PAGES PLUS TARD.
À ce moment là, Spirou a du se déguiser en mafioso pour faire l'espion. Il est en noir et blanc (il a même les cheveux noirs) ; elle est en noir et blanc. La conséquence est inéluctable. (Pourquoi Luna est-elle en noir et blanc d'ailleurs ? Parce qu'elle ne s'intègre dans aucun système de couleur, dans aucune ambiance, dans aucun décor. Elle est à part. Elle est LA fille.)
EN TOUS LES CAS...
Il y coupe pas : bisou.
EN TOUS LES CAS...
Il y coupe pas : bisou.
RIEN QUE DE TRÈS NORMAL. CES GENS N'ONT FAIT QUE SUIVRE CE QUE LEUR DICTAIENT LES COULEURS DE CE GÉNIE DE STUF.
(La semaine prochaine, un autre génie, directement en provenance de Savoie : Tome.)
C'est passionnant !
RépondreSupprimerOuaip, Stuf, c'est passionant.
SupprimerBravo, on aurait aimé passer au crible d'autres albums de tome, janry et Stéphane de Becker, tant la démonstration est intéressante ! Par exemple avec le "Rayon noir" où la couleur doit jouer une place particulière ? et peut-être reste-je sur ma faim, sans l'évocation de "machine qui rêve" ou il me semble que l'utilisation de la couleur, très particulière (très "Beckerienne") témoigne des ambitions du trio pour la refonte de la série, avec un dessin plus dramatique laissant la part belle aux applats de noirs et des monochromes déprimants / oppressants, le plus expressionniste des albums de la série. Merci en tout cas !
RépondreSupprimerConcernant "le rayon noir" : sur ce coup, Stuf laisse tomber ses camaïeux, pour mêler toutes les couleurs et que toutes aient la même valeur. De cette manière, dans le contexte particulier de cette histoire (de Champignac a inventé une machine qui fait noircir la couleur de peau), il n'y a pas de "clans" qui se forment (les bleus et jaunes d'un côté contre les rouges et verts), toutes les couleurs se mélangent. Ce qui évite également que des clans se forment entre les blancs et les noirs. On ne peut pas assimiler les blanc à un groupe et les noirs à un autre, parce qu'un noir sera en bleu, puis un autre en rouge, puis un troisième en blanc, et qu'un autre blanc sera aussi en rouge. Bref, tout le monde se mêle et le propos anti-raciste passse AUSSI par le mélange des couleurs.
SupprimerPour ce qui est de "machine qui rêve" (un album sujet à presque autant de passions que "les petits hommes" (mais est-ce seulement possible ?)), je ne me défile pas (mais je tease) : ce sera pour pas plus tard que le post dans 15 jours.
Merci pour le merci en tout cas.
L'impatience naît du teasing. Et ça marche bien. Autant que les couleurs de rouge feu Stuf.
SupprimerJ'me demandais tout d'même, ce travail colorique, il n'a pas l'air de se faire dans son coin, comme on pourrait le penser : j'imagine qu'avec le studio Leonardo (quel nom ! preuve que les couleurs se noient), Janry envoyait ses planches avec des annotations et n'avait que peu de contact avec le studio. Tandis qu'avec Stuf, il y a l'air d'avoir déjà des discussions en amont. Quand Luna prend le suranné calot rouge, ce n'est pas le travail même de coloriste de Stuf, mais plutôt la plume (ou le pinceau) de Janry. Pareil pour le costume blanc et les cheveux noirs.
Il me semble que les trois compères se connaissaient déjà, donc ça m'étonnerait pas qu'ils discutent ensemble de l'histoire et des astuces graphiques à mettre en œuvre pour une cohérence et une lisibilité.
Je ne sais plus vraiment si c'est une question ou une demande de précision...
Bin, en fait, tout ce beau monde travaillait en studio (avec aussi Gazzotti et Dan). Donc, oui, c'est sûr que tout le monde discutait avec tout le monde.
SupprimerMerci cher zouave pour cette réponse. je n'avais jamais réfléchis au travail de Stuf. j'appréciais sa patte, son style personnel mais je n'avais jamais tenté de problématisé son approche. pour le rayon noir, c'est tout à fait ça il me semble. Il me semble aussi qu'il y avait une palette bien caracteristique par album (vito la dévaine, la frousse aux trousses, spirou à NY, à Moscou...). Hâte de lire les prochains billets.
RépondreSupprimerJe crois qu'au départ (jusqu'à "la vallée des bannis"), Stuf se perfectionne et qu'ensuite, à partir de là, il réfléchit à donner une couleur particulière à chaque nouveau livre.
SupprimerMerci pour cette belle démonstration du pouvoir de la couleur en BD! C'était passionnant!
RépondreSupprimerLa couleur, quand on sait l'utiliser, c'trop puissant !
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