Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


samedi 10 août 2013

La bande dessinée est un espace vide et silencieux.

A la suite de Matsumoto qui faisait mumuse avec ses cases, et de Goscinny et Uderzo qui faisaient mumuse avec leurs décors, Otomo nous montre que le temps, c'est de l'espace, et inversement.

Otomo Katsuhiro, Dômu, Mash-Room & Les humanoïdes associés
(avec l'aide de Anne-France Reycoquais, Seudebias et Catherine Drozewski et Dom).
(Et il faut bien comprendre qu'est reproduite la première page complète du livre, pas juste une case.)

S'il y a bien un boss de la gestion de l'espace et du temps, c'est Ulysse qui revient Otomo.

Il arrive à ralentir ou accélérer une action quand il veut, ou il veut. Parce qu'il a compris que, en bande dessinée, le temps, c'est de l'espace. Ou plutôt, le temps qui passe, c'est un espace vide. Ou encore, une durée est contenue dans un espace vide délimité.

C'est à dire que plus une case est grande et vide, plus elle contient du temps. Et inversement. Et vice et versa.



Y'a pas que moi qui le dit / le montre. Je suis pas un mytho.
(Marc-Antoine Mathieu, Julius-Corentin Acquefacques – Le Décalage, Delcourt)

LA PEUR DE LA CASE BLANCHE.

Si une case est remplie ras-la-gueule de dessins, l’œil va décrypter tous les signes, l'esprit va turbiner à fond.

Mais s'il y a du blanc contenu dans une case. Qu'est-ce qui se passe ?

Le regard rebondit sur les rebords de la case et essaye de relier les différents éléments contenus dans celle-ci entre eux. En gros, on commence à paniquer, on se dit que ce n'est pas possible, que si peut d'éléments, ça cache forcément quelque chose, et on va essayer d'interpréter le peu qu'on a sous la main.

Dans ce cas, trois possibilités :

PREMIÈREMENT.

L'interprétation « effet B », qui consisterait à essayer de relier les différents éléments de la case entre eux. Ils sont éloignés, certes, mais s'ils sont dans la même case, ça veut bien dire quelque chose, non ? (Toujours cette idée que notre esprit essaye de produire plus de sens qu'il n'en voit.)

Bon. Ici, ce n'est pas le cas. Otomo prend bien soin de donner des dynamiques différentes à tous ses personnages. Ils sont tous dans des parties très différentes, et surtout ils s'éloignent les uns des autres. Du coup, on ne peut pas imaginer qu'ils puissent se rencontrer.

Ahlala, l'isolement des grandes villes...

Alors que dans la case ci-dessous, même s'il y a du vide entre les deux personnages, comme ils sont dans un même lieu, comme ils interagissent ensemble, on commence à s'imaginer leurs échangent, leurs jeux de regards, etc...

Ahlala, le surpeuplement des grandes villes.

DEUXIÈMEMENT.

L'interprétation « psychologique ». Que j'avais déjà essayé de mettre en avant dans Hellboy, et qui consisterait a inciter le lecteur à deviner les pensées des personnages.

Pour cela on ménage un vide autour d'un personnage, qui est si possible seul (sinon on risque de retomber dans la configuration « effet B » avec tentation de lier plusieurs éléments ensembles), et si possible statique (ou avec une action bien définie) (comme quand Hellboy chute d'un point A à un point B) (sinon on risque de tomber dans la troisième possibilité qui arrive bientôt, courage, soyez patients, bisou).

Dans ce cas « psychologique », comme le personnage ne fait rien, ni avec personne, nous aurons tendance à peupler son esprit (« Là, il pense à sa liste de courses. » « Là, il doit calculer combien il devrait faire de pas de fourmis pour faire le tour du monde sachant qu'il chausse du 42. »).

Pour la page qui nous occupe aujourd'hui, ce n'est toujours pas ça.

Parce que c'est la première page du livre et qu'on ne connaît absolument pas les personnages, qu’on n’a donc aucune piste pour deviner ne serait-ce qu'un peu à quoi ils pensent.

Plus tard, sur d'autres passages, avec d'autres personnages, ce sera possible. Notamment quand Otomo 1) donne une piste en faisant parler son personnage et 2) le laisse quand même dans une case blanche.

Comment faire « penser » un personnage dans la case du dessus et pas les deux autres personnages dans la case du dessous ? 
Eh bin il faut remplir le vide. Avec des traits de partout ? Oui, pourquoi pas, avec des traits de partout.
(On peut comparer ça aux cases de J-C Acquefacques, dont les fonds sont noirs ou blancs, suivant la rapidité de lecture voulue.) (Plus la case est lente, plus le blanc gagne.)

TROISIÈMEMENT.

L'interprétation « géographique ». Qui n'est pas compliquée (qui était aussi dans Hellboy) et qui peut se résumer à : « Où qu'ils vont les personnages ? ». A défaut de savoir ce qu'ils pensent ou ce qu'ils font ensemble, le lecteur va imaginer la trajectoire, les mouvements de chaque personnage dans la case.

Ça se balade.

La case va alors durer le temps que prend l'enfant au cartable pour rentrer et sortir de la case.

On va pouvoir également imaginer la trajectoire de l'enfant en-bas à droite. On  pourra enfin imaginer les jeux de billes (De pogs ? De cartes magic ? De pokémon ? Ha mon Dieu, je suis vieux...) des quatre autres enfants. Mais comme cette activité a une durée indéfinie, ce sera bien le garçon au cartable qui imposera son tempo.

CONTRE EXEMPLE.

 Tout autre chose...

Si on prend la quatrième case de cette page, on a les trois éléments évoqués précédemment :

« Lecteur, on en a rien à faire de toi, garde ta sale petite imagination bien au chaud dans ta poche. »

Nous avons le même inspecteur qui parle et essaye de déduire des choses. Seulement, cette fois, le décor est rempli. Plus de blanc. Plus de place à l'imagination. Tout est bien carré. Et le temps de la case dure le temps de son (court) monologue. Il ne « pense » plus.

Nous avons des femmes avec un landau qui se déplacent (comme se déplaçait le gosse au cartable). Seulement, cette fois, le décor est rempli et les deux baladeuses semblent figées comme sur une photo, saisies dans l'instant que dure le monologue. A la rigueur, on les imagine faire un pas ou deux. Mais pas parcourir toute la case.

Nous avons un petit vieux sur la trajectoire des femmes au landau. Mais, là encore, décor, temps figé, manque de place à l'imagination, pouf, pas d'interaction entre les deux.

« Lecteur, tu es brillant, tu es mon ami. Laisse donc gambader ton imagination dans ces cases. »

Au contraire, dans la cinquième case, le décor s'aère. Le lecteur reprend un peu le contrôle et peut imaginer la course de la fille ou un grand nombre de sauts à la corde. Le temps passe plus lentement.

Enfin, dans les deux dernières cases, le blanc permet de ressentir les réflexions des personnages. On sent que ça turbine. On n'imagine pas de trajectoire (ils sont assis) ni d'interactions (ils sont séparés par la marge blanche). Mais on « voit » le temps passer entre et dans les différentes phrases.

MAIS ALORS BON, POURQUOI SE DONNER TOUT CE MAL ?

Pour faire bouger, penser, interagir ces personnages. Au gré du lecteur. Pour les faire vivre. Au gré du lecteur.

ALORS, ATTENTION, PRÉCISION.

Le vide d'une case ressort d'autant mieux que celle-ci est grande, certes...

Mais, qui dit grande case ne dit pas forcément case vide. Parfois, dans une grande case, le décor sera détaillé, la case sera remplie.

Dans ce cas, comme chez Astérix, le lecteur aura également besoin d'un certain temps pour lire la case, pour que son propre regard détaille la case. Une durée matérielle, réelle, pour comprendre la case (durée qu'il ne pourra plus utiliser ensuite pour faire ses courses ou regarder Michel Drucker), qui donne la durée narrative de la case.

(Là encore, c’est une pleine page.)
Dans ce cas, il y a un décor, on n'imagine donc ni les pensées ni la trajectoire de la jeune fille. 
Mais le temps est comme suspendu, ralenti.

Dans un cas, la durée est à la discrétion du lecteur (c'est à lui de faire le boulot et de meubler). Dans l'autre, la durée est à la discrétion de l'auteur (plus il rajoute de détails, plus la case va durer).

Et, en fait, la plupart du temps, petite ou grande, une case de bande dessinée est un compromis entre ces deux extrêmes.

3 commentaires:

  1. Quitte à citer Marc-Antoine Mathieu et parler de "case blanche", autant évoquer "l'anti-case" qu'il fit tailler dans le premier album des aventures de J.C. Acquefacques et que les personnages perçoivent comme un phénomène spatio-temporel dans leur cosmologie de papier...

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    1. "— Un trou dans la matière ?"
      On peut citer ce passage, c'est vrai parce qu'il est d’anthologie et que ça fait jamais de mal. Mais je crois que ça aurait complexifié le propos du billet. Car il serait alors question de la relation temps/matière (entendre les pages qu'on tourne) et non temps/vide (l'espace sur une seule page). Ça aurait obligé à réfléchir à la linéarité ou non d'une page de bandes dessinées. Il aurait fallu faire intervenir l'idée d'itération iconique. On aurait comparé la "troisième dimension", concept métaphysique pour les héros de Mathieu, et la notion de temps (la quatrième dimension pour certains de nos métaphysiciens).
      Ça aurait été très intéressant, mais ça mérite un billet à part entière.

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    2. Disons que dans le J.C. Acquefacques, la case-trou est plus là pour faire remarquer que les personnages sont contenus dans des pages, une espèce de quatrième dimension pour eux. Ça ne joue pas vraiment sur le temps. D'autres albums de la série sont plus basés sur le jeu avec la temporalité.

      Pour ma part, je ne crois pas que le temps physique de tournage de page joue un grand rôle dans la lecture d'une BD. Tout simplement parce qu'à ce moment le cerveau semble un peu se déconnecter. Ce n'est pas un truc que l'on inclut de soi-même dans la lecture. Je crois.

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