Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


vendredi 16 août 2013

La bande dessinée est un décor.

Les Pommaux nous montrent à quoi sert un décor.

Yvan Pommaux, Nicole Pommaux, et Catherine Proteaux, Marion Duval – Le manuscrit de Saint Roch, Bayard.

Alors, le décor.

Grosso modo, dans une bande dessinée, le décor peut tout bêtement nous aider à comprendre où sont les personnages, notamment les uns par rapport aux autres (c’est un décor, quoi). Il peut aussi nous aider à comprendre la situation dans laquelle se trouvent les personnages (les rapports des personnages les uns avec les autres, pas leurs positionnements géographiques les uns par rapport aux autres qui peut être aussi leurs positionnements « émotionnels » les uns par rapport aux autres) (oui, je sais, je suis poète). Enfin, le décor peut nous aider à comprendre ce qu’il y a dans la caboche des personnages (pas les émotions entre les personnages mais les émotions du personnage).

Bref, le décor peut être plus ou moins expressionniste (c'était bien la peine d'écrire tout ça si on pouvait le résumer en une seule phrase).

Dernière possibilité, le décor qui est juste là parce qu'il faut bien meubler. Comme ci-dessous :

Exemple de décor dont on se fout expressément. Pour le lecteur, des caisses… Passionnant ! 
Et, pour le dessinateur, des traits à la règle. A-t-on vu plus chiant ?
Hergé nous dit bien fort que ce décor n’a aucun intérêt et qu’il vaut mieux se concentrer sur le mec à houppette.

MAIS BON...

Le plus fort c’est quand un auteur jongle avec toutes les fonctions possible du décor pour se la jouer.

Revenons donc à cette page de Marion Duval, page qui (ne nous voilons pas la face) commence mollement. L’air de rien. L’auteur est poli, il nous donne des indications de temps et de lieu. On est dans un simple décor « géographique ». Le décor ne nous indique rien de plus que ce que peut nous indiquer un décor.


Il fait nuit, il est tard, et on se trouve sous les toits parisiens. Bon, c’est peu, mais c’est un début.

Après la petite introduction, on se concentre plus particulièrement sur Marion (le personnage). Du coup, on enlève le plus d’objet possibles. On épure. D’un côté, ça permet de ne pas parasiter l’image et d’y mettre au centre ce qui est important (Marion). De l’autre, ça permet de donner plus de poids aux objets qui ont survécus à l’épuration. Ces objets vont devenir plus ou moins signifiants. Le décor est ici informatif sur la situation du personnage (décor « émotionnel du personnage par rapport aux autres » et les autres, eux, bin, euh, c'est son père, c'est sa classe, c'est son prof).


Une porte pour dire qu’elle est enfermée, une lampe pour dire qu’elle étudie.
Ce n’est pas sexy, mais la situation se précise.

Au passage, la lampe, seul élément jaune, est utilisée pour organiser la transition entre le bureau et le reste de la chambre. Du sérieux (le faisceau de la lampe englobe et isole la tête de Marion qui cogitait, imperturbable) au plus je m’en foutiste (Marion ne veut pas apprendre le poème bizarre, elle quitte alors le bureau et la lampe). Cet objet tout bête sert de marqueur de décor (on se repère dans la pièce par rapport à elle) et de marqueur symbolique entre l’ambiance sérieuse et l’ambiance plus décontractée (on mélange « géographique » et « émotionnel »).


Transitions !

Et pouf ! On passe dans la tête de Marion et le décor, lui, passe en mode « émotion du personnage ». 

L’important, ce ne sont plus les devoir, mais ce que Marion a dans la tête. (Qui ne sont pas ses devoirs. Qui est justement le fait qu’elle ne veut plus rien apprendre pour ce soir, flûte.) 

Là encore, comme chez Tintin, pour marquer le coup du passage en mode « émotion du personnage », « focalisation interne », tout ça, les auteurs n'y vont pas avec le dos de la cuillère. Qui dit focalisation interne dit : on voit ce que Marion voit. Et Marion voit un cahier.


Le nez dans les bouquins mais la tête ailleurs.

Oui, la tête ailleurs, parce que dès la case suivante, certes, Marion a bien son cahier dans les pattes, mais on voit également dans le décor une peluche et des bibelots. Elle n’a pas complètement la tête à sa leçon. C’est aussi le premier objet « pas sérieux » qu’on aperçoit. Plus de lampe, ni de chaise, ni de porte. Mais un objet qui veut dire « dodo ». Cette peluche est comme une tentation de réconfort après l’effort.


Peluche tentatrice, perverse, silencieuse et machiavélique.

A contrario du moment où Marion était dans sa bulle, isolée du décor par un rayon lumineux studieux.

Et pendant que Marion s’échine à ne pas réussir à apprendre sa leçon, la peluche insiste et s’incruste dans la case, impassible. Et elle nous regarde. Pour attirer notre attention. Parce que nous sommes dans la tête de Marion et que cette bestiole molle attire l'attention de Marion (donc la nôtre).


Dans tout ce passage, Marion gigote, Marion ne retient rien, et la peluche nous fixe tel un sphinx de l’enfer.

Dans cette troisième bande, l’utilisation du décor est très maligne. 

OK, il y a le sphinx de l’enfer qui nous fixe parce qu’en fait l’esprit de Marion est fixé sur la peluche et a envie de repos. Certes.

Mais, de plus, Marion bouge.

L’auteur avait comme contrainte de devoir montrer Marion sur de nombreuses et courtes cases (pour montrer qu'elle galérait). (Qui dit courte case dit « peu de temps entre les cases ». Si Marion change de position si rapidement, c’est bien qu’elle n’est pas concentrée.) Mais le risque de ces cases répétitives (Marion et la peluche, sans arrêt), c’est de faire dans le systématique, de faire « auteur », de sortir le lecteur du récit et qu’il se dise « l’auteur veut me communiquer un truc ».

Alors, oui, bien sûr que l’auteur veut vous communiquer un truc ! C’est quand même le but de tout ce bazar ! Mais il veut aussi vous immerger dans un univers, s’effacer.

Si les cases avait étés trop régulières et les poses de Marion trop statiques, cela aurait donné quatre cases identiques. Il y aurait eu un effet de répétition qui serait passé pour un effet de style et qui aurait trop mis en avant l’auteur.

Donc, là, Marion gigote (parce qu’elle s’ennuie ET parce qu’elle doit gigoter pour faire varier les différents plans). Mais si elle gigotait sur un fond uni, on le saurait quand, qu’elle change sans arrêt de place ? Bin jamais. Les deux éléments de décor dans les coins droits des cases sont donc là comme des repères, pour bien montrer qu’elle gigote, et accentuer ce gigottisme (le décor gigote avec Marion, en fait).

Le sphinx de l’enfer est à la fois un bête décor et une métaphore de l’esprit de Marion.

Et on arrive à la dernière bande et là, rien ne va plus.


Le coup de grâce du sphinx démoniaque et de ses complices du mobilier. C'est touffu, c'est foutu.

On parlait de peluche et de repos, misère ! Ils sont toujours là, mais voilà qu’arrive carrément le lit ! Et s’il n’y avait que le lit (rouge) ! Il y a aussi un poster (jaune), un tourne disque (noir), un goûter (rouge) et bubulle (vert) qui viennent s’ajouter au sphinx de l’enfer marron. (Les couleurs aident à faire ressortir les différents objets qui sont autant d’éléments perturbateurs différents sur le fond beige de la chambre.) (Mais comme ils sont des objets familiers, ils n’interfèrent pas trop non plus. Ce n’est pas comme si on tombait nez à nez avec un cadavre. Ce sont juste de douces tentations de repos. Ainsi, le poster n’est dessiné qu’en « taches de couleur », sinon il serait trop ressorti, aurait été trop agressif, disproportionné par rapport à sa « fonction narrative » qui est de nous faire comprendre que Marion va pas y arriver.)

Bref, une bien belle utilisation des décors dans toutes ses possibilités... 

Les auteurs profitent du fait que ce soit la première page du livre, que nous soyons donc plus éveillés aux différents décors (pour savoir où nous sommes, pour nous repérer dans cette nouvelle aventure qui nous est encore inconnue) et font glisser doucement tout cela vers un expressionnisme doux, jamais tape à l’œil , efficace et élégant, comme tout ce qu'est cette bande dessinée.

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