Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


jeudi 29 août 2013

La bande dessinée révolutionne le monde en secret.

Dan O'Bannon, en écho à mon commentaire du message précédent, nous montre qu'on peut être (de l'avis de tous) très gentil, très intelligent, avoir influencé incroyablement l'art de ses trente dernières années, et être un (presque) parfait inconnu.





Dan O'Bannon et Moebius, The Long Tomorrow, Les humanoïdes associés ou Métal hurlant n° 7 & 8


On ne va pas aller jusqu'à dire que Dan O'Bannon est un grand nom de la bande dessinée, puisqu'il n'en a quasiment pas fait.

Seulement, il se trouve que le peu qu'il ait fait a une importance, une résonance, et des conséquences considérables. C'est d'ailleurs tout le croquignolet de l'affaire : qu'une petite bande dessinée très courte (The Long Tomorrow, donc, qui fait 16 pages toute mouillée), faite comme ça, quasiment pour tuer le temps, sans trop y penser, ait eu une telle importance.

(Cela rejoint donc mon idée du message précédent : personne ne peut calculer les conséquences de telle ou telle œuvre, et si un auteur commence à geindre sur sa place dans la société et le monde, notre devoir est de lui répondre ce que répondait Richard Feynman à ses étudiants : « Shut up and calculate create ! ».)

BREF.

Tout d'abord, avant de parler de ce brave Dan O'Bannon, je vais devoir parler de tout un tas d'autres gens : ses prédécesseurs.

Tout ça pour essayer de montrer que, si Dan O'Bannon est le précurseur de différentes formes en bande dessinée, dans les romans, et au cinéma, il est également le successeur d'autres mouvements et d'autres auteurs. 

Autrement dit : tout le monde est pris dans un grand gloubiboulga et il est bien difficile (selon moi) de donner plus de mérite à l'un ou à l'autre puisque, si on enlève une seule de ses cartes, c'est tout le château qui s'effondre.

POUR COMMENCER, DONC : DANS LES ANNÉES 50, LES GRANDS ANCIENS.


(Je dois bien dire que je ne suis pas un grand connaisseur de Harvey Kurtzman. J'ai bien essayé de lire Humbug (un magazine qu'il a fondé après la fin de Mad) mais l’essentiel des gags reposant sur des références à la société américaine des années 50, c'est peu dire que cela m'est passé à vingt mille pieds au-dessus de la tête. De plus, dans ce schéma d'auteurs qui s'influencent mutuellement et rebondissent les uns sur les autres comme des billes, Kurtzman semble être assez particulier, car sans prédécesseurs... Bref, pour moi, cet homme est un mystère.)

Bon, mais alors pourquoi parler de tous ces gens ?

Parce que grâce à tout ces gens, le magazine Pilote est né.

CONTINUONS AVEC LES ANNÉES 60 ET 70 : LES RÉVOLUTIONS QUI MARCHENT.


C'est vrai, on peut parfois trouver Pilote trop sage. Pas assez rock 'n' roll. Mais on ne peut pas lui enlever son aspect « découvreur de talents » et (je trouve qu'on ne le dit pas assez) « mise en confiance des talents ». Si Pilote avait été un club de rugby, non seulement il aurait eu un bon recruteur, mais également un bon entraîneur et une bonne équipe junior...

Toujours est-il que, une fois leurs premières armes faites dans Pilote, les juniors Druillet et Moebius veulent tout péter, et ils vont le faire dans Métal Hurlant.

Moebius, notamment, défonce tout, et ça ne passe pas, mais alors pas du tout inaperçu, puisque très vite on lui demande de travailler sur différents projets de films de science fiction, comme « explorateur graphique », disons.

Il y aura de nombreux films américains, mais sa première collaboration sera un projet français : Dune de Alejandro Jodorowsky (un film qui ne verra jamais le jour) (et auquel participera Dan O'Bannon en tant que chef des effets spéciaux ; vous voyez que je ne l'ai pas oublié).

Dans un bien bel exemple de « la vie trouve toujours un chemin », ce Dune avorté va pourtant permettre à d'autres œuvres très marquantes de se réaliser. (Et je ne parle même pas des influences plus légères, comme sur Star Wars, avec une planète Tatooine qui ressemble beaucoup à la planète Dune, et des personnages qui ont certains costumes en commun.)

TROISIÈME ÉTAPE : FIN DES ANNÉES 70 ET DÉBUT DES ANNÉES 80, SURFER SUR LA DUNE.


Et nous voilà donc avec Dan O'Bannon au sommet de la hype.

DERNIÈRE ÉTAPE : JUSQU’À MAINTENANT, DAN SUPERSTAR.

Parce qu'à ce stade, ces trois oeuvres (AlienBlade Runner et L'incal) vont essaimer dans toutes les sphères artistiques, comme l'admet d'ailleurs très sportivement William Gibson en introduction de la bande dessinée qui adapte son roman séminal, Neuromancien :
Il est donc totalement juste de dire, et je l'ai déjà dit avant, que l'aspect esthétique général du Neuromancien a été influencé en grande partie par différents travaux que j'ai pu voir dans Métal Hurlant. Je pense que cela doit être aussi le cas de pour le New York 97 de John Carpenter, le Blade Runner de Ridley Scott, et beaucoup d'autres artefacts dans le style que l'on nomme parfois cyberpunk. Ces frenchies avaient pris de l'avance pour atteindre les sommets.
Ou encore :
Des années après, nous déjeunions avec Ridley Scott et, quand la question des inspirations est venue sur le tapis, nous étions très clairs tout les deux concernant notre dette auprès du Métal Hurlant des années 70 (Moebius et les autres).

Je ne vais pas citer tous les auteurs cyberpunk de la planète, je vais me contenter d'un lien (la magie du 2.0), ce sera plus simple et moins approximatif.

Par contre, je vais quand même remarquer que, si on croise deux références et qu'on mélange cyberpunk et Incal, ou cyberpunk et bande dessinée, accrochez vous à vos bretelles parce que, de l'autre côté du globe, on obtient des œuvres qui ont eu elles-mêmes des échos et des influences considérables Akira de Katsuhiro Ōtomo, Ghost in the Shell de Masamune Shirow et Gunnm de Yukito Kishiro.

Et au cinéma ? Bin au cinéma, c'est pas dégueulasse non plus :
  • Total Recall
  • Terminator
  • Brazil 
  • Ghost in the Shell, l'adaptation, donc 
  • Le Cinquième Élément (un des titres d'album de L'incal est La cinquième essence)
  • Matrix 
  • A.I., Intelligence Artificielle 
  • Minority Report 

BREF, VOUS VOYEZ UN PEU L’IDÉE.

Seize pages dans un magazine de ptits français qui n'en veulent. Et une cascade incontrôlable d'influences.

Une cascade qui continue de couler encore aujourd'hui.

Une image tirée de Prometheus : le films d'Alien sans aliens (réalisé par Ridley Scott en 2012).

Situation très inspirée de cette image, tirée de The Long Tomorrow.

Et pour vous prouver que je ne délire pas du tout, 
une photographie en douce lors de la préparation de Prometheus.

Alien mixé avec The Long Tomorrow, on croise drôlement les effluves O'Bannoniennes, dites donc !


POUR CONCLURE.

Il ne s'agit pas de dire que Dan O'Bannon est le nouveau Dieu et qu'il faut toutes affaires cessantes commencer à lui construire des églises. Non.

Il ne s'agit pas de dire que Dan O'Bannon est un acteur majeur de la bande dessinée, outrageusement oublié, et qu'il faut pendre les lecteurs avec les boyaux des journalistes puisque personne n'en parle. Non.

Il s'agit de dire que, presque malgré lui, la personnalité et l'oeuvre de Dan O'Bannon ont eu un impact extrêmement fort sur tout un pan de la culture de ses trente dernières années, alors que c'est un homme quasiment inconnu, presque oublié, et dont le travail a l'époque n'a pas été remarqué à sa juste valeur (presque tout le monde a entendu parlé de Blade Runner et de son influence, pour ce qui est de The Long Tomorrow, c'est beaucoup moins évident ; de même pour son rôle déterminant dans la création d'Alien).

D'un autre côté, il ne faut pas surévaluer le travail de Dan O'Bannon (ce qui est assez facile, puisque son oeuvre bande dessinesque est très réduite) en le transformant en un grand mentor ou quoi que ce soit. Mais il faut remarquer la place qui est la sienne, celle d'une carte indispensable dans le grand château de la culture contemporaine.

Plus simplement, ce brave génie de Johann Wolfgang von Goethe va conclure pour moi (c'te classe) :
A distance, on ne reconnaît que les artistes de premier plan, et souvent on ne se contente que de leurs noms.
Mais si on se rapproche de cette constellation et que les personnalités de deuxième et troisième plan commencent elles aussi à briller, chacune appartenant à cet ensemble, alors le monde et l'art s'en trouvent plus riches.

samedi 24 août 2013

La bande dessinée est parfois en couleur.

Gallié et Coronas nous montrent que faire correspondre les couleurs d'une planche à l'ambiance d'une scène, ça donne des résultats quand même pas dégueulasses.


Mathieu Gallié & Christophe Coronas (alias Cecil), L'empreinte des chimères – Colin, Éditions Vent d'Ouest.

ALERTE SUPER SPOILER !

Déjà que d'habitude je ne me gêne pas pour dévoiler des bouts d'intrigue... Déjà que je montre parfois des pages et des pages alors que normalement je ne devrais en étudier qu'une seule... Aujourd'hui, je vais croiser les effluves (et, c'est bien connu, c'est mal) et essayer d'étudier une dizaine de planches qui courront sur toute la longueur du récit (et, là, c'est sûr, c'est mal).

Donc, pour ceux qui voudraient se réserver la surprise d'une bande dessinée absolument pas connue et que je sais même pas comment tomber dessus, il vaut mieux ne pas lire ce qui va suivre.

Pour les autres, ceux qui, comme moi, lisent la dernière page des romans avant la première ; vous pouvez y aller. (J'ai quand même essayé de choisir les planches les moins révélatrices de l'intrigue générale.)

J'en profite également pour signaler que je m'abrite généralement derrière le droit de citation pour scanner toutes ces belles planches de bande dessinée. Bon, là, j'ai un peu dérapé. Donc (et cela vaut bien sûr pour n'importe quel message, n'importe quel auteur) si quelqu'un juge que je me place en porte-à-faux du droit de citation, il peut bien sûr me le signaler dans un langage plus ou moins fleuri suivant son esprit du moment et je retirerais l'article discourtois. (J'espère juste que tous les articles ne seront pas retirés.) (De toute façon, on s'en moque, personne le lit, ce blog.)

BREF, RETOURNONS A L'OPALESCENCE MOIRÉE DES DOUCES COULEURS COTONNEUSES DE CE RÉCIT ONIRIQUE.

La spécificité de la bande dessinée qui nous occupe d'aujourd'hui, c'est que les auteurs ont délégué la réalisation des couleurs de certains passages à différentes personnes, en fonction des ambiances changeantes du récit.

A chaque scène son ambiance, et à chaque ambiance son coloriste.

Par exemple, dans la première scène du livre, le héros s'endort. Les couleurs se mettent donc au diapason de ce sommeil brumeux.

Notre héros s'endort et se réveille en même temps. C'est compliqué, c'est onirique.
Couleurs de Coronas.

Qui dit endormissement dit couleurs douces et sombres et chaleureuses (des bleus, des bleus-gris, des gris-bleus ; pas de couleurs franches ; il y a du jaune, mais pâle ; il y a du rouge, mais sombre)...

Puisque le héros s'endort (et commence sont rêve accueilli par un chat qui parle), c'est que c'est le début de la nuit. On a donc également des ambiances de crépuscule (roses et violettes) qui se mêlent à celles bleues nuit de, euh, eh bien d'un ciel de début de nuit...

N.B. : Le chat (qui va guider le héros durant cette aventure onirique) est aussi violet-bleu... Le guide du rêve s'accorde donc parfaitement aux couleurs du rêve lui-même...

Bref, on va pas y passer la nuit, le héros et le chat papotent, puis ils partent à l'aventure...

Notre héros n'y comprend que tchi. C'est normal, c'est onirique, on vous dit.
Couleurs également de Coronas.

Après une ambiance quiète toute d'édredon vêtue, on assiste a un changement brutal, qui n'est que le premier d'une longue lignée :
  • On était enfermé, cosy ; nous nous retrouvons en plein ciel.
  • On papotait tranquilou ; nous voilà voguant tout droit vers l'inconnu et l'action.
  • On était dans un endroit assez sécurisé, familier (une chambre) ; on se retrouve dans un bateau géant piloté par des tas de souris pour qu'il puisse flotter sur les nuages (miséricorde)...
  • On était ensuqué dans cette phase d'endormissement/réveil ; on se prend un bon coup de vent dans le museau, l'esprit aiguisé, au beau fixe, plein d'un optimisme à tout crin.

Les  couleurs suivent : elles sont douces (optimisme) et claires (esprit réveillé, aiguisé), limites éblouissantes, avec une belle unité (jaunes – marron – rouge). 

Plus tard, elles seront en aplat, ou plus crues, ou plus sombre, selon les ambiances. Ici, elles sont douces, marquées, coordonnées, avec des ombres qui dessinent bien les volumes. Si nous étions en train de faire une blanquette, nous dirions que la sauce nappe bien la cuillère. Les couleurs nappent doucement les formes.

On constate de plus que que, comme pour le dessin d'une case, les couleurs d'une scène rappellent celles de la scène précédente et appellent celles de la scène suivante. (Il y a des restes de bleus-gris dans les nuages qui rappellent la scène précédente.) (D'ailleurs, ici, le chat-guide-rêve-anciennement-violet est aussi bleu-gris. Il transitionne lui aussi.)

De toute façon, si vous ne me croyez pas, il suffit de regarder la page suivante.

Malheureusement, les ennuis commencent...
Couleurs d'un mystérieux Edward (dont je ne connais rien d'autre que le nom).

On y voit une très nette transition entre le bateau des souris (encore jaune, rouge, et marron) (mais déjà beaucoup plus marron, beaucoup plus sombre) et le bateau des méchants, qui est gris, qui est froid, qui est moche et piquant.

Là encore, le pelage de la bestiole a moustache s'adapte : il était violet, puis gris-bleu ; il est désormais plus cru, avec des ombres et des nuances moins marquées. D’ailleurs toutes les couleurs sont plus crues, fades, moins nuancées. On ne nappe plus la cuillère. On a foiré la sauce. Ça va nous rester sur l'estomac.

Les seuls éléments qui y croient encore sont le bateau (tout jaune en deuxième case - le jaune de l'esprit aiguisé) et Colin (le héros qui, en troisième case, est aussi habillé de jaune pétant) (ils croient encore pouvoir éviter le pire, les naïfs).

Pour le reste, la page entière annonce que ça sent le rance.

S'en suit des tas de péripéties, je vous passe les détails, nos héros quittent le navire et changent encore une fois de scène, et d'ambiance, et de couleurs (vous commencez à piger le concept général)...

Ça, c'est de la fête bien pourrie...
Couleurs de Thierry Maurel.

Ici, à l'image de la souris dans la dernière case, on se vautre dans le stupre et le vert. Tout est vert (la table, les costume, la robe, le verre est vert). Ce qui créé un malaise du plus bel effet, puisqu'on n'a quasiment pas vu cette couleur avant cette page. On n'est pas là où l'on devrait être (dans les jaunes et rouges). On n'est pas à notre place. On se sent comme en trop. On dérange. 

A noter que le fromage reste jaune, puisqu'il plaît à la souris ; mais que Colin a perdu de sa superbe, sont costume est beaucoup moins flashy. Ça lui a un peu porté un coup au moral, tout ce qui s'est passé avant... Cette fête n'est pas là pour arranger la situation. Cette fête sent le pâté.

Il vaut mieux en partir...

Quand le moral est dans les chaussettes...
Couleurs de Michel Crespin.

Quand je vous disais que Colin filait un mauvais coton !

Là, on peut pas faire plus clair : un personnage à des idées noires dans des nuages tous noirs. 

On a même un goéland qui lie la petite case détaillée de Colin avec la case générale du dirigeable et nous force à faire le parallèle.

Ha bravo la subtilité !

Il faut repartir dans la magie !
Couleurs de nouveau de Coronas.
(On retourne à une ambiance similaire à celle du début, donc on retrouve le coloriste du début. Logique.)

Comment savons-nous qu'on repart dans la magie pour remonter un peu se brave Colin ? Facile : parce qu'on retrouve des couleurs que nous connaissions bien au début. Et qui, hélas, on un peu laissé tomber nos héros entre temps.

Nous disons donc : des bleus profond comme durant l'endormissement (le ciel, le chat qui retrouve un pelage bleu, Colin qui se met à porter lui aussi du bleu pour suivre l'exemple de son mentor) et des marrons (mais bon, des marrons sombres, alors c'est mi-figue, mi-raisin ; c'est tristoune ; mais, comme tout est marron, ça donne quand même une impression de confinement, de monde clos et rassurant).

Pour retrouver un peu la pêche...
Couleurs toujours de Coronas.

Une fois qu'on s'est refait la cerise en se rassurant, en faisant un plan, en se confinant ; le moral revient un peu.

D'où des couleurs plus claires... Des nuages... Des bâtiment qui flottent....

Thématiquement et chromatiquement, on revient un peu en arrière, quand on avait encore la patate. Mais bon, on a été éprouvé par toutes les saloperies... Donc ça craint quand même un peu. Les couleurs sont plus... euh... bizarres...

Et en parlant de couleurs plus bizarres, on va être servi...

La poisse revient. Une étrange inquiétude aussi.
Couleurs de Sylvie Lenfant.

Il faut bien le dire, la situation décrite ici est assez banale : tout le monde flotte dans les nuages (c'est pas comme s'ils faisaient que ça depuis le début) et papote (ce qui est également leur grande spécialité). Après tout ce qui est arrivé à ces pauvres personnages, on peut faire son blasé.

Mais les couleurs vraiment dégueulasses-et-qui-ne-vont-jamais-ensembles, arrivent à donner un aspect « sale », « moche », dépareillé. Les couleurs arrivent à nous filer la nausée. 

Du grand art. 

(Je croise les doigts pour que mon analyse soit pas trop à côté de la plaque, sinon je connais une coloriste qui va commencer à faire des petites poupées vaudou à mon effigie.)

Bref, tout ce bazar, tout d'un coup, brise la confiance et annonce le pire. Pas la grande catastrophe. Mais  la vie pourrie, bien moisie, qui ressemble à une croûte mal soignée.

Et donc...

Et donc je m'arrête là et je ne montre pas la fin de l'histoire (assez inattendue) (il y a des rumeurs comme quoi elle avait été bâclée pour cause de prise de chou avec l'éditeur, moi, je la trouve très fine).

vendredi 16 août 2013

La bande dessinée est un décor.

Les Pommaux nous montrent à quoi sert un décor.

Yvan Pommaux, Nicole Pommaux, et Catherine Proteaux, Marion Duval – Le manuscrit de Saint Roch, Bayard.

Alors, le décor.

Grosso modo, dans une bande dessinée, le décor peut tout bêtement nous aider à comprendre où sont les personnages, notamment les uns par rapport aux autres (c’est un décor, quoi). Il peut aussi nous aider à comprendre la situation dans laquelle se trouvent les personnages (les rapports des personnages les uns avec les autres, pas leurs positionnements géographiques les uns par rapport aux autres qui peut être aussi leurs positionnements « émotionnels » les uns par rapport aux autres) (oui, je sais, je suis poète). Enfin, le décor peut nous aider à comprendre ce qu’il y a dans la caboche des personnages (pas les émotions entre les personnages mais les émotions du personnage).

Bref, le décor peut être plus ou moins expressionniste (c'était bien la peine d'écrire tout ça si on pouvait le résumer en une seule phrase).

Dernière possibilité, le décor qui est juste là parce qu'il faut bien meubler. Comme ci-dessous :

Exemple de décor dont on se fout expressément. Pour le lecteur, des caisses… Passionnant ! 
Et, pour le dessinateur, des traits à la règle. A-t-on vu plus chiant ?
Hergé nous dit bien fort que ce décor n’a aucun intérêt et qu’il vaut mieux se concentrer sur le mec à houppette.

MAIS BON...

Le plus fort c’est quand un auteur jongle avec toutes les fonctions possible du décor pour se la jouer.

Revenons donc à cette page de Marion Duval, page qui (ne nous voilons pas la face) commence mollement. L’air de rien. L’auteur est poli, il nous donne des indications de temps et de lieu. On est dans un simple décor « géographique ». Le décor ne nous indique rien de plus que ce que peut nous indiquer un décor.


Il fait nuit, il est tard, et on se trouve sous les toits parisiens. Bon, c’est peu, mais c’est un début.

Après la petite introduction, on se concentre plus particulièrement sur Marion (le personnage). Du coup, on enlève le plus d’objet possibles. On épure. D’un côté, ça permet de ne pas parasiter l’image et d’y mettre au centre ce qui est important (Marion). De l’autre, ça permet de donner plus de poids aux objets qui ont survécus à l’épuration. Ces objets vont devenir plus ou moins signifiants. Le décor est ici informatif sur la situation du personnage (décor « émotionnel du personnage par rapport aux autres » et les autres, eux, bin, euh, c'est son père, c'est sa classe, c'est son prof).


Une porte pour dire qu’elle est enfermée, une lampe pour dire qu’elle étudie.
Ce n’est pas sexy, mais la situation se précise.

Au passage, la lampe, seul élément jaune, est utilisée pour organiser la transition entre le bureau et le reste de la chambre. Du sérieux (le faisceau de la lampe englobe et isole la tête de Marion qui cogitait, imperturbable) au plus je m’en foutiste (Marion ne veut pas apprendre le poème bizarre, elle quitte alors le bureau et la lampe). Cet objet tout bête sert de marqueur de décor (on se repère dans la pièce par rapport à elle) et de marqueur symbolique entre l’ambiance sérieuse et l’ambiance plus décontractée (on mélange « géographique » et « émotionnel »).


Transitions !

Et pouf ! On passe dans la tête de Marion et le décor, lui, passe en mode « émotion du personnage ». 

L’important, ce ne sont plus les devoir, mais ce que Marion a dans la tête. (Qui ne sont pas ses devoirs. Qui est justement le fait qu’elle ne veut plus rien apprendre pour ce soir, flûte.) 

Là encore, comme chez Tintin, pour marquer le coup du passage en mode « émotion du personnage », « focalisation interne », tout ça, les auteurs n'y vont pas avec le dos de la cuillère. Qui dit focalisation interne dit : on voit ce que Marion voit. Et Marion voit un cahier.


Le nez dans les bouquins mais la tête ailleurs.

Oui, la tête ailleurs, parce que dès la case suivante, certes, Marion a bien son cahier dans les pattes, mais on voit également dans le décor une peluche et des bibelots. Elle n’a pas complètement la tête à sa leçon. C’est aussi le premier objet « pas sérieux » qu’on aperçoit. Plus de lampe, ni de chaise, ni de porte. Mais un objet qui veut dire « dodo ». Cette peluche est comme une tentation de réconfort après l’effort.


Peluche tentatrice, perverse, silencieuse et machiavélique.

A contrario du moment où Marion était dans sa bulle, isolée du décor par un rayon lumineux studieux.

Et pendant que Marion s’échine à ne pas réussir à apprendre sa leçon, la peluche insiste et s’incruste dans la case, impassible. Et elle nous regarde. Pour attirer notre attention. Parce que nous sommes dans la tête de Marion et que cette bestiole molle attire l'attention de Marion (donc la nôtre).


Dans tout ce passage, Marion gigote, Marion ne retient rien, et la peluche nous fixe tel un sphinx de l’enfer.

Dans cette troisième bande, l’utilisation du décor est très maligne. 

OK, il y a le sphinx de l’enfer qui nous fixe parce qu’en fait l’esprit de Marion est fixé sur la peluche et a envie de repos. Certes.

Mais, de plus, Marion bouge.

L’auteur avait comme contrainte de devoir montrer Marion sur de nombreuses et courtes cases (pour montrer qu'elle galérait). (Qui dit courte case dit « peu de temps entre les cases ». Si Marion change de position si rapidement, c’est bien qu’elle n’est pas concentrée.) Mais le risque de ces cases répétitives (Marion et la peluche, sans arrêt), c’est de faire dans le systématique, de faire « auteur », de sortir le lecteur du récit et qu’il se dise « l’auteur veut me communiquer un truc ».

Alors, oui, bien sûr que l’auteur veut vous communiquer un truc ! C’est quand même le but de tout ce bazar ! Mais il veut aussi vous immerger dans un univers, s’effacer.

Si les cases avait étés trop régulières et les poses de Marion trop statiques, cela aurait donné quatre cases identiques. Il y aurait eu un effet de répétition qui serait passé pour un effet de style et qui aurait trop mis en avant l’auteur.

Donc, là, Marion gigote (parce qu’elle s’ennuie ET parce qu’elle doit gigoter pour faire varier les différents plans). Mais si elle gigotait sur un fond uni, on le saurait quand, qu’elle change sans arrêt de place ? Bin jamais. Les deux éléments de décor dans les coins droits des cases sont donc là comme des repères, pour bien montrer qu’elle gigote, et accentuer ce gigottisme (le décor gigote avec Marion, en fait).

Le sphinx de l’enfer est à la fois un bête décor et une métaphore de l’esprit de Marion.

Et on arrive à la dernière bande et là, rien ne va plus.


Le coup de grâce du sphinx démoniaque et de ses complices du mobilier. C'est touffu, c'est foutu.

On parlait de peluche et de repos, misère ! Ils sont toujours là, mais voilà qu’arrive carrément le lit ! Et s’il n’y avait que le lit (rouge) ! Il y a aussi un poster (jaune), un tourne disque (noir), un goûter (rouge) et bubulle (vert) qui viennent s’ajouter au sphinx de l’enfer marron. (Les couleurs aident à faire ressortir les différents objets qui sont autant d’éléments perturbateurs différents sur le fond beige de la chambre.) (Mais comme ils sont des objets familiers, ils n’interfèrent pas trop non plus. Ce n’est pas comme si on tombait nez à nez avec un cadavre. Ce sont juste de douces tentations de repos. Ainsi, le poster n’est dessiné qu’en « taches de couleur », sinon il serait trop ressorti, aurait été trop agressif, disproportionné par rapport à sa « fonction narrative » qui est de nous faire comprendre que Marion va pas y arriver.)

Bref, une bien belle utilisation des décors dans toutes ses possibilités... 

Les auteurs profitent du fait que ce soit la première page du livre, que nous soyons donc plus éveillés aux différents décors (pour savoir où nous sommes, pour nous repérer dans cette nouvelle aventure qui nous est encore inconnue) et font glisser doucement tout cela vers un expressionnisme doux, jamais tape à l’œil , efficace et élégant, comme tout ce qu'est cette bande dessinée.

samedi 10 août 2013

La bande dessinée est un espace vide et silencieux.

A la suite de Matsumoto qui faisait mumuse avec ses cases, et de Goscinny et Uderzo qui faisaient mumuse avec leurs décors, Otomo nous montre que le temps, c'est de l'espace, et inversement.

Otomo Katsuhiro, Dômu, Mash-Room & Les humanoïdes associés
(avec l'aide de Anne-France Reycoquais, Seudebias et Catherine Drozewski et Dom).
(Et il faut bien comprendre qu'est reproduite la première page complète du livre, pas juste une case.)

S'il y a bien un boss de la gestion de l'espace et du temps, c'est Ulysse qui revient Otomo.

Il arrive à ralentir ou accélérer une action quand il veut, ou il veut. Parce qu'il a compris que, en bande dessinée, le temps, c'est de l'espace. Ou plutôt, le temps qui passe, c'est un espace vide. Ou encore, une durée est contenue dans un espace vide délimité.

C'est à dire que plus une case est grande et vide, plus elle contient du temps. Et inversement. Et vice et versa.



Y'a pas que moi qui le dit / le montre. Je suis pas un mytho.
(Marc-Antoine Mathieu, Julius-Corentin Acquefacques – Le Décalage, Delcourt)

LA PEUR DE LA CASE BLANCHE.

Si une case est remplie ras-la-gueule de dessins, l’œil va décrypter tous les signes, l'esprit va turbiner à fond.

Mais s'il y a du blanc contenu dans une case. Qu'est-ce qui se passe ?

Le regard rebondit sur les rebords de la case et essaye de relier les différents éléments contenus dans celle-ci entre eux. En gros, on commence à paniquer, on se dit que ce n'est pas possible, que si peut d'éléments, ça cache forcément quelque chose, et on va essayer d'interpréter le peu qu'on a sous la main.

Dans ce cas, trois possibilités :

PREMIÈREMENT.

L'interprétation « effet B », qui consisterait à essayer de relier les différents éléments de la case entre eux. Ils sont éloignés, certes, mais s'ils sont dans la même case, ça veut bien dire quelque chose, non ? (Toujours cette idée que notre esprit essaye de produire plus de sens qu'il n'en voit.)

Bon. Ici, ce n'est pas le cas. Otomo prend bien soin de donner des dynamiques différentes à tous ses personnages. Ils sont tous dans des parties très différentes, et surtout ils s'éloignent les uns des autres. Du coup, on ne peut pas imaginer qu'ils puissent se rencontrer.

Ahlala, l'isolement des grandes villes...

Alors que dans la case ci-dessous, même s'il y a du vide entre les deux personnages, comme ils sont dans un même lieu, comme ils interagissent ensemble, on commence à s'imaginer leurs échangent, leurs jeux de regards, etc...

Ahlala, le surpeuplement des grandes villes.

DEUXIÈMEMENT.

L'interprétation « psychologique ». Que j'avais déjà essayé de mettre en avant dans Hellboy, et qui consisterait a inciter le lecteur à deviner les pensées des personnages.

Pour cela on ménage un vide autour d'un personnage, qui est si possible seul (sinon on risque de retomber dans la configuration « effet B » avec tentation de lier plusieurs éléments ensembles), et si possible statique (ou avec une action bien définie) (comme quand Hellboy chute d'un point A à un point B) (sinon on risque de tomber dans la troisième possibilité qui arrive bientôt, courage, soyez patients, bisou).

Dans ce cas « psychologique », comme le personnage ne fait rien, ni avec personne, nous aurons tendance à peupler son esprit (« Là, il pense à sa liste de courses. » « Là, il doit calculer combien il devrait faire de pas de fourmis pour faire le tour du monde sachant qu'il chausse du 42. »).

Pour la page qui nous occupe aujourd'hui, ce n'est toujours pas ça.

Parce que c'est la première page du livre et qu'on ne connaît absolument pas les personnages, qu’on n’a donc aucune piste pour deviner ne serait-ce qu'un peu à quoi ils pensent.

Plus tard, sur d'autres passages, avec d'autres personnages, ce sera possible. Notamment quand Otomo 1) donne une piste en faisant parler son personnage et 2) le laisse quand même dans une case blanche.

Comment faire « penser » un personnage dans la case du dessus et pas les deux autres personnages dans la case du dessous ? 
Eh bin il faut remplir le vide. Avec des traits de partout ? Oui, pourquoi pas, avec des traits de partout.
(On peut comparer ça aux cases de J-C Acquefacques, dont les fonds sont noirs ou blancs, suivant la rapidité de lecture voulue.) (Plus la case est lente, plus le blanc gagne.)

TROISIÈMEMENT.

L'interprétation « géographique ». Qui n'est pas compliquée (qui était aussi dans Hellboy) et qui peut se résumer à : « Où qu'ils vont les personnages ? ». A défaut de savoir ce qu'ils pensent ou ce qu'ils font ensemble, le lecteur va imaginer la trajectoire, les mouvements de chaque personnage dans la case.

Ça se balade.

La case va alors durer le temps que prend l'enfant au cartable pour rentrer et sortir de la case.

On va pouvoir également imaginer la trajectoire de l'enfant en-bas à droite. On  pourra enfin imaginer les jeux de billes (De pogs ? De cartes magic ? De pokémon ? Ha mon Dieu, je suis vieux...) des quatre autres enfants. Mais comme cette activité a une durée indéfinie, ce sera bien le garçon au cartable qui imposera son tempo.

CONTRE EXEMPLE.

 Tout autre chose...

Si on prend la quatrième case de cette page, on a les trois éléments évoqués précédemment :

« Lecteur, on en a rien à faire de toi, garde ta sale petite imagination bien au chaud dans ta poche. »

Nous avons le même inspecteur qui parle et essaye de déduire des choses. Seulement, cette fois, le décor est rempli. Plus de blanc. Plus de place à l'imagination. Tout est bien carré. Et le temps de la case dure le temps de son (court) monologue. Il ne « pense » plus.

Nous avons des femmes avec un landau qui se déplacent (comme se déplaçait le gosse au cartable). Seulement, cette fois, le décor est rempli et les deux baladeuses semblent figées comme sur une photo, saisies dans l'instant que dure le monologue. A la rigueur, on les imagine faire un pas ou deux. Mais pas parcourir toute la case.

Nous avons un petit vieux sur la trajectoire des femmes au landau. Mais, là encore, décor, temps figé, manque de place à l'imagination, pouf, pas d'interaction entre les deux.

« Lecteur, tu es brillant, tu es mon ami. Laisse donc gambader ton imagination dans ces cases. »

Au contraire, dans la cinquième case, le décor s'aère. Le lecteur reprend un peu le contrôle et peut imaginer la course de la fille ou un grand nombre de sauts à la corde. Le temps passe plus lentement.

Enfin, dans les deux dernières cases, le blanc permet de ressentir les réflexions des personnages. On sent que ça turbine. On n'imagine pas de trajectoire (ils sont assis) ni d'interactions (ils sont séparés par la marge blanche). Mais on « voit » le temps passer entre et dans les différentes phrases.

MAIS ALORS BON, POURQUOI SE DONNER TOUT CE MAL ?

Pour faire bouger, penser, interagir ces personnages. Au gré du lecteur. Pour les faire vivre. Au gré du lecteur.

ALORS, ATTENTION, PRÉCISION.

Le vide d'une case ressort d'autant mieux que celle-ci est grande, certes...

Mais, qui dit grande case ne dit pas forcément case vide. Parfois, dans une grande case, le décor sera détaillé, la case sera remplie.

Dans ce cas, comme chez Astérix, le lecteur aura également besoin d'un certain temps pour lire la case, pour que son propre regard détaille la case. Une durée matérielle, réelle, pour comprendre la case (durée qu'il ne pourra plus utiliser ensuite pour faire ses courses ou regarder Michel Drucker), qui donne la durée narrative de la case.

(Là encore, c’est une pleine page.)
Dans ce cas, il y a un décor, on n'imagine donc ni les pensées ni la trajectoire de la jeune fille. 
Mais le temps est comme suspendu, ralenti.

Dans un cas, la durée est à la discrétion du lecteur (c'est à lui de faire le boulot et de meubler). Dans l'autre, la durée est à la discrétion de l'auteur (plus il rajoute de détails, plus la case va durer).

Et, en fait, la plupart du temps, petite ou grande, une case de bande dessinée est un compromis entre ces deux extrêmes.

jeudi 1 août 2013

En bande dessinée, les cases sont dessinées.

En complément du billet concernant Astérix, je me suis dit qu'il allait falloir que je fasse un billet plus précis sur la forme intrinsèque des cases. C'est donc Matsumoto qui s'y colle et nous explique que les dessins, c’est très bien, mais que les cases, ce sont DÉJÀ des dessins. Et que leurs formes, et tout, ça compte aussi. 

Taiyou Matsumoto, Number 5 – tome 1
Shogakukan & Kana-Dargaud (avec l'aide de Thibaud Desbief et Eric Montésinos)

Matsumoto, en plus d'avoir un superbe dessin et un univers très identifiable (tellement que quand il travaille avec des scénaristes, son univers déteint sur une histoire qu'il n'a pas écrit), travaille énormément sur les enchaînements de ses dessins. Il crée des ruptures de ton, des confrontations entre deux dessins qui ne devraient a priori pas se succéder, des coq-à-l’âne. Il cherche à rendre poétique l’enchaînement de plusieurs cases.

Peut-être bien que c’est imbitable, mais c’est poétique.

Pour autant, pour que cette juxtaposition inattendue produise le plus d’effet possible, Matsumoto soigne ses cases. 

Ça parait couillon à dire, mais ça peut aider. La forme des cases, leurs places dans la page, tout ça, sont AUSSI les reflets des sentiments que veut faire passer l’auteur. Les cases sont elles-mêmes une partie du dessin.

ATTENTION, C’EST ENCORE JAPONAIS, ÇA SE LIT ENCORE DE DROITE A GAUCHE.


La première page est remplie de petites cases serrées aux bords tordus, dans un méli-mélo qui fait qu'on ne sait pas exactement comment tout lire. Exactement comme dans les pensées troublées des personnages, tout occupés à survivre. L’action se précipite, il se passe des tas de choses, les personnages ont l’esprit en surmultiplié, sans vraiment comprendre tout ce qui arrive (aucune des cases du haut n'est équilibrée, les dessins sont toujours coupés par les bords des cases, comme des actions que l’on percevrait du coin de l’œil). L’enchaînement des petites cases donne une impression de rapidité (alors que les grandes cases sont en général plus « contemplatives ») et la dernière grande case, après la fin de l’action, donne l’impression d’un relâchement de la tension. Plus que le sujet des différentes cases, ici, le sens est donné par leur taille, physique, dans la page ; et leurs compositions. On perçoit ce qui se passe dans la page avant de la lire en détail. Par exemple, à la page suivante :


L’action se relâche, et on peut passer à autre chose. L’esprit des protagonistes n’est plus concentré sur la lutte. Il peut vaquer ailleurs… Et le nôtre avec… Nous changeons donc de construction (de grandes cases avec du temps qui passe dedans) et de sujet (un nouveau personnage apparaît).

Ce dernier est là pour nous signifier que ça a changé d’ambiance, qu’on peu se détendre un coup. Son monologue/narratif très atmosphérique (qui colle donc à la nouvelle ambiance) nous décrit ensuite les pensées du tireur et nous permet de nous rapprocher de lui.

On peut pas faire plus proche.

Cette nouvelle page n’est construite que sûr l’idée d’unité (alors que la précédente était morcelée) :

  • Unité d’action : elle ne fait que décrire l’état d’esprit du personnage.
  • Unité de « mouvement », fluidité : il n’y a pas d’aspérité dans la lecture (les phylactères empiètent sur les différentes cases pour permettre de matérialiser cette continuité, atténuer les ruptures de ton entre les différentes cases, un peu comme un narratif de chez Blake & Mortimer).
  • Un seul format de case : elles sont grandes, panoramiques, contemplatives, approximativement toutes de même taille.
  • Une seule fonction dans la case : le format est unique parce que chaque pensée (chaque phylactère) a une même valeur (« Ses espérances et ses prières… », « Sa tristesse et sa colère… » sont presque deux vers en décasyllabes qui se répondent).

Plus fluide que de la farine type 45.

Ni les cases, ni les pensées, ni quoi que ce soit n’est un conflit dans cette page. Tout coule. La fluidité de la page s’allie au format des cases pour donner une impression d’apaisement. Mais ça va changer :


La page suivante reprend le système de la précédente (une grande case qui prend toute la largeur de la page, un phylactère qui fait le lien avec la deuxième case parce que sinon on risquerait de lire tout ça de travers), pour ensuite tout envoyer valser.

On lit ainsi des choses complètement différentes dans des formats complètement différents.

 Comme avant.

Un changement de lieu, un changement de personnage, un changement de situation. 
Voilà qui implique un changement de format (une case verticale remplaçant une case horizontale).

Un nouveau changement : le retour d’un des personnages du début. 
Et, du même coup, le retour de l’action et des cases de travioles.

Les trois parties de la page sont de natures différentes, et leurs formats sont donc différents, constituant trois zones facilement identifiables avant de commencer la lecture. Elles induisent bien évidement des ruptures et un effet de surprise par rapport au temps suspendu des cases précédentes. La page, les cases, leurs formats sont eux-mêmes surpris, bousculés, par la réapparition du personnage disparu plus tôt.

Chacun chez soi et les cochons seront bien gardés.

Mais, là encore, la nouvelle page va être en rupture par rapport à celle que nous venons de lire (ça devient une habitude) :


On se retrouve à nouveau  avec de grandes cases carrées, des gros plans sur les visages, le personnage narrateur qui voit dans les pensées. Soit l’ambiance à la cool d’il y a deux pages.

Le rythme est lent (parce que les cases sont grandes et parce que les sujets des cases sont difficilement liables entre eux) (cette fois, pas de phylactères qui permettent de fluidifier la lecture).

La lecture est à nouveau apaisée, comme le personnage principal. Il ne lutte plus. Il contemple ce qui va arriver comme on contemplait des paysages dans les grandes cases panoramiques. Il sourit.


Et sa mort a lieu, comme ça, dans de grandes cases de paysages au temps suspendu.

L’action commencée dans le stress, l’angoisse, la précipitation…


…Se finit de manière élégiaque.


Un déroulement que nous pouvions comprendre simplement en observant la forme de chaque case...