Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


vendredi 5 avril 2013

La bande dessinée est abstraite.

Martin Tom Dieck nous explique que l’abstraction n’est pas là où on croit.

Martin Tom Dieck, Vortex, Les éditions arrache cœur & FRMK.

PARLONS D'ABORD UN PEU DE PEINTURE.

Le propos des « arts plastiques » (peinture, sculpture...) était la représentation. Une représentation exacte du réel. Qui s’est transformée en une représentation juste du réel.

Petit à petit, on s’est aperçu qu'en représentant une scène avec des couleurs et des formes biscornues, on transmettait mieux le sentiment qu’on voulait faire passer. 

Toujours petit à petit, on s'est mis à carrément utiliser des couleurs psychotroniques et des formes qui ne ressemblaient plus à rien. Cela décrivait toujours (et toujours mieux) le contenu que voulait transmettre l’artiste, la réalité qu’il voulait exposer ; tout en mettant plus en avant la matière même des œuvres (la peinture, les couleurs, les formes, etc.).

La réalité que le peintre voulait montrer naissait directement de la réalité de la toile.

Vassily Kandinsky, Le bleu du ciel.
 Kandinsky est considéré en général comme l'inventeur de la peinture abstraite (et des costumes à la Decouflé-Seraphinianus).

Dans ce tableau, les « représentations » sont indéfinies (on y voit, la plupart du temps, des espèces de microbes-du-futur-de-mars, mais ça reste assez flou) (enfin, je crois) (enfin, me concernant, en tout cas, ça reste assez flou).

De fait, comme par hasard, cette peinture est construite de telle sorte qu’elle fasse ressortir :
  • les couleurs (le fond bleu pétant permet de faire ressortir les jaunes, rouges, roses, des « microbes ») ;
  • les formes (qui se découpent là encore très nettement sur le fond bleu) ;
  • la matière (Kandinsky ne nous la joue pas froid, le fond bleu n’est pas uni, on voit le « coloriage », on voit le travail).

POUR REVENIR A LA BANDE DESSINÉE...

A mon sens, on fait une erreur en essayant de définir la bande dessinée abstraite comme une extension de la peinture abstraire, comme une sorte d'agrégation de plusieurs petites peintures abstraites mises à la queuleuleu.

Comme j'ai essayé de l'expliquer dans d'autres messages, l'essence de la bande dessinée (pour moi, hein) n'est pas la représentation d’un objet, mais la juxtaposition de différentes images qui permet de « dépasser le sens direct d'un ensemble de dessins pour laisser le lecteur interpréter, peupler, accaparer, accroître le monde décrit dans ceux-ci »

N’est-ce pas ? 


(Dites oui, juste pour me faire plaisir.)

Quand Lewis Trondheim crée son livre Bleu ou que Ibn Al Rabin fait des tas de trucs dont certains sont visibles , ils utilisent des représentations abstraites. Certes. Mais leurs enchaînements sont « concrets ». On arrive à « pister » les formes (qui sont, encore, souvent, des microbes, va savoir pourquoi) pour construire une succession logique.

Lewis Trondheim, Bleu, L’Association.
Trondheim est considéré en général par moi-même comme le non-inventeur de la bande dessinée abstraite.

Si la peinture abstraite était le fait de s’affranchir d’une certaine logique représentative (la perspective, les yeux équidistants du nez, les formes, tout ça…) pour mieux transmettre le propos, les idées, les sentiments, le contenu, tout le bazar ; alors, que devrait être une bande dessinée abstraite ?

Eh bien (selon moi, toujours), ce devrait être une bande dessinée qui s’affranchisse d’une certaine idée de causalité. (Attention, ça parle sérieux. Froncez les sourcils devant votre écran, ça sera plus dans le ton.) Les images placées les unes à la suite des autres ne nourriraient plus un récit logique, chronologique, mais s’entrechoqueraient pour créer des courts-circuits dans la tête du pauvre lecteur. Ces images ne compléteraient pas forcément l’enchaînement des cases, ne compléteraient pas le récit.

Ces images seraient une extension de celles créées par les auteurs sans en être un complément.

 Vassily Kandinsky, Succession.
Serait-il aussi l'inventeur de la bande dessinée abstraite ? Il est fort, ce cochon.

ET ALORS ÇA, EH BIEN MARTIN TOM DIECK LE FAIT TRÈS BIEN.

(Attention, il y a quatre pages d'affilée)





On ne peut effectivement pas dire que les transitions entre ces différentes pages soient évidentes...

Vous vous souvenez peut être de Dragon Ball... Et de la façon dont Toriyama organisait la continuité, la fluidité de la lecture, en essayant de conserver certains éléments identiques d’une case à l’autre ? 

(Là encore, hein, dites oui…  Soyez chic. Ça vous coûte rien et, moi, ça me fait plaisir.)

Eh bien, avec Tom Dieck, c’est tout le contraire, il y a tout qui bouge, il n’y a plus d’organisation de cette foutue continuitéD'une case à l'autre, il modifie tout :
  • le sujet (alternance bâtiment | surface | bâtiment | surface),
  • les valeurs de plans (alternance large | serré | large | serré),
  • la représentation (alternance figuratif | presque abstrait | figuratif | presque abstrait),
  • les traits (qui sont tour à tour droits | gros | rugueux | liquides).

Les transitions d’une image à l’autre sont donc très sioux (et plus particulièrement les transitions entres les quatre pages qui nous occupent) (parce que d'autres passages sont beaucoup plus « narratifs ») (je suis fourbe, je choisis les passages qui m'arrangent). 

Et c’est ce qui fait toute l’abstraction de l’affaire.

On n’assiste pas, ici, à un enchaînement implacable menant le lecteur d’un point A vers un point B. Non. Je dirais plutôt que les cases « diffusent » les unes dans les autres. Une case modifie « l'ambiance » de la précédente et de sa suivante.

C’est tellement vrai que, pour une fois, l’ordre de lecture n’est pas un élément essentiel de l’œuvre.

Ce qui importe, c’est le court-circuit des images les unes avec  les autres (que l’on voit d’abord l’image A puis l’image B ou le contraire, le court-circuit des deux images a bien lieu).



Dans ta face, la femme qui marche !
(Contrairement à ce qu’il paraît, cette phrase n’est pas misogyne.)

En changeant du tout au tout, en surprenant le lecteur, Tom Dieck espère faire naître des images ou des émotions inattendues, moins préparées, moins « fabriquées », et du coup plus fortes.

ALORS, CERTES, C'EST BEAU, CERTES, C'EST NOBLE.

Mais, dans ce cas, qu'est-ce qui différencie un livre « je mets tout et n'importe quoi dedans et après je dirai que c'est de l'art » et un vrai livre réfléchi qui, effectivement, arrive à créer des images en nous, et pas seulement parce que nous sommes de bonne composition ?

D'après moi, c'est la cohérence, l'unité de l'ensemble qui nous permet de nous accrocher... La thématique globale qui, elle, ne change pas, et nous permet de nous dire « Il y a ici un univers cohérent (des trucs dans la flotte), essayons de l'explorer... ». (Comme on se dit devant les tableaux de Kandinsky « cette peinture est un tout, l'ensemble des formes a une unité, cela me donne envie de rester devant le tableau et de m'y plonger ».)

Cette cohérence permet de croire dans l'auteur, dans son projet (et de ne pas balancer le bouquin par la fenêtre en hurlant que c'est débile et qu'une crevette hydrocéphale pourrait en faire autant).

Cette cohérence permet également de donner un fil rouge au lecteur. La continuité ne se fait plus par un travail d’enchaînement précis d'une case avec une autre, cette case devant rappeler la case précédente et appeler la case suivante, blablabla. Non. Cette fois-ci, toutes les images se fondent plutôt dans un grand tout, un ensemble d'où découle une ambiance, des impressions. Ce sont ces impressions qui vont ensuite inspirer le lecteur pour qu'il s'accapare le livre et commence à s'imaginer ses propres « cases fantômes »

Au final le travail de bande dessinée ne naît plus directement de deux images mises l'une à côté de l'autre mais de l'ensemble des images réunies toutes ensembles.

Je vais essayer de mieux m'expliquer grâce à un extrait de film.

Terrence Malick, Le Nouveau monde
Une magnifique pub pour les bains de boue Center Parcs.

Dans ces scènes, on ne peut pas dire qu’on soit paumé, puisqu'on conserve le thème général (ils sont ensemble dans la forêt, super). 

Par contre, tous les autres éléments du film changent (la valeur des plans, leurs durées, leurs sujets, leurs significations, leur abstractions). Du coup, les impressions portées par chaque plan s'entre-choquent les unes aux autres. 

Ce n'est pas innocent : le personnage principal découvre les différents aspects de ce fameux nouveau monde et le tout bouillonne et se mélange dans sa tête. Le montage du film reflète donc ce bouillonnement.

HÉ BIEN, CHEZ TOM DIECK, C'EST PAREIL.

Chez Tom Dieck aussi, il y a une thématique générale (des immeubles dans l'eau) qui donne une unité à l’œuvre.

Chez Tom Dieck aussi, les images sont extrêmement changeantes, avec des valeurs de plans, des sujets, des significations, des niveaux d'abstraction différents. Et des reflets dans l'eau. (Très important, les reflets dans l'eau.)

Chez Tom Dieck aussi, cette construction reflète un bouillonnement.

Et chez Tom Dieck aussi, ce n'est pas innocent... Ici, en quelque sorte, le personnage principal, c'est nous ; et les différents aspects/plans du nouveau monde que nous découvrons sont les différentes cases qui décrivent l'univers de Vortex

Là où ça devient fort, c'est que ce bouillonnement est à double soupape inversée :
  • Ce bouillonnement aide à faire le travail basique de la bande dessinée : permettre au lecteur de  s'accaparer et accroître l'univers créé par un ou des auteurs et, à partir de là, inventer ses propres images.
  • Ce bouillonnement  met en scène la découverte par le lecteur de l'univers créé par l'auteur (le bouillonnement de l'homme qui découvre un nouveau monde). Il permet de donner une cohérence générale à l'extrait, lui donne sa « couleur ».
  • Ce bouillonnement devient le sujet même de Vortex(Si l’architecture décrite dans Vortex était moins tordue, elle renverrait cette fois-ci à un sentiment beaucoup plus pur, beaucoup moins emmêlé, beaucoup moins tourbillonnant. Il ne suffit pas de se dire : « Tiens je vais foutre une ville sous de la flotte ». Il faut ensuite choisir ces fameuses formes, traits, etc. Et ici, ces forment bouillonnent.)

Des petits vortex bouillonnant de partout. Et avec quatre types de traits différents.

SI ON RÉSUME.

Vortex décrit de manière bouillonnante (parce que abstraite, l'ensemble des images se mélangeant dans un grand tout) la découverte bouillonnante (parce que l'ensemble des aspects de l'univers que nous découvrons nous arrivent dans le désordre) d'un univers bouillonnant (parce que cet univers est empli de vortex qui vont trimbaler sans cesse le lecteur et les personnages dans ce monde incertain).

Le déséquilibre, l'incertitude et la liberté de la mise en page abstraite se trouvent reflétés dans l'univers étrange, inconnu et vaste qui va être petit à petit décrit dans le livre.

Le fond et la forme, la construction et le sujet, se rejoignent dans ce fameux « grand tout » permis par l'abstraction.

2 commentaires:

  1. Très bel article, à la fois fluide, intelligent et drôle.

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    1. A merci, c'est très gentil, parce que, sur cet article, il m'avait semblé que j'étais passé un peu à côté... Me voilà (un chouilla) rassuré.

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