Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


jeudi 5 mars 2015

La bande dessinée case à case.

Jason nous montre qu'il ne fait ni comme Hergé ni comme Franquin, ce qui demande quand même une certaine confiance en soi.




Jason, les loups-garous de Montpellier, éditions Carabas.

En bande dessinée (et encore plus en bande dessinée franco-belge), il y a une sorte de convention qui veut qu'on réfléchisse à une bande dessinée page après page. 

ET BIN ELLE EST PAS MAL, CELLE LÀ. ET POURQUOI JE VOUS PRIE ?

Parce que la bande dessinée franco-belge a commencé dans la presse, en publiant une page (ou deux) par semaine. (Ça a été le cas de la première grande génération (les gars de chez Spirou Magazine) (Morris, Franquin, Peyo, tout ça), ou de la deuxième grande génération (les gars de chez Pilote) (Uderzo, Charlier, Mézières, et toute la tripotée), et ça a même été le cas du grand ancien a qui tout obéit (Hergé).)

PREMIÈRE CONSÉQUENCE.

Il fallait que la page publiée (ou les deux pages publiées) fasse un tout et raconte une petite histoire avec un début, un milieu, et une fin (pour que ceux qui avaient loupé la numéro précédent ne soient pas complètement paumés et y trouvent leur comptant).

DEUXIÈME CONSÉQUENCE.

A la fin de cette page (ou de ces deux pages) (ou même de cette demi-page) (ça arrive, des fois, les coups de mou) (ça vous arrive pas les coups de mou ? bon, alors, ne soyez pas dans le jugement, comme ça, c'est moche), à la fin de cette page disais-je, il fallait donner envie au lecteur d'acheter le journal de la semaine suivante. Donc, généralement, on mettait en dernière case un coup de suspense pour faire stresser le lecteur qui hurlait : « Mais bon sang que va-t-il se passer ! ».

(Cette tactique est vielle comme le monde et Balzac autant que Dickens l'utilisaient déjà quand ils publiaient des romans-feuilletons dans les journaux.)
« De ma vie vivante, je n’ai jamais été plus certain d’une chose, disait le monsieur au gilet blanc en frappant à la porte le lendemain matin et en lisant l’affiche ; de ma vie vivante, je n’ai jamais été plus certain d’une chose ! c’est que cet enfant-là se fera pendre. » 
Comme je me propose, dans la suite de ce récit, de montrer si le monsieur au gilet blanc eut raison ou non, je nuirais peut-être à l’intérêt de ma narration (si toutefois elle en a), en faisant pressentir si la vie d’Olivier Twist eut ou non ce terrible dénouement.
La fin de la première partie de Oliver Twist telle que publiée dans les journaux. 
Oliver Twist va-t-il mourir, suspense cher ami lecteur naïf !

MAIS REVENONS À LA BANDE DESSINÉE.

Ha bah oui, quand même.

Tonton Hergé, comme d'hab, vous commencez à vous habituer à le voir venir faire coucou de temps en temps.
C'est ça les vieilles personnes. 'Faut pas les oublier.

Cette page est un modèle du genre de ce que j'explique plus haut (Hergé et moi, on est trop connecté). La page forme un tout : elle commence quand Haddock et Tintin rentrent à la maison (il y a un changement d'état), les montre grosso-modo se remettre de leurs émotions (une tonalité générale et continue sur toute la page), et se finit pour un coup de suspense (mais où qu'il est passé ?).

Sujet unique et coup de suspense : c'est réglé comme du papier à musique.

ET BIN DES CONSTRUCTIONS DE PAGES COMME CELLE-CI, Y EN A PARTOUT.

Même après que la bande dessinée a quasiment arrêté d'être publiée par des journaux, et ne se trouve plus maintenant que sous forme de livres, ce réflexe de la page qui fait un tout et du petit coup de suspense persiste.




Même dans les bandes dessinées top-post-moderne-trans-genre-hippy-hop-2014 comme Lastman (de Balak Sanlaville et Vivès, chez Casterman), il y a des suspenses de fin de page.


MAIS ALORS ATTENTION ! CES RÈGLES N'ONT RIEN DE DOGMATIQUES.

Que ce soit pour l'action unique par page ou pour le suspense glissé en fin de celle-ci, il faut savoir être souple et faire comme dans cinquante nuances de gris : jouer avec la règle. (petite blagounette pour me rapporter des recherches google.)

D'ABORD : TOUS LES AUTEURS NE FONT PAS UNE ACTION UNIQUE PAR PAGE.

Même Hergé !

(Punaise ! Si même Hergé ne le fait pas, les gars !)

Admirons cette nouvelle page de Tintin dites du « putin mais comment que c'est le bordel ici ».

Une arrestation / Tintin dans une cale de bateau / Tintin sort de cette cale / Tintin marche dans les rues / Tintin rencontre Machin-Truc / puis une lettre (au point où on en est) / et enfin les Dupondt / fouyaya.

En bonus : la réponse à « Mais pourquoi c'est tant le bordel dans cette page ? »
C'est que, à la base, cette page en formait deux (extraites de la version de 1933 qui était déjà bien n'imp').

Tintin fait des tas de trucs différents, ça part dans tous les sens, et ça finit par retomber sur ses pattes. Mais, pour le coup, on est dans une bande dessinée d'aventure et, dans cette perspective, il est normal que ça aille vite et foufou.

ET MÊME DANS LES PAGES FORMANT UN TOUT, FINALEMENT, C'EST AUSSI LE BORDEL.

Une page de Hergé, c'est un tout, oui (Tintin quitte le bateau). Avec un début un milieu et une fin, certes (on commence sur les Dupondt, on fini sur les Dupondt). Mais pas forcément un tout uniforme.

Même dans « cette page est donc un modèle du genre » ?

Cette page (comme la précédente) est protéiforme, entrecoupée de plein de crac, bling, cling, bang, dring. Rien à voir avec le côté régulier et métronomique de Jason. Haddock ne sait plus où donner la tête, et nous non plus, c'est trop le stress (tellement que, pour avoir un suspense de fin de page digne de ce nom, Hergé est obligé de surenchérir et fait carrément disparaître Haddock).

ET EN FAIT, POUR CE QUI EST DU COUP DE SUSPENSE DE FIN DE PAGE, C'EST ASSEZ FLOU AUSSI. 

(Pour pas dire qu'on s'excite un peu dessus pour pas grand chose.) (Je pense.)

Pour essayer de vous montrer cela, faisons à nouveau appel à ce vieux brave Fraquin, et à la comparaison entre les versions de 61 et 66 de QRN que Bretzelburg.

QRN 61 :




QRN 66 :

(Pour la version album, le strip de Fantasio avec des chaussures trop petites a disparu, du coup, 
les autres strips remontent d'un cran, et les suspenses de fin de page se retrouvent au milieu, tout est décalé.)




Ce que nous pouvons conclure de ce comparatif, c'est que les suspenses de fin de page, on s'en tape ! C'est tout pipeau et compagnie ! Les nouveaux suspenses (ceux de 66, qui n'étaient pas prévus pour en être), fonctionnent aussi bien que les anciens (ceux de 61). Et finalement, presque toutes les cases de Franquin pourraient servir de suspense de fin de page.

TIENS DONC, N'EST-CE PAS UN PEU CURIEUX ?

En fait, pas du tout.

Il se trouve que Franquin, comme beaucoup d'autres auteurs, réfléchit plus en case par case que en page par page.

Le Franquin, il est là, il est content, il a fait une case. Bon. Ensuite, il se demande quelle sera la meilleure case pour succéder à la précédente. Il la fait. Et ensuite il se demande quelle sera la meilleure case pour succéder à cette deuxième. Etc. Il n'essaye pas de délayer avec des cases bouche-trou pour tenir jusqu'à un éventuel suspense de fin de page tonitruant. Non. Au contraire. Il densifie à mort son récit, et introduit de nouvelles idées à chaque case.

Avantage : chaque case est une nouvelle invention, chaque case est intéressante, rien n'est gâché et tout est vivant.

Du coup ça donne des pages comme celle-ci, dans laquelle on a l'idée des costumes en papier (case 5), puis un gag utilisant ces costumes (case 6), puis un contre-gag qui vient juste après (case 7), puis un changement d'ambiance avec l'arrivée du policier (cases 8 et 9), puis un gag nouveau avec le policier (case 10), puis un gag utilisant costume et policier (cases 11 et 12).
Une page qui suit son inspiration case après case.

Inconvénient : le rythme est un peu zarbi.

Du coup ça donne des pages comme celle-la, dans laquelle on passe d'un bar à un marsupilami, à un Fantasio emprisonné, et ça ne se finit pas vraiment sur un suspense qui déplace les meubles, quand même, soyons sérieux.

Mais gros avantage : chaque case est comme une petite histoire en soi qui reprend un peu de la case précédente, appelle un peu de la case suivante, et devient presque auto-suffisante (on pourrait dire que chaque case devient une femme qui marche). Et chaque case peut donc légitimement servir de suspense, qu'elle soit en fin de page ou non.

POUR RÉSUMER.

On voit que les auteurs ont des règles, certes, que ces règles peuvent ordonnancer une page, pour sûr. Mais qu'elles n'ont rien de rigides et peuvent être suivies sans forcément contraindre à mort le récit.






Michel Rabagliatti, lui, par exemple, dans Paul a un travail d'été, place plutôt des conclusions en fin de page
ce qui donne une tonalité révolue à l'ensemble du récit (qui est justement un récit nostalgique de sa jeunesse).
(Cohérence, les gars, cohérence, y en a qui réfléchissent, quand même.)

BREF, ON EST FREE AS A BIRD.

Sauf chez Jason.

HA PARCE QUE, RASSURE-MOI, TU AVAIS QUAND MÊME PRÉVU DE PARLER DE JASON À UN MOMENT DONNÉ ?

Oui, la semaine prochaine.

HA OUAIS D'ACCORD, JE VOIS LE GENRE.

4 commentaires:

  1. Passionnant site par Zouave (le section plûme/pinceau (61/62) est limpide)! Concernant le case par case ou le planche par planche: en dessin animé il y a deux écoles: la "straight ahead animation", où l'animateur dessine le mouvement dessin après dessin, à l'aventure...et puis l'animation à partir de poses clefs, où il s'agit de planifier le mouvement et de fluidifier le tout. La première manière donne plus de vie (et est permise par des animateurs qui sont créateurs), la deuxième permet une meilleur stratégie de mise en page/mise en scène (et est souvent esclave du storyboard). Il me paraît évident que Franquin saute de l'un à l'autre mais avec une préférence pour la première méthode qui permet de s'étonner soi-même! (la crypte tonique)

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    1. Franquin, c'est un compliqué (c'est pas nouveau). Quand il faisait du Spirou, il a toujours essayé de faire du free style "straight ahead" (ce qui est aussi une bonne manière de raconter des histoires d'aventures rigolotes et fofolles. Puis il en a eu marre de se sentir trop contraint par Spirou, et il est passé à Gaston, une bande dessinée beaucoup plus contrainte dans sa structure (des gags en une demie page, puis en une page, puis parfois un peu différents) (qui pourrait apparenter à des histoires avec des poses clefs) (De Mesmaeker arrive, ça se passe bien, Gaston arrive, ça se passe mal, de Mesmaeker repart furax), mais beaucoup plus libre dans le ton.

      Franquin semble surtout avoir cherché un cadre dans lequel il pouvait s'amuser à dessiner, tout bêtement. (D'ailleurs, le plus marrant dans Gaston est parfois la simple gueule de la mouette plutôt que la chute du gag.) Du coup, des fois c'est structuré, et des fois pas, au gré de ses envies de dessin.

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  2. Honnêtement, comme la planche a une unité intrinsèque, il est difficile d'envisager une unité plus grande (la séquence de plusieurs pages). Après, on essaie souvent de passer par deux pages (en vis-à-vis) aujourd'hui.

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    1. Ok, mais pourquoi ne pas envisager une unité plus petite ? Certains auteurs font durer une situation deux ou trois cases de trop, juste pour la finir en fin de page. Quand c'est Hergé qui s'y colle, OK, ça donne des trucs pas trop dégueu ; mais sinon, ça peut être un brin relou, quand même. Et on voit avec l'exemple de Franquin que cette méthode n'a rien d'obligatoire ou de spécialement performant. (Le plus usant, pour moi, ce sont les suspenses tout pourris de fin de chapitre de Urasawa ("Monster" ou "20th century boys") dans lesquels on voit vraiment la patte de l'auteur qui est obligé de faire faire des trucs complètement aberrants à ses personnages, juste pour faire un coup de suspense.)

      Cette méthode (bien faite) (ce qui est rare) peut permettre de maximiser l'impact d'un scène, mais fait perdre la plus part du temps de la place pour densifier et diversifier un récit.

      Ceci dit, Jason, lui, perd de la place, certes, mais parce qu'il a UN PLAN SECRET ! (Je tease pour le prochain billet.)

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