Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


vendredi 23 mai 2014

La bande dessinée et la tactique du gaufrier.

Alan Moore, Dave Gibbons, John Higgins nous montrent comment avoir un récit incertain ET un univers ET un discours ET une mécanique scénariste ET que tout ceci forme un tout cohérent. Fortiche.

Alan Moore & Dave Gibbons & John Higgins en pleine dépression, Watchmen - chapitre 4 - Watchmaker,  
DC Comics & Delcourt (traduction de Jean-Patrick Manchette).

LE TEMPS QUI PASSE.

La bande dessinée des Watchmen se base d'abord sur un jeu de mot pourri. Watch, ça veut dire surveiller (le titre français de l'oeuvre est Les gardiens). Ça veut aussi dire horloge. Cette thématique du temps sera enfoncée à coup de burin dans la tronche du lecteur par des tas de signaux extérieurs au récit :
  • Le titre à double sens : Watch-men. 

  • L'horloge dite de la fin du monde. 
Chacun des 12 tomes du récit voit le décompte d'une horloge se rapprocher de minuit (ou midi).
Que se passera-t-il à ce moment là ? Ça n'a pas l'air bien engageant.

  • Le contexte même des super-héros.
Les héros des Watchmen ont connu leurs heures de gloire dans les années 70.


Ils sont eux mêmes les continuateurs de super-héros plus âgés et à l'ancienne ayant opérés dans les années 40 : les Minutemen (minute, watch, double sens, tout ça).



Et sont également inspirés d'autres super-héros, créés, eux, dans nos véritables années 60 au sein des éditions Charlton Comics...


Docteur Manhattan et Captain Atom.

Le comédien et Peacemaker.

Rorschach et La question.

Le temps qui passe pour les super-héros (des années 60 aux années 80) est alors identique à celui qui passe pour le lecteur 
qui se souvient de sa jeunesse et de tout ces super-héros positifs (la publication de Watchmen commence en 1986).



Des références externes au récit qui permettent toutes de lier le groupe de super-héros au temps (et même au temps qui passe).

POUVOIR & LIBERTÉ.

La bande dessinée des Watchmen se base ensuite sur ce qu'elle est : un comics mainstream de super-héros qui se pose des questions sur les comics mainstream de super-héros. Ou plutôt : qui se pose les questions que devraient se poser les héros des comics mainstream de super-héros. Grosso modo : comment être / devenir un héros ? Comment assumer ce statut ? Comment faire les bons choix ?

Des questions, donc, sur le pouvoir, le libre arbitre, et tout ce qui en découle...

Responsabilité de nos actions et de nos choix...

Liberté de ces choix...

Regrets de ces choix...

Et plus généralement : comment anticiper l'avenir?

Comment être libre ?

BREF.

Jonglant entre ces différents pôles (pouvoir et temps) (Hommes-gardiens et Hommes-montres) qui vont s'enchâsser (l'exercice du pouvoir entraînera des regrets qui vont s'amplifier au cours du temps), les auteurs, pour réfléchir à ces questions et illustrer correctement leurs propos, vont devoir faire preuve d'une grand maestria technique et bande dessinesque :

  • 1° - Donner l'impression du libre arbitre des personnages.
(A quoi bon réfléchir aux pouvoirs et aux choix des personnages si on a l'impression que ceux-ci sont les marionnettes des auteurs ?)


  • 2° - Développer différents personnages qui interagissent les uns avec les autres de manière crédible.
(Pour incarner différents choix possibles et éprouver ce fameux libre arbitre.) (Si la question du libre arbitre n'est incarnée que par un seul personnage que rien ni personne ne vient contredire ou mettre en doute, c'est un peu trop facile, non ?)


  • 3° - Décrire les conséquences des choix des personnages sur l'univers dans lequel ils vivent. 
(Et donc décrire cet univers.)


  • 4° - Utiliser les personnages, leurs actions et leur univers pour porter le discours des auteurs.
(Tout ce qui a été mis en place précédemment l'a été fait par les auteurs pour porter leurs réflexions sur le pouvoir et son utilité.)


    • 5° - Établir des mécaniques de récit permettant de ressentir la liberté, le pouvoir et les effets des choix des personnages.
    (Pour que les idées des auteurs ne restent pas purement théoriques et trouvent, en quelque sorte, des application intra-muros dans la bande dessinée.)


    ET, DONC, LA, JE VOUS FERAIS REMARQUER QUE CE SONT CE SONT GROSSO MODO LES ÉLÉMENTS QUE J'AI ESSAYÉ DE DÉTAILLER DANS LES MESSAGES PRÉCÉDENTS. (ÇA PARAIT PEUT ÊTRE PAS ÉVIDENT MAIS JE VOUS JURE QUE C'EST VRAI.)

    SACRÉ HASARD, DITES DONC...


    MERCI A ÉRIK DE FAIRE REMARQUER QUE C'EST DRÔLEMENT BIEN CHIADÉ. (OU AU MOINS QUE ÇA ESSAYE DE L'ÊTRE.)

    Du coup, je vais essayer de remonter un peu le fil de ce que j'ai dit au cours des derniers messages, et voir comment cela peut trouver une application dans les Watchmen.

    5° - ÉTABLIR DES MÉCANIQUES DE RÉCIT PERMETTANT DE RESSENTIR LA LIBERTÉ, LE POUVOIR, ET LES EFFETS DES CHOIX DES PERSONNAGES.

    Certains récits s'en sortent très bien en n'utilisant que les images frappantes qui viennent à traverser les esprits des auteurs ainsi que les sentiments (nostalgie, etc.) générés par le récit et les personnages pour voguer au fil de l'eau sans se reposer sur une narration très construites.

    Seulement, ici, se sont les Watchmen. 

    Les Hommes de l'horloge. 

    Les Hommes du rouage. 

    Les personnages sont des mécanismes, eux-mêmes pris dans le grand mécanisme de l'univers qu'ils occupent, lui-même enchâssé dans les mécanismes du récit qui mettent en évidence toute cette mécanicité.


    Le récit et sa mécanique se confondent et sont COHÉRENTS.

    Donc, là, déjà, c'est raccord.

    Bravo mes pioupious.

    C'est bien.

    C'est comme j'ai dit qu'il fallait faire.

    C'est important de faire comme MOI je veux.

    Alan Moore, tu as beau avoir un look étrange, je te pardonne, parce que tu obéis à ma volonté. Sympa.

    UN EXEMPLE DE MÉCANISME : LE GAUFRIER.

    Le gaufrier, c'est le fait de n'utiliser grosso modo qu'un unique format de case pour chaque planche et durant tout le récit.

    Gaufre et gaufrier.

    Or, je ne voudrais pas me montrer sévère avec certains auteurs français contemporains, mais le gaufrier a parfois était utilisé pour la simple et bonne raison que « ça prend quand même moins le chou que de réfléchir 107 ans au découpage de la page ».

    Ici, que nenni. Nous avons un gaufrier régulier qui sert à rythmer la bande dessinée, comme une horloge rythme le temps.

    Notez la lumière néon orange qui s'allume, qui s’éteint, qui s'allume, qui s’éteintau rythme du fameux gaufrier.

    Tic, tac, tic, tac, tic.

    Ce serait déjà bien beau que le gaufrier ne serve qu'à ça, mais, par exemple, au cours du chapitre Terrible symétrie, la construction des planches va être réalisée en palindrome (en symétrie centrale, si on veut) (par exemple : « élu par cette crapule » est un palindrome, parce que si vous lisez la phrase à l'envers, dernière lettre, puis avant-dernière, puis avant-avant-dernière, vous allez obtenir la même phrase) (palindrome, donc). (En recommençant mon énumération par le 5° point au lieu du premier, eh bien je fais en quelque sorte un palindrome.) (Je fais des critiques méta.)

    Dans Watchmen, c'est pareil, voilà ce que donnent la sixième et la (28-6 = 23) vingt-troisième page du chapitre 5 :

    Les cases régulières du gaufrier ne servent pas qu'à marquer le temps, il servent également à marquer la symétrie du récit.

    Symétrie dans les formes et des couleurs.

     Symétrie dans les bandes.
    Rorschach sort de la pièce - sort de l'immeuble / rentre dans l'immeuble - rentre dans la pièce.
    Il est de dos - il est de face / il est de dos - il est de face


     Symétrie dans les cases.
    Les  trois premières cases de la page 23 et les trois dernières cases de la page 6 sont complémentaires.
    Néon allumé, Rorschach n'est pas sur le trottoir - néon éteint, Rorschach abat son pied - néon allumé et pied dans une flaque.
    Tout ça en marchant en sens inverse (de droite à gauche et de gauche à droite) (indice sur ce qui va se passer par la suite).

    Et même  : symétrie dans les vraies-fausses-cases-qu'on-voit-que-si-on-trace-des-gaufriers.
    (Avec pleins de bonnes choses de partout, ça déborde, y a même du chiasme.)

    TOUT ÇA POUR JUSTE SE LA PÉTER ? C'EST SE DONNER BEAUCOUP DE MAL POUR PAS GRAND CHOSE, DITES DONC.

    Mais non mais non mais non. La symétrie, tout au long du récit, n'a rien d'artificiel.

    Elle porte le propos des auteurs sur l'ambivalence et la vanité des actions humaines.

    4° - UTILISER LES PERSONNAGES, LEURS ACTIONS, ET LEUR UNIVERS POUR PORTER LE DISCOURS DES AUTEURS.

    Comme la mécanique tragique domine les actions de Titus dans Bérénice, la mécanique gaufriéique (le tic-tac du temps que rien n'arrête = la vanité) et symétriste (une action et son contraire se valent = l'ambivalence) dominent les actions des Watchmen.

    Symétrie : aller dans un sens ou dans l'autre mène au même point.

     Tic-tac : tout est inutile, tout est vanité, c'est la grande forme !

    On arrive là à la seconde utilité du gaufrier : rythmer les souvenirs des personnages.

    OUUUUUUHLALALALALA... JE COMMENCE A EN AVOIR MARRE, MOI.

    C'est pas si compliqué, pourtant.

    Soit le gaufrier découpe une action.
    Dans ce cas là, la symétrie met en avant l'ambivalence de cette action.
    (Ce que j'ai essayé d'expliquer plus haut.)


    Soit le gaufrier découpe une réflexion (qui va (souvent) de souvenir en souvenir).
    Dans ce cas là, le tic-tac du gaufrier met en avant le temps qui s'écoule et la vanité de toute chose.

    CE QUE J'ESSAYERAI D'EXPLIQUER LA SEMAINE PROCHAINE.

    A la revoyure, les aminches...

    2 commentaires:

    1. Bonjour, votre blog m'a été recommandé par un ami et je tenais vraiment a vous dire combien je le trouve génial (le blog, pas l'ami... enfin, l'ami aussi est génial, la preuve, mais ce n'est pas la question)

      C'est formidable, je suis fan.

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