Sam Coleridge, 1817 :
Il fut convenu que je concentrerais mes efforts sur des personnages surnaturels, ou au moins romantiques, afin de faire naître en chacun de nous un intérêt humain et un semblant de vérité suffisants pour accorder, pour un moment, à ces fruits de l’imagination cette « suspension consentie de l’incrédulité », qui constitue la foi poétique.
Et le truc qui échappe à beaucoup de gens dans cette suspension d'incrédulité, c'est le terme de « consentie » ou « volontaire » ou « c'est le lecteur qui décide s'il veut bien se faire embarquer par le récit » ou « il suffit pas de dire un truc pour que ça plaise au lecteur, il faut faire un petit effort pour le convaincre quand même ».
De fait, le ou les auteurs se trouvent, au début d'un récit, dans la position de convaincre que leur histoire va être trop méga cool et que ça vaut la peine d'y consacrer un peu de temps.
Et on peut faire ça de différentes manières.
SEA, SEX, AND SUN.
Premièrement, on peut tout simplement construire un personnage, des situations, un domaine de base assez classique mais avec des éléments qui le rendent sexy. C'est la méthode Largo Winch (il est beau, hyper riche, a un copain prêt à mourir pour lui, est entouré de filles lassives et bisexuelles (apparemment, c'est très important, parce que ça arrive souvent), vit dans des baraques immenses situées sur des îles privées).
EN GARDER SOUS LA PÉDALE.
Deuxièmement, on peut y aller par paliers. On prend une situation bizarre mais pas trop, on laisse le lecteur s'y habituer, on rend la situation plus bizarre encore, on laisse le lecteur reprendre ses marques, on bizarrifie encore le truc, le lecteur suit derechef, etc. C'est la méthode Star Wars.
- Luke Skywalker vit il y a très longtemps, en pyjama, sur une planète à deux Soleil, en ne se nourrissant exclusivement que de soupe d'ortie.
- Ok. Pourquoi pas. Si c'est ton truc, les pyjamas.
- MAIS EN PLUS y a une princesse sexy qui veut de l'aide.
- Euh... d'accord, ça passe parce qu'elle est sexy (confère premièrement).
- MAIS EN PLUS y a un vieux mystérieux qui fait du sabre tout seul dans une grotte depuis 40 ans.
- Bon, là, j'ai pas tout compris, mais il a pas l'air bien méchant. Et puis, bon, faut bien un vieux mystérieux.
- MAIS EN PLUS Luke peut faire bouger des objets tout seul.
- Ouais, euh... ouais. Je vois pas à quoi ça sert, mais d'accord.
- MAIS EN PLUS y a une planète-géante-vaisseau-spatial qui tire des rayons lasers qui tuent d'autres planètes.
- Gné ?
- MAIS EN PLUS y a un asthmatique super fort en bougeage d'objets qui est très méchant.
- Écoute, si ça te fait plaisir, moi, je suis plus vraiment à ça prêt. Et je comprends même pas ce qu'il fout là. Et d'ailleurs
- MAIS EN PLUS l'asthmatique, c'est le père de Luke.
- ...
- Et la princesse, c'est sa soeur.
- ...
- Et le vieux, c'est son chien. (Nan, je déconne.) (Mais tout le reste, c'est vrai.)
On voit bien que tout ça n'a aucun sens, mais que, bon, en y allant doucement, étape par étape, petit bout par petit bout, ça passe.
Hergé (hé oui ! toujours lui !) ne fait pas autre chose au début de Objectif Lune (et même tout au long de l'album). C'est la stratégie des petits pas, mais une stratégie des petits pas qui marche (je viens de faire un jeu de mot sans faire exprès) (je suis fort).
LUI PROMETTRE DU RÊVE.
Troisième solution, y aller franco. On met carrément carte sur table en disant « écoute, vraiment, là, c'est n'importe quoi, on est d'accord. Mais c'est rigolo. Alors, c'est toi qui vois. Tu as le droit de pas venir, de te dire que c'est un peu too much, mais, si tu viens, je te le promets, on va bien s'amuser ».
Par exemple, Shakespeare, au début de Henri V, il fait ça :
Un royaume pour théâtre, des princes pour acteurs, et des monarques pour spectateurs de cette scène transcendante ! [...] Mais pardonnez, gentils auditeurs, au plat et impuissant esprit qui a osé sur cet indigne tréteau produire un si grand sujet ! Ce trou à coqs peut-il contenir les vastes champs de la France ? Pouvons-nous entasser dans ce cercle de bois tous les casques qui épouvantaient l’air à Azincourt ? Oh ! [...] permettez que, zéro de ce compte énorme, nous mettions en œuvre les forces de vos imaginations. [...] Suppléez par votre pensée à nos imperfections ; divisez un homme en mille, et créez une armée imaginaire. Figurez-vous, quand nous parlons de chevaux, que vous les voyez imprimer leurs fiers sabots dans la terre remuée. Car c’est votre pensée qui doit ici parer nos rois, et les transporter d’un lieu à l’autre, franchissant les temps et accumulant les actes de plusieurs années dans une heure de sablier.
Ce qu'on peut réécrire en :
Ok, pour l'instant, c'est pas flambant, mais si vous vous laissez embarquer, il y aura des grosses scènes de bastons, on va pas s'ennuyer.
C'est la stratégie généralement utilisée par Marc Wasterlain pour emmener ses lecteur où il veut. Il n'y va pas crescendo, il met directement les deux pieds dans le plat. MAIS de manière rigolote. De manière à la fois légère et inattendue. De manière fofolle et goguenarde.
La planète des chats commence donc dans une école d'enfants surdoués (mais alors très très enfants (la moitié à encore une tétine) et très très surdoués (ils composent des symphonies, traduisent la Bible en sanscrit, sont télépathes, dialoguent avec des chiens, transforment une moissonneuse batteuse en vaisseau spatial)).
Ok, il n'y a rien de crédible dans tout ça mais c'est RIGOLO. Et on a envie de rigoler avec Wasterlain. Alors, c'est bon on lâche l'affaire, et on se demande simplement où tout cela va nous mener.
La troisième méthode est la plus élégante. Si la première fait un peu boeuf et la deuxième reste assez froide, assez systématico-mécanique, la troisième a l'avantage de mettre en avant l'essence du récit : l'amusement, le divertissement, le fun. Si on est là, c'est pour le fun. Si on fait semblant de croire à tout ça, c'est pour le fun, c'est pour l'émotion que cela procure. Et l'émotion des récits de Wasterlain est un mélange de tendresse, de petite folie, de poésie, d'inventivité et de liberté à tout crin.
Des chevaliers chiens.
Des guerres entre chats et chiens.
Des châteaux forts, des drakkars, des roulottes tirées par des pangolins.
Des Docteurs qui volent et croisent des ptérodactyles qui se font manger par des poissons géants.
Quand on lit une histoire de Wasterlain, on ressent cette poésie de la liberté ou cette liberté de la poésie, on se sent libre comme le docteur Poche qui vole dans les airs grâce à son gros manteau rouge.
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