Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


jeudi 27 juin 2019

Des tas de bandes desinées : Jijé - Valhardi

Tout le monde n'a pas la chance de pouvoir s'exprimer pleinement et sans filtre, au vu et au su de tout le monde, tout nu sur une scène à raconter les moindres détails de sa vie.

Il y a des tas de raisons valables à ça.

Des fois on est trop timide. Des fois on est trop occupés pour trouver le temps d'explorer de nouvelles voies. Des fois on n'a pas les amis qu'il faut pour vous soutenir dans cette fameuse nouvelle voie. Des fois on est complètement bridé par un système économique qui vous demande de ne faire exclusivement qu'un type de récit. 

Ce ne sont en aucunes manières des raisons suffisantes pour ne pas faire de bande dessinée. Et même de bonnes bande dessinées.

Prenez Jijé, par exemple. C'est un gars à l'ancienne. Il a commencé à publier dans les années 40. À l'époque, on se demandait pas si par hasard ce qu'on faisait était de l'art, on était déjà bien content de trouver un travail et de manger chaud. On faisait tout ce que demandait l'éditeur et point barre.


Jijé a gardé cet esprit toute sa vie. Il est allé là où on lui demandait d'aller, il a fait du mieux qu'il a pu à chaque fois, et ça lui allait bien. C'était un gars solide, très très respecté de partout, qui a pourtant rarement essayé de pousser des projets personnels.


En plus il avait un sacré œil ! Il a servi de Pygmalion à des tas d'auteurs qui sont considérés désormais comme des génies : Giraud/Moebius, Franquin, Morris, Will. Il a également conseillé Mézières, Derib, Rossi, ou influencé Chaland, Clerc, Hermann, Schwarz. 

Bref ! Ça fait du beau monde !

Giraud/Moebius, par exemple, a d'abord était assistant de Jijé sur Jerry Spring avant de se lancer dans l'aventure de Blueberry. Jijé a même co-réalisé le premier album avec Giraud pour lui mettre le pied à l'étrier (c'est le cas de le dire) (ho ho ho) (humour) (nan, parce que Blueberry est une série de western et au début il est même soldat dans la cavalerie) (alors il y a des chevreaux dedans) (et des étriers) (nan, mais si, c'est drôle) (si) (c'est quand même pas ma faute si vous avez pas d'humour) (l'humour, c'est comme tout, ça se cultive, ça s'apprend).

Moebius, qui a souvent la dent dure concernant ses collègues pas forcément tous aussi doués que lui, gardera toute sa vie un grand respect pour Jijé, mettant en avant les qualités plastique de son traits et de ses compositions, par delà le travail de commande.

À ce titre, prenons Valhardi.

Franchement, Valhardi, niveau scénario, bon, je veux bien avoir les idées larges, mais, quand même, faut pas pousser. Même quand il appelle d'autres gusses pour l'aider sur les histoires (comme Charlier par exemple, donc pas le plus mauvais), c'est pas terrible. Il y a ce mélange de viril-mais-correct mâtiné de vieux méchants sortis des pires James Bond (dans Valhardi, c'est comme dans Docteur No, le méchant est japonais) (et il veut conquérir le monde) (dans les années 50, les japonais veulent toujours conquérir le monde, c'est une manie) (c'est parce qu'ils sont fourbes).

Alors attention, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit !

Jijé, la bande dessinée, il connait. Il sait faire. Aussi bien qu'un autre. Et même mieux que beaucoup. La preuve dans la planche suivante, un modèle du genre :


On a tout ce qu'il faut dans cette scène.
Une variation des moyens techniques de la bande dessinée utilisée avec maestria.

Par exemple, là, pour isoler l'action de la scène et suspendre le temps, tout d'un coup, il vire le décor :


Et puis ensuite il organise parfaitement la gestion du point de vue et l'organisation des protagonistes :


Première case : on est encore avec le monsieur qui rouspette. Deuxième case : les deux héros isolent l'information importante du journal et on rentre dans le wagon pour exclure le monsieur qui rouspette et qui n'a plus aucune importance (avec une belle opposition bleu/jaune). Jijé focalise toujours sur l'action primordiale. 

On revient ensuite au monsieur qui rouspette pour clore son rôle et passer à autre chose.


Pour bien faire comprendre que le train quitte la gare on utilise les lignes physique de la tôle du wagon comme des ligne de fuite et des lignes de mouvement (ce qui est quand même très très malin, il faut bien le reconnaître).

Et puis on finit comme il se doit par un bon petit gag des familles (c'est bon de rire) :


Le monsieur qui rouspette rentre dans la grosse dame, ho ho ho, qu'est-ce qu'on rigole (n'empêche que du coup, sa course est stoppée, physiquement, et on va continuer à suivre le mouvement du train tandis que lui restera derrière et on ne s'en préoccupera plus).

Un autre truc rigolo chez Valhardi, c'est que le personnage principal est une sorte de Tintin qui roule des mécaniques et serre la mâchoire. Il fait toujours la même tête, dans un air mi-mécontent mi-concerné, et on ne sait donc jamais vraiment ce qu'il pense. Du coup, le lecteur peut projeter sur lui un peu tout et n’importe quel sentiments.

C'est pas compliqué de dessiné Valhardi, il fait toujours la même tête, il suffit juste de varier l'angle (de face, de 3/4).


Bon, des fois, quand même, il a l'air d'exprimer quelque chose, et ce quelque chose est qu'il se fait chier.

Enfin, Jijé ne rechigne pas à développer des scènes d'action juste pour le plaisir chorégraphique de la chose :



Des scène dans lesquelles on tape des moustachus et des japonais, ces deux engeances des bandes dessinées des années 50.

Alors, donc, je pense que c'est clair pour tout le monde, Jijé, il maîtrise à mort la bande dessinée. Mais, plus que celle-ci, ce qui fait méga-kiffer Jijé, c'est le dessin pur. Regardons cette page (et plus particulièrement les noirs dans cette page) pour que j'essaye de vous en convaincre  :


Et bin les noirs dans cette pages n'ont aucun sens. Rien de rien. la plus part du temps, ils sont juste là pour le plaisir d'être là.

Ok, ici, c'est vaguement sensé être l'ombre portée du personnage. Mais, la vérité, c'est que Jijé voulait faire une case cool, avec un décor épuré et un personnage en pleine action, et qu'il a mis cette grosse tâche pour meubler et équilibrer le dessin.

De même dans cette case, l'ombre gigantesque, projetée n'importe comment sur le mur, est simplement là pour donner une effet graphique boeuf. C'est presque de l'abstrait à ce niveau là. C'est là parce que c'est beau.

Là encre, le noir n'a rien de réaliste, même si, cette fois-ci, il endosse une fonction narrative, 
qui est de donner de la nervosité au dessin, une nervosité que partage le personnage principal.

Jijé peint le noir pour le plaisir des formes plus que par attachement au réalisme ou à la situation. Il utilise ses noirs pour faire de belles images. Ou même simplement pour faire de beaux traits.

Regarder un peu ce traits magnifique qui délimite la silhouette de Valhardi, tout épais. 
Pas du tout dans les canons du réalisme ou de la ligne claire qui préfèrent d'habitude un trait régulier et toujours égal.

Le trait en lui même devient valable, devient un sujet de dessin, devient un objet artistique en soi ; ce qui rejoint des préoccupations artistiques très contemporaines (ce n'est pas pour rien que Jijé voulait également être peintre).

Franchement, là, entre la tête de Valhardi et la tête de Carota, c'est kif-kif.


Jijé dans ses œuvres.

On peut voir cette volonté de liberté du trait dans des tas de détails, et, par exemple, dans les volutes de fumées de cigarettes.

Là, ok, c'est mois abstrait que expressioniste (la fumée est tout aussi énervée et tendue que le personnage).

Mais moi je vois plus ça comme un petit moment de détente de Jijé, qui s'offre un petit dessin-free-jazz-à-la-Miro dans sa case, en organisant en plus des traits noir tout autour de cette fumée, 
qui n'ont rien à faire d'autre là que d'être, encore une fois, un objet esthétique à part entière.

Bref, les traits, la peinture du noir est vraiment le pêcher mignon de Jijé (Jijé est le Pierre Soulage de la bande dessinée). Il en met un peu partout, comme ça, sans nécessité narrative ou de composition, mais bien pour faire simplement beau. C'est une sorte d'approche de piratage d'une bande dessinée réaliste par des considérations abstraites (Jijé est le Vassily Kandinsky de la bande dessinée). 

Bon, des fois, comme sur cette dernière case, il se laisse un peu entraîner par son enthousiasme (le noir sous la casquette rouge donne l'impression que le personnage a un lourd secret ou qu'il est tout triste, alors que pas du tout).

La preuve en est que la case juste à côté est celle-ci :

Le personnage n'a pas l'air plus inquiet que ça et l'ombre sur ses yeux était un peu un contre-sens.

Cette nouvelle case nous permet cependant de mettre le doigt sur une nouvelle qualité de Jijé (je rattrape un peu ma critique négative comme je peux) : la composition des cases.


Je vous met toute la page dont sont issues toutes ces cases pour que vous compreniez bien le contexte :


Et le contexte, c'est qu'il n'y a aucune contexte ! C'est purement gratuit ! Pourquoi, tout d'un coup, réaliser une composition chelou qui oblitère la moitié de trois ou quatre cases ? (Bon, ok, il y a une raison factuelle, les personnages sont cachés derrière un pilier, mais il y avait vingt solutions différentes pour traiter cette scène sans à chaque fois couper la case en deux.) C'est juste pour le fun. Juste pour le plaisir de placer des grosses masses de noir, de couper le visage de Valhardi en deux, d'aller contre le découpage naturel de la page. Juste pour le plaisir de ne pas faire toujours la même chose. (La scène ci-dessus est assez statique et il est probable que Jijé s'est un peu ennuyé à la représenter et qu'il ait trouvé ce moyen pour se changer les idées.)

Il fait ça souvent. Pour passer le temps, parce que l'envie lui prend, sur une page ou deux, il se focalise sur les cadrages et le découpage de sa page. Puis il passe à autre chose et se focalise sur une chorégraphie, les noirs, le traits, etc. L'important pour lui semble de sans arrêt varier les approches graphiques pour ne jamais s'ennuyer.

On voit ici que Jijé est le Mondrian de la bande dessinée.
(Par contre, cette fois, l'utilisation de la fenêtre dans les trois dernières cases fait sens, 
offrant un cadre dans le cadre, une case dans la case.)

Et on pourrait continuer encore et encore à énumérer tout ce que Jijé peut réaliser dans son dessin, sans cesse différent et sans cesse renouvelé.

Perspectives forcées pour rendre le train plus beau.

Gestion des noirs et du décor pour une image mystérieuse.

Utilisation du cadre à des fins esthétiques.

Utilisation du cadre à des fins narratives (pour séparer les différents éléments de l'action).

Contre-jour qui se la pète.


Et plis de vestes.

Ça n'a l'air de rien ses plis de vestes.

Mais ce sont des plis de vestes pris dans trois albums consécutifs (les trois dernières images sont tirées respectivement de 
Soleil Noir, Le gang du diamant, et l'affaire Barnes) (trois albums réalisés en deux ans, 1956, 1957) et ils sont très différents. 
Les premiers plis sont des traits de pinceaux, les deuxièmes sont plus en volutes, et les troisièmes sont en gros zigouigouis. 
On voit une évolution constante, des changements.

Ses plis sont une des innombrables preuves de la volonté de Jijé de sans cesse chercher, de sans cesse bouger. D'habitude, un dessinateur essaye de trouver une manière efficace de dessiner les trucs obligatoires et répétitifs (comme les plis de veste) et puis il s'y tient. Ce n'est pas le genre de Jijé qui essaye sans arrêt de se surprendre et de rester en mouvement dans son approche du dessin. Pour le plaisir.

Par exemple, ça c'est une page de Jerry Spring - Golden Creek de 1954 et TOUT est différent. 
La souplesse du trait, les ombres, les noirs, le niveau de détail, le trois strips au lieu de quatre. 
TOUT change par rapport au Valhardi de 1956.

C'est le secret de Jijé : sous les oripeaux d'une bande dessinée un peu à la papa, avec des scénarios pas toujours très fut-fut, se cache un des dessinateurs le plus fun de tous les temps.