Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


jeudi 25 avril 2013

La bande dessinée n'est pas sale.

Joann Sfar essaye de nous expliquer, en utilisant la représentation de la sexualité, la particularité de la bande dessinée par rapport à d'autres formes d'arts (narratifs).

Joann Sfar, Pascin – La java bleue, L'association.

ESSAYONS, DONC, DE COMPARER LA BANDE DESSINÉE A D’AUTRES ARTS (NARRATIFS).

LE CINÉMA, PAR EXEMPLE.

Le cinéma est, à la base, une tentative de captation du réel (c'est peut être dit péremptoirement, mais, bon, on va quand même pas se gêner). Le spectateur regarde une scène de film comme il observerait une scène-réelle-de-la-vie-de-tous-les-jours.

(Quand les frères Lumière ont inventé le cinéma, très vite, ils ont filmé des vrais gens, pour montrer à des terrassiers comment faisaient des forgerons, et inversement.) (Ils ont même filmé la mer, pour montrer à quoi ça ressemblait aux continentaux.) (C’était pour que les gens aient conscience les uns des autres, que le corps social prenne conscience de lui-même.) (C’était politique, c’était fou-fou.)

Vrais gens.

Autres vrais gens.

Cette idée de « rendre le réel » perdure même quand le film renonce à toute vraisemblance pour raconter le voyage d'un hobbit au travers d'un pays imaginaire peuplé de gloumoutes crypto-nazis à l'hygiène douteuse. Il est toujours important, même dans ce cas, de donner une impression de réalisme, de « faire vrai » : on soigne les décors, les costumes, on gonfle tout cela en 3D pour rendre l'ensemble plus tangible, plus palpable.

LE CINÉMA ET LA SEXUALITÉ, DONC.

Du coup, quand on représente la sexualité au cinéma, le spectateur se retrouve dans la position inconfortable du type qui ne devrait pas être là où il est et qui surprend quelque chose qu'il ne devrait pas voir. Le spectateur est dans une position de voyeur. Des tas de réalisateurs ont d’ailleurs utilisé ce fait pour construire leurs films :

-          Haneke, qui met un film dans le film pour bien nous expliquer qu’on est des gros pervers quand on regarde un film. Mouais…


-          Breillat, qui nous fait le coup de l’actrice qui se regarde avec trouble dans un miroir.


-          Ou Powell, dans un registre un chouille plus fin, avec un titre qui ne tourne pas autour du pot : le voyeur.


ET POUR CE QUI EST DE  LA LITTÉRATURE ?

La littérature est, à la base, une tentative de transcription de la parole (péremptoire, tout ça).

(Quand le vieil Homère sucrait les fraises en racontant pour la centième fois ses histoires de mecs en jupes qui se font la guéguerre à pétaouchnok et qu’un auditeur a eu l’idée de tout mettre par écrit, pouf, ça a créé la littérature.)

Cette opposition film/écrit, réel/parole, s'illustre assez bien dans l'extrait suivant d'un conte de Noël d'Arnaud Desplechin :

Dialectique cinéma-littérature structurant le récit par une interpellation méta-textuelle. 
Grosso modo, hein.


En littérature, le lecteur « écoute » et partage quelque chose avec le récitant, le raconteur. Parfois, même, le lecteur se voit directement pris à parti par Stendhal (dans Le rouge et le noir) :

Les salons que ces messieurs traversèrent au premier étage, avant d’arriver au cabinet du marquis, vous eussent semblé, ô mon lecteur, aussi tristes que magnifiques. On vous les donnerait tels qu’ils sont, que vous refuseriez de les habiter ; c’est la patrie du bâillement et du raisonnement triste.

Dans ces conditions, lorsqu’on en vient à parler de sexualité, le lecteur se retrouve dans une nouvelle position inconfortable : celle du type à qui on raconte des tas de détails bizarroïdes alors qu'il n'a rien demandé. (« Elle aimait bien se faire lécher les pieds. » Mais oui, tu m'en diras tant. Fais-moi rêver.) Le lecteur est provoqué et ne sait pas comment réagir.

Dans un film, le spectateur est face à du réel. Dans un livre, le lecteur est face à l'auteur, qui est tout aussi réel.

POUR EN REVENIR A LA BANDE DESSINÉE.

Pourquoi, dans ce contexte, Joann Sfar peut-il se permettre de représenter des scènes explicitement pornographiques sans que nous ne nous sentions plus agressés que ça ? (J'ai choisi une page soft pour recevoir le label tout public mais cela ne change rien à la manière que nous avons j'ai de recevoir l'ensemble des pages.)

C'est, à mon avis, parce que la bande dessinée se trouve dans un entre-deux : elle est moins réelle qu'un film et l'auteur y est moins tangible que dans un roman. Les scènes y sont, Lapalisse, dessinées. Explicitement représentées, réinterprétées. Donc moins concrètes que dans un film.

 On admire le réalisme échevelé de cette image, mis en écrin par une perspective tout ce qu’il y a de cavalière.

A contrario, le dessin existe. Il est présent. L'auteur n'est plus un romancier tout puissant qui « voit » des choses et essaye ensuite de les décrire un peu comme il veut. Le lecteur n'est plus cet espèce d'enfant qui ne comprend pas tout bien. (Ça vous est sûrement déjà arrivé de lire un roman, de voir arriver un personnage, d'imaginer son look, et puis d'être confronté au romancier qui, quinze pages plus loin, fait une description de ce personnage qui fout tout ce que vous aviez imaginé par terre.) (Tout ça pour se la jouer moderne... Il aurait pas pu la faire tout de suite, sa description, non ?) En bande dessinée, ce genre de problème n'est pas possible. Le dessin est fait, le dessin est imprimé. Il représente ce qu'avait le dessinateur dans la tête. Il le représente bien ou mal, ok, mais s'il n'était pas content, il n'avait qu'à le refaire, son dessin pourri.

Il y a donc des éléments sur lesquels les auteurs et les lecteurs peuvent s'accorder. Une base commune. Chacun fait un pas l'un vers l'autre. L'auteur ne surplombe plus le lecteur et perd son statut de « raconteur tout puissant ». Il n'existe plus comme une tierce personne. Il se dilue dans son livre.

Le personnage s’adresse directement à nous.
 Pour résumer, on se passe de l'étape « J'étais mieux sous les tropiques, dit Pascin ».  Ici, Pascin parle, point.

CE N'EST PAS FINI ! ON PEUT ALLER PLUS LOIN DANS CETTE RELATION AUTEUR-DESSIN-LECTEUR !

Si le cinéma est une captation du réel et la littérature une transcription de la parole, la bande dessinée, qu'est-ce que c'est ? Ne serait-elle pas une représentation de nos pensées ? Je dis ça, parce que Sfar semble d'accord avec moi :

Les dessins de Pascin et les dessins de Sfar se confondent.

Sfar nous montre que ses dessins et ceux de Pascin sont de même nature. Les dessins de Pascin sont la représentation de ses souvenirs, de ses penséesLes dessins de Sfar sont donc également, ostensiblement, la représentation de ses pensées.

Les pensées de Pascin et de Sfar se confondent. Pascin rêve qu'il est en vacance et le dessine. Sfar rêve qu'il est Pascin et le dessine. 

DE PLUS, IL EXISTE UN PARALLÈLE DIRECT ENTRE UN DESSIN ET UN SOUVENIR.

Quand Pascin veut dessiner son souvenir, il en isole les traits caractéristiques et les représente.

Nous même, quand nous nous souvenons d'un visage, d'un paysage, d'un bâtiment, nous en isolons les traits caractéristiques - un gros nez, un toit pointu, un arbre biscornu - sans visualiser complètement l'objet ou la personne ; nous les schématisons ; nous les dessinons dans notre esprit.

ATTENTION ! GROS AXIOME !

Un dessin et un souvenir sont aussi précis et aussi flous l'un que l'autre. Aussi réels et irréels. Aussi comparables.

Et donc, tout ce passe comme si, en bande dessinée, en partageant des dessins, nous partagions des pensées, des souvenirs, ou des rêves. Plus exactement, nous accueillons dans nos pensées les rêves de quelqu'un d'autre ; comme peuvent nous arriver des pensées quand on rêvasse en marchant dans les rues ou en étant assis sur un canapé.

QU'EST CE QUE C'EST QUE CETTE PHRASE ? ON N’EST PAS CHEZ PROUST ICI !

Dans la page qui nous occupe, avec Pascin, c'est une pensée sexuelle. Bon. Ce sont des choses qui arrivent. On va pas en faire tout un fromage non plus. On est humain, après tout. A la limite, c'est plus de l'ordre du fantasme (comme celui avec trois éléphants et la princesse d'Angleterre). Ce n'est pas bien réel. Ce n'est pas bien sérieux. Ce n'est pas bien grave.

Un souvenir érotique apparaît. Que faites-vous ?

L'intimité d'une bande dessinée ne pose plus les questions de voyeurisme, de cochonceté, qui se posent dans d'autres arts. Parce que « c'est juste dans notre tête ».

ALORS LA, ÇA ME FERAIT MAL.

A un moment, beaucoup d'auteurs estampillés « nouvelle BD » parlaient de la bande dessinée comme « d'un art pour branleurs ». (Je cite, hein. Je suis poli, moi. Mais, nonobstant, je suis également  respectueux de l’exactitude de la parole d’autrui.) (Ça travaillait beaucoup Blain, notamment.) Je me suis demandé pourquoi et je crois que c'est pour les raisons que j'ai essayé d'expliquer ci-dessus.

La bande dessinée est plutôt « vécue » comme une pensée personnelle, plus intime et moins réelle, moins agressive et plus fantaisiste. En l'occurrence, ici, pour ce qui est de la sexualité, la bande dessinée est « vécue » comme un fantasme. Et c'est d'ailleurs (je crois) ce que sont, pour Sfar, les livres ayant pour personnage Pascin : un fantasme. Le rêve d'une autre vie.


ACCROCHEZ-VOUS UN PEU, IL N’Y EN A PLUS POUR TRÈS LONGTEMPS.

Laissons-là Sfar (le pauvre chou) et essayons de revenir sur la critique précédente qui avait porté sur les cigares du pharaon. (Vous croyiez que j’avais oublié, avouez…)

Nous retombons sur la conclusion précédente qui était que « la bande dessinée est très bien organisée pour représenter les mouvements de la pensée, les souvenirs, les rêves, et tout ce genre de choses ».

Cette caractéristique peut d’ailleurs expliquer, paradoxalement, pourquoi la bande dessinée est vue comme une sale petite littérature pour enfants : chez eux, pour pallier au manque d’expérience, l’imagination, « le monde qu’on se construit dans la tête », est plus florissant.

Cela peut expliquer pourquoi les histoires traitées en bande dessinée sont souvent fantastiques ou merveilleuses : si les dragons (ou Rastapopoulos en jupette) n’existent pas dans la vraie vie ; ils existent bel et bien dans nos esprits (que ceux qui ont dans leurs esprits des images de Rastapopoulos en jupette aillent très vite consulter).

Cela peut expliquer pourquoi les rêves de Hergé fascinent tant : parce qu’ils sont la signature de ce qu’est la bande dessinée elle-même.

Enfin, cela peut expliquer le caractère foisonnant de l’œuvre de Sfar : ses dessins essayant de représenter ses pensées, ils sont tout aussi nombreux, discursifs, différents, contradictoires, abondants.

TADAAA !

Comme un enfant s'imagine des choses, la nuit, dans le noir et sous son lit, nous nous imaginons des choses, le jour, dans les marges blanches.

OUHLALA, C’ÉTAIT VRAIMENT PRISE DE CHOU ET COMPAGNIE AUJOURD’HUI !

6 commentaires:

  1. P.S. Dans une démarche (tout à fait admirable) de tirage de balle dans le pied, je tiens à préciser que Sfar a quand même dit, dans l’émission « La grande librairie », que la littérature lui donnait plus de liberté que la bande dessinée (qu’il pouvait y représenter des choses plus extrêmes).

    Il a également vaillamment résisté aux différentes tentatives du présentateur à la chevelure circonflexe de lui faire dire que la BD, hein, c’est quand même moins bien que les vrais livres. Ce n’est donc pas une phase de dépression genre « tout est pourri » mais une réflexion profonde sur son évolution de raconteur.

    Bref. Je ne suis pas très d’accord. Bien entendu, les auteurs racontent n’importes quoi. Heureusement que je suis là pour corriger le tir. C’est évident.

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  2. P.P.S. Je suis un peu désolé d’avoir infligé à tout le monde (enfin, les quelques vaillants qui viennent par ici) certaines analyses un peu trop tirées par les cheveux. C’était pour essayer d’aboutir à cette sorte de définition de la bande dessinée. Maintenant que c’est fait, je crois que ça va un peu se calmer…

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  3. Ne soyez pas desole. Le niveau moyen des billets ici est tres eleve. Et celui-ci, de mon point de vue, est exceptionnel !
    Merci pour cette fine analyse qui m'a beaucoup plu. C'est la definition de la BD que je prefere.

    Et pour en revenir a Sfar, si j'ai bien saisi, il est actuellement en train de faire la promotion de son roman... Le pauvre, meme si il est tres talentueux, il va quand meme pas la faire en disant : "la litterature c'est bien, mais c'est quand meme moins bien que la BD..."

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    1. C'est gentil, mais bon, le but n'est quand même pas de saouler les lecteurs, et ces derniers temps, j'avoue, c'était limite-limite... Mais bon, je tenais pas mal à ce message ci, donc c'était une sorte de mal nécessaire que de raconter des calembredaines sur l'abstraction et les égyptiens aux moeurs légères...

      Concernant Sfar, je crois franchement que ce n'est pas du flan. Je pense aussi qu'au bout de six milliards deux cent soixante-douze millions sept cent quatre-vingt trois mille deux cent quarante-et-une bandes dessinées, le fait de trouver d'autre terrains de jeux lui aère la tête. Il découvre d'autre moyens d'expressions, et peut les explorer, après avoir fait (peut être, j'en sais rien, je crois, à mon humble avis) (j'aime faire des procès d'intention) le tour de certains systèmes en bande dessinée.

      Du coup, comme c'est assez neuf, la littérature paraît plus youpla-boum.

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  4. Bonjour,
    Malheureusement je n'ai rien d'intelligent à dire/rajouter/opposer à ce sujet... Je passe juste pour dire qu'en tant que lectrice assidue de bandes dessinées (et de ce blog), c'est très agréable qu'on nous offre comme ça, hop sur un plateau, des analyses pertinentes et agréables à lire (selon mon humble avis dans les deux cas)
    Donc bravo et merci :)

    PS: et en plus, aller du Génie des Alpages à DragonBall en passant par Sfar, j'attends impatiemment les futures références!

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    1. C'est gentil, merci, je ne savais pas si je mélangeais suffisamment les styles d'auteurs... Je vais essayer de continuer comme ça (je vais même essayer de mettre un ou deux bouquins super pas connus).

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