Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


vendredi 20 décembre 2013

La bande dessinée comme volonté et comme représentation.

Chris Ware nous montre comment représenter l'empathie.

Chris Ware, Building stories, Pantheon Books.

QU'EST-CE QUE C'EST ENCORE QUE CE TITRE ? JE SENS QUE ÇA VA PAS ÊTRE LA FÊTE A LA SAUCISSE DITES DONC !


Aha ! J'aurais pu, je sais pas, moi, titrer : « Marc Lièvremont nu ! » ou « Natalie Portman : enfin lesbienne ! » ; mais non, je fais référence à Arthur Schopenhauer, tout ça pour parler de philosophie, de « la vie n'a aucun sens », de « on va tous mourir », et de « en plus, en ayant eu une vie de merde ». Ne me remerciez pas, je sais que vous allez adorer.

Le grand Arthur...
Ah oui... Quand même... C'est la joie...

BON, SINON, REVENONS A NOS MOUTONS.

Chris Ware, Building stories, Pantheon Books, toujours.

Building stories, c'est une jolie boîte qui contient des tas de trucs en bande dessinée dedans. Parmi ces trucs, il y a un grand panneau cartonné en accordéon (visible à droite et plus ou moins au milieu de l'image ci-dessus) avec des tas de tout petits dessins et de flèches et de gens tristes.

C'est ce panneau que j'ai essayé de scanner.

Que c'est boôôôô...

Comment ça « on n'y voit rien, c'est trop petit » ? Moi je veux bien, mais bon, venez pas vous plaindre en cas de torticolis.

Vous avez l'air malin, hein ? 
Maintenant qu'il faut tourner la tête à 90 degrés dans votre open-space, allez prétendre que vous travaillez !

Comment ça « c'est mal fait, c'est mal rapiécé, et c'est flou » ? C'est pas mes scans qui sont mal faits ! C'est la vie qui est mal faite ! Parce que dans la vie, on meurt ! Et on cache ça à nos enfants ! Et ensuite ils sont dépressifs ! Et ils votent FN ! Et les nazis reviennent ! Et c'est la guerre ! Et on meurt ! Alors ne venez pas me parler de scans mal faits ! 

OU EN ÉTAIS-JE ?

Ha oui.

Le sujet n'a pas d'importance, essayais-je de dire dans les billets précédents.

Certes.

Et ce pour deux raisons. 

La première, que j'ai essayé d'expliquer (et je ne suis toujours pas sûr d'y être arrivé) est que le sujet est indépendant de la qualité d'une œuvre. On peut faire de très belles œuvres avec un sujet léger. On peut faire d'affreuses merdasses avec un Grand et Bô sujet. 


MAIS IL N'Y A PAS QUE ÇA !


La seconde raison (et la plus importante) (et celle dont je vais essayer de parler aujourd'hui) est que, fondamentalement, un auteur ne choisi pas les sujets qu'il traite.


Si Art Spiegelman peut construire Maus, il a fallu qu'il soit un dessinateur indépendant dont la mère est morte quand il était jeune et dont le père à réchappé aux camps de concentration. Ça fait beaucoup de conditions quand même. Des conditions que n'a absolument pas contrôlé Spiegelman, bouchon de liège ballotté dans les flots tumultueux de l'Histoire (voilà que je me mets à écrire comme Tolstoï) (ou comme Schopenhauer).


OUI, CAR :


Arthur, dans son livre Le monde comme volonté et comme représentation, nous explique plus ou moins la même chose :
Dans la vie, nous combinons un plan ; mais celui-ci reste subordonné à ce qu'il plaira de faire au sort.  
Si un auteur a vu ou vécu telle ou telle chose, il ne l'a pas décidé. S'il en fait le sujet d'un de ses livres, ce n'est que par le pur hasard du sort. On ne peut donc ni mettre au crédit ni mettre au débit de qui que ce soit le sujet de n'importe lequel de ses livres. L'auteur est pris dans le grand gloubiboulga du flux de la vie (que Schopenhauer appelle la volonté, c'est sûr, c'est plus classe).
La nature entière est la manifestation de la volonté de vivre et son accomplissement. 
Et l'auteur, bin, il en fait ce qu'il peut, de ce grand gloubiboulga..

Parfois, il en fait un bouquin. 


Moi, personnellement, j'en fait une dépression. 


Chacun son truc.

Chris Ware, lui, il fait les deux.


EH OUI, PARCE QUE TOUT CE BLABLA D'INTELLO AVAIT UN BUT !

Les personnages de Chris Ware sont, à chacun de ses livres, des bouchons de liège pris dans des tempêtes de caca gigantesques. Écrasés par ce qui leur semble être une vie emplie de fatalité et vide de sens, ils serrent les dents en attendant que ça passe.


Le concours de Miss Univers Dépression vient de s'arrêter. Il a trouvé sa gagnante.

Et en attendant, les personnages de Chris Ware ont l'impression d'avoir une vie perdue dans le vent, insignifiante et qui ne pèse rien. 

En un mot : c'est la grosse fête.

Ci-dessus, la réponse à la question du concours de Miss Univers Dépression : « Que pensez-vous de votre vie ? ».

Dans cette page, la pensée d'Arthur :
Cette manifestation a pour forme le temps, l’espace et la causalité, puis et par conséquent l’individuation, d’où sort pour l’individu la nécessité de naître et de mourir, sans que d’ailleurs cette nécessité atteigne en rien la volonté même de vivre. 
Rejoint celle de l'héroïne de Building stories :
Whole periods of my life are now nothing more than a few isolated, unrelated recollections...
Everything runs down the drain...

ET, FRANCHEMENT, JE ME PERMETS D'INSISTER. PARCE QU'IL ME SEMBLE QUE BUILDING STORIES EST PLUS SCHOPENHAUERIENNE  QU'IL NE SEMBLE.

D'un côté, nous avons donc « la nature entière ». Autrement dit, ici, dans le cadre de cette histoire, l'immeuble. Un grand truc qui contient toutes les vies des personnages. Qui est immuable. Et qui en a rien à foutre de ta gueule.


L'immeuble, donc, qui contient toute la vie de la vielle dame. Et qui n'est jamais modifié par celle-ci.... 
L'immeuble, comme une allégorie de l'univers...
Quoi « c'est tarte, comme réflexion, quand même » ? Tarte vous-même, oh !

De l'autre, nous avons les personnages, ou plutôt « l’individuation, d’où sort pour l’individu la nécessité de naître et de mourir sans que d’ailleurs cette nécessité atteigne en rien la volonté même de vivre ». Ces philosophes ont le chic pour trouver les bons mots ! 


Ce qui donne des tas de personnages accablés par leurs sentiments de futilité existentielle et d'isolement.





La fiesta se déchaîne une fois de plus chez Chris Ware ! Youhou !

Dans le précédent extrait, l'immeuble (et quelques arbres) englobaient tout ce que l'on pouvait voir, ils étaient l'univers, dans lequel s'ébattent (plus ou moins pas du tout) gaiement et indifféremment les personnages.

Dans ce deuxième extrait, c'est maintenant le personnage qui a l'impression de n'avoir aucune prise sur sa vie. Elle défile, en fond, sans que le personnage ne bouge. Le décor n'interagit avec elle pas plus qu'elle avec le décor. Rien n'atteint personne. Le personnage est collé (les petites languettes) dans une vie qui lui semble être extérieure, ce qui lui donne l'impression de ne pas valoir grand chose de plus qu'une poupée. Manipulable à merci et sans vie.

Ce que Arthur nous retraduit en :
Sans doute l’individu, sous nos yeux, naît et passe, mais l’individu n’est qu’apparence.
Et pif ! Un bon crochet du droit dans les gencives de votre moral !

MAIS, EN FAIT, TOUT LE MONDE SE TROMPE ! (OUF !)


Parce qu'il y a cette fameuse volonté.

De ce fait, l'isolement qui accable les personnages, leurs problèmes de connexion avec le monde n'est qu'une illusion, puisque tous partagent en fait les mêmes idées, les mêmes états d'âmes, les mêmes pensées. 

Des pensées qui les relient par delà le temps :



Ou des pensées qui les unissent tout simplement au présent.

CE QUE NOUS MONTRE CE PANNEAU.

Encore désolé pour la petitesse de cette image, 'peut pas faire mieux.

ON Y ARRIVE ENFIN.

C'EST PAS TROP TÔT.


Chaque partie du panneau possède un personnage principal. Chaque partie du panneau se passe à une saison différente. Chaque partie du panneau a une ambiance différente. Tout ça pour rendre l'impression d'isolement des personnages. Leur impression d'évoluer dans des univers différents.

MAIS !

En même temps, chaque personne pense ou influe sur les autres. Leurs vies s'interpénètrent.

L'enchevêtrement des cases, des flèches, des pensées montre graphiquement l'enchevêtrement des vies des différents habitants de l'immeuble. La simple existence d'un personnage influe sur les vies des autres membres de l'immeuble, sans même qu'ils le veuillent ou s'en aperçoivent. (Cela me rappelle quelque chose, dites donc.)

PLUS SIOUX :


Les influences des différents personnages se font via des souvenirs (des cases issus du passé), des pensées (cochonnes, pour ce qui est de l'homme en pull blanc), des écrits (petites annonces, photos, lettres), des observations (de la vieille dame à travers sa fenêtre). Et tout se mélange (des photos déclenchent des souvenirs communs avec certaines personnes qui pensent à d'autres habitants de l'immeuble). (Les liens qui unissent les différents membres de l'immeuble ne sont pas uniques. Eux aussi sont enchevêtrés. Les liens sont donc complexes, forts et non fortuits.)


ENFIN, LE TRUC HYPER CLASSE :

Les influences sont rendues visibles uniquement par des moyens de bande dessinée (des interactions entre plusieurs dessins, plusieurs iconographies, et, plus précisément, des outils graphiques rendant apparentes ces interactions) :


La grande bouillabaisse de la vie : pleins d'ingrédients tous mélangés.
Le sel de la vie, ce qui en donne le goût : la bande dessinée elle-même.


SOIT :

  • Des flèches.



  • Des bulles de pensées.


  • Des bulles de pensées qui sont de courtes bandes dessinées (n'oublions pas qu'une bande dessinée peut être un rêve ou un souvenir).


  • Des images isolées.


  • Des dessins isolés qui interagissent et renforcent l'ambiance générale de la page.





BREF, UNIQUEMENT DES TRUCS ET DES BIDULES QUE SEULE UNE BANDE DESSINÉE SAIT FAIRE !

Cet enchevêtrement bande dessinesque (si,si, j'ose) n'appartient ni à l'immeuble ni aux personnages mais organise ou plutôt explicite les flux entre les différents personnages de l'immeuble. C'est la bande dessinée en elle-même qui nous montre ce flux. C'est la bande dessinée en elle-même qui est l'illustration de la volonté de Schopenhauer.

BIN ECOUTE, C'EST SUPER, ÇA ME FAIT UNE JAMBE MAGNIFIQUE.

C'est la bande dessinée en elle-même qui englobe l'ensemble des personnages et permet de dévoiler que leurs apparents isolements ne sont qu'une illusion et que tous les personnages sont reliés entre eux par des sentiments communs, des pensées communes, qui s'entrechoquent.


En fait, les personnages interagissent de loin les uns avec les autres, s'observent, et s'influencent. Simplement par leur présence, par leurs pensées. Non pas par de grandes décisions politiques. Ce n'est pas à leur niveau. Mais par toutes petites touches. Les personnages, finalement, ne sont pas vains. Une réalité que seuls les outils de la bande dessinée ont été en mesure de nous montrer.

ET C'EST CE QUE FAIT ÉGALEMENT CHRIS WARE.

Il laisse s'échapper ses pensées, les laisse s'épanouir dans ses livres.

Il n'a pas choisi d'avoir, dans sa tête, encore et encore, des histoires de personnes aux destins tout cabossés ; m
ais il a choisi de nous les faire partager.

Comme les personnages de ce fameux panneau s'influencent les uns les autres (ce que nous percevons grâce à la bande dessinée), ils nous influencent aussi (dans une bien moindre mesure, certes) (grâce à la bande dessinée). En se donnant à notre contemplation, ils nous modifient. Non pas comme de grandes décisions politiques peuvent modifier nos vies. Mais par toutes petites touches. Doucement. Modestement. La bande dessinée révolutionne le monde en secret.


POST SCRIPTUM :

La bande dessinée n'est pas la seule à être une révolutionnaire discrète. A l'angoissante et classique question « Est-ce que vous croyez que la littérature peut sauver le monde », Jean-Marie Gustave Le Clézio répondait (je cite à la grosse louche) : « Mais je pense qu'elle l'a déjà sauvé de nombreuses fois. Peut être tout simplement que l'on ne s'en ai pas rendu compte. »

'TIN, ÇA CLAQUE !

Doucement, modestement, on vous dit.


COMMENT ÇA, « J'AVAIS PROMIS QUE CE SERAIT PLUS COURT » ?

HA HA HA.

BIEN SÛR QUE NON !

COMMENT ÇA « J'AI RAREMENT FAIT PLUS CUISTRE » ?


ET DIRE QU'IL Y A ENCORE UNE SUITE LA SEMAINE PROCHAINE... ÇA DEVIENT VRAIMENT N'IMPORTE QUOI !


jeudi 12 décembre 2013

La bande dessinée est une chapelle Sixtine sans messieurs tout nus.

Raymond Macherot ne nous parle pas de la Shoah, mais c'est bien quand même.

Raymond Macherot, Sybilline et les abeilles, Dupuis.

Maintenant que nous savons qu'on peut envoyer se faire voir le sujet d'un bouquin et que seul l'art d'une bande dessinée compte, on peut essayer de faire le même genre d'analyse que sur Mausmais avec un livre supposément moins sérieux, une bande dessinée typiquement « pour enfant », certifiée « Shoah free ».

Pas de raison de faire des jaloux, ici comme ailleurs, on peut observer :


  • La composition générale de la page.
La page est construite sur l'opposition des deux personnages ennemis. (Faites-y moi penser quand on arrivera sur les antagonismes, merci d'avance.) Ces deux personnages vont se rapprocher et s'éloigner l'un de l'autre comme un accordéon, pour marquer leur valse-hésitation-tentation-du-gourdin.

La valse-hésitation du rat débile.

Ces rapprochements-éloignements donne un rythme (binaire, scandé) à la page, et souligne le mouvement de balancier entre les deux soldats. (« Il va se faire prendre ! », « Ouf ! Il va s'en sortir ! », « Ha non ! », « Ha si ! »)

Cette construction fait vivre la scène.

Et cette construction fait vivre les personnages.

  • La composition générale de la page qui révèle un travail sur les personnages.
Des attitudes, des pensées, des actions différentes pour chaque personnage et à chaque case.
Là, y'a du boulot ! Là, ça bosse ! C'est un belge, évidement ! C'est pas un français qui bosserait autant !  
Ha, quand il y a des allocs, y a du monde ! Mais ensuite ! Y a plus personne !

Le rythme scandé permet la mise au point de cette équation :

ping-pong verbal + rigolo + vitesse + dialogues brillants = ça va vite, c'est fluide, c'est plaisant, et on découvre les personnages (qui ne sont pas ce qu'il paraissent et on les connait mieux grâce à leurs pensées). Une fois qu'on s'est familiarisé, accroché à eux, l'auteur peut mieux les utiliser dans les cases.

  • Un travail sur les personnages qui influe sur la composition des cases.
Franchement, sur ce coup là, les grands esprits se rencontrent...




 Des ronds partout, c'est plus doux.

Nous disions une composition en arc de cercle ? Nous disions des têtes de souris ou des bulles rondes pour mettre en évidence cet arc de cercle ? Nous disions que cet arc de cercle  était centré sur un personnage qui va vers quelque chose de différent, qui change de scène ? Nous disions un jeu sur l'avant et l'arrière plan ? Nous disions un jeu sur l'avant et l'arrière plan mis en exergue par des changements chromatique (l'opposition grisé/blanc d'un côté, l'opposition couleur/noir de l'autre) ? Nous disions une mise en évidence des antagonismes des deux personnages ?

Hé bien oui. On disait tout ça. Et tout y est.

On se le refait une seconde fois ?




Des diagonales partout, c'est plus stressant.

La composition construite sur des lignes droites permet de comprendre que le personnage principal de la case est piégé (par son père, dans le premier cas, par sa mémoire défaillante, dans le second).

Nous avons encore une fois un personnage clair/en couleur isolé, encadré et inquiété par des éléments sombres/noirs/grisés. Des objets « marqueurs » permettant de rajouter des lignes, de structurer encore plus l'image, de la saturer pour acculer le personnage et ne laisser aucun vide (le vélo, la branche, le caillou). Pour équilibrer l'ensemble, d'un côté nous avons la blancheur d'un phylactère, de l'autre, la clarté de la Lune.

(Notons que, chez Macherot, la branche et le caillou son également des purs outils de composition de l'image. Sans eux, il y aurait un sol trop uniforme, une trop grande masse informe. Il y aurait aussi, tout simplement, trop de noir. Et le noir, en bande dessinée, c'est compliqué.) (Dans le cas de Spiegelman, cette question ne se pose pas parce qu'il a choisi d'utiliser des gris.) (Et il a fait ce choix précisément pour ne pas être confronté aux problèmes de Macherot.)


Au final, on se rend compte que Macherot et Spiegelman utilisent les mêmes systèmes de représentation. L'un parce qu'il fait de la bande dessinée pour enfant, l'autre parce qu'il fait de la bande dessinée méta-tu-vois-on-dirais-de-la-bande-dessinée-pour-enfant-mais-c'est-un-détournement-des-codes-style-tu-vois.

  • Un travail sur les personnages qui influe sur la composition des cases et même leurs formes.
Euh...

La forme des cases...

La forme des cases chez Macherot...

On peut pas dire que les cases changent follement, ici. Le père Macherot est un peu coincé par le canon classique de Dupuis, avec des cases bien carrées et les moutons seront bien gardés.

Bon...

Alors...

Ah ! Je sais ! On va changer de page !

Toujours Raymond Macherot, toujours Sybilline et les abeilles, toujours chez Dupuis.

Le père Macherot étant bien gentil, il ne veut pas trop choquer son monde en faisant des cases alambiquées de derrière les fagot. Mais il a une autre solution. Il fait ça :

Ha la bêcheuse !

Tout comme Spiegelman, Macherot modifie la forme de sa case. Mais en douce. L'air de rien. En obturant simplement une partie de sa case avec de la terre. Du noir.

Ce travail (qui vise ici à recentrer les débats petit-à-petit sur les protagonistes) (on se rapproche de plus en plus des personnages en ayant de moins en moins de décors visibles) n'est valable que parce qu'il s'accompagne de toute une démarche globale dans la construction générale de la page.

C'est vrai, ça... Pourquoi une grosse case maousse en début de page si c'est pour tout resserrer ensuite sur les personnages ? On aurait pu faire bien plus simple :

Pour contre-carrer 50 ans de représentation gentiment misogyne des femmes, 
Macherot rend un personnage masculin complètement hystérique.

Et à la place, on a tout un truc alambiqué, avec jeu de construction pour guider le regard, comme dans le Astérix de tantôt :

C'est vrai que c'est compliqué à lire. Ou alors il faut un sac à vomi.

Pourquoi, alors, tout ce bazar ?

POUR QUE LA NATURE ENGLOBE TOUTE LA PAGE.

De la nature partout, et en grand !

Un père omniprésent, et en grand !

Comme la figure du père englobe en filigrane toute la page de Maus (et cela fait sens, puisque le thème principal de Maus est celui du rapport de l'auteur à son père), la nature englobe en filigrane toute la page de Sibylline (et cela fait sens puisque Sibylline est une sorte d'ode à la nature).

Le seul élément divergeant dans la page de Sibylline est l'espèce d’aparté dites « dans le terrier ». Parce que c'est le seul élément réellement dramatique (des révélations, un suspense) de la page, le seul élément centré sur l'écrit, le seul élément avec un antagonisme (opposition entre la lettre et le personnage de Taboum qui se chauffe contre cette lettre), le seul élément non-intégré à la nature (Taboum est sur une île sous un arbre, Sibylline se fond dans la nature en se cachant derrière des fleurs ou sous l'eau ; la lettre (avec le lit du terrier) est le seul élément non-naturel, moderne, de l'ensemble de la page).

Cela justifie le côté « à part » de « l’aparté dans le terrier », comme cela justifiait le côté « à part » de la « case  à l'iris » du père jeune de Maus (ça se passait dans une autre époque)Un encart dans la construction générale de la page.

ODE A LA NATURE, DISIEZ-VOUS ?

Certes.

Parce que les constructions respectives des pages de Maus et de Sibylline ne sont pas gratuites mais créent également du fond. (C'est la forme qui donne ce fond.)

Le père, la descendance, Freud est mon ami, d'un côté. 

La nature, la façon de s'y fondre, notre rapport à elle, notre rapport à un certain mode de vie idéalisé (la petite maison dans la prairie n'est pas loin), de l'autre.

ATTENTION, JE FAIT UN DISTINGO ENTRE LE FOND ET LE SUJET.

Le sujet, ce serait la nécessité de parler de grands problèmes de société (« les nazis sont méchants »). Le fond, ce serait ce qui est généré par l'oeuvre d'art (des sentiments, un attachement au personnage, l'impression brève d'y croire, la compréhension de la relation entre Art Spiegelman et son père, l'impression de se rapprocher de la nature, etc...)

OUI, PARCE QUE, LES DOSSIERS DE L'ECRAN, MERCI BIEN.

Encore une fois, ce n'est pas dans l’énoncé des avanies nazies vécues par le père de Art Spiegelman que Maus trouve sa valeurN'importe quel livre historique lui est préférable, parce qu'il présentera des faits objectifs et bien mieux documentés. C'est dans la recréation, devant nos yeux, des sentiments de son père et de l'auteur à différents moment de leurs vies. C'est ceci qui est un point de vue unique sur quelque chose d'unique. C'est ceci qui justifie l'oeuvre.

Ce n'est pas dans la dénonciation pour les moins de 15 ans des méfaits du fascisme que Sibylline trouve sa valeur. (Macherot choisit des petits-animaux-meugnons pour faire doucement glisser le sujet vers des réflexions sur la fascisme. (Sibylline est confrontée à des armées de rats qui veulent conquérir la campagne), puis reprend la tangente en ridiculisant complètement son dictateur d'opérette (les rats sont tous stupides et le personnage principal évite la bataille grâce à son intelligence et son sens de l'improvisation.)

Ce qui compte, c'est que Macherot arrive, tout au long de son récit et dans chacune de ses planches, à magnifier la nature (qui habite ses personnages autant que ses personnage l'habite). Comme l'arbre, la berge, et le lac qui englobent la structure générale de la page, la nature englobe la structure générale du livre. Elle reste là, imperturbable et accueillante, tandis que les personnages s'agitent, se serve d'elle, vivent en elle.


Avec sa bande dessinée, Raymond Macherot nous fait partager son regard sur la nature. Plus, même ! Il nous invite (et nous incite) à nous y réfugier.


C’ÉTAIT ENCORE PLUS LONG QUE TOUT, C'EST QUATRE MESSAGES ! MAIS C'EST PAS POSSIBLE ! J'AI UNE VIE ! J'AI UN CHIEN !

COMMENT ÇA « LA SEMAINE PROCHAINE, ON DÉVELOPPE ENCORE LE MÊME THÈME  » ? MAIS ÇA NE S’ARRÊTERA DONC JAMAIS !?!!!


(BON. OK. J'ESSAYERAI DE FAIRE PLUS COURT.)

jeudi 5 décembre 2013

La bande dessinée est une chapelle Sixtine avec des souris.

Art Spiegelman nous montre comment composer une page, et que cela n'a rien à voir avec la Shoah.

Art Spiegelman, Maus, Raw & Pantheon Books & Flammarion (avec l'aide de Judith Ertel et Anne Delobel)

RÉSUMONS CE QUI C'EST PASSE DANS LES ÉPISODES PRÉCÉDENTS.

Dans le message précédent, j'ai essayé d'expliquer que, selon moi, le sujet et les intentions d'une oeuvre d'art n'ont pas vraiment d'importance.

Ce n'est pas parce qu'on fait des peintures pour le clergé et avec des petits angelots tout nus, que c'est forcément nul. Ce n'est pas parce qu'on fait des bandes dessinées pour les enfants et avec des petits mickeys, que c'est forcément futile. Ce n'est pas le sujet qui compte, c'est l'aââârt d'une oeuvre (c'est à dire l'impression de réel de cette oeûvre crée) (c'est la manière de représenter ces angelots et ces mickeys pour qu'ils fassent sur nous une impression la plus forte et la plus singulière possible).

Parce que cela voudrait dire que ça (avec ses angelots à poils et ses femmes à la romaine) :

William Bougereau, Les secrets.
Tous ensemble : « Bouhou, William ! Bouhou ! Va te cacher ! Retourne chez ta mère, William ! C'est moche, William ! »

Ça vaut ça :

Attention, il y a un piège ! C'est bien dans la Sixtine, mais c'est de Raphael, ce coup-là.

Et en fait non.

(Ici, j'utilise une sorte d’argument d'autorité parce qu'il me semble sincèrement que la différence de qualité(s) des tableaux est tellement flagrante que je vais m'économiser un peu de rédaction inutile. Si ce n'était pas aussi évident que je le crois, je m'excuse.)

MAIS ATTENTION A NE PAS FAIRE L'ERREUR INVERSE.

Il ne faut pas minorer une oeuvre d'art sous prétexte qu'elle a un sujet futile.

Il ne faut pas majorer une œuvre d'art sous prétexte qu'elle a un sujet pour les grandes personnes qui parlent du CAC 40 et des exports chinois. (Des sujets comme la Shoah, par exemple.) (Maus n'est pas un grand livre parce qu'il parle de la Shoah et de la filiation et blablabla et prout prout prout.) (Maus est un grand livre parce qu'il est une grande oeuvre d'art.)

La Mort : un Grand et Beau Sujet, un dessin très (très) (TRÈS) moche.

OUI MAIS POURQUOI ON PARLE SANS CESSE DU SUJET, ALORS ?

C'est plus facile, de parler du sujet. Parce que le sujet se comprend toujours, peut toujours s'analyser, et, au pire, on pourra faire vingt lignes de plus en racontant pourquoi on est d'accord, ou pas, et moi je suis contre (la peine de mort) (la pédophilie) (les 35 heures) (la tartine qui tombe du côté du Nutella). Par contre, analyser ce sur quoi on cogite/fantasme mais POURQUOI on cogite (qu'est-ce qui nous crée des court-circuits dans le cortex), c'est coton.

C'est pas moi qui le dit, c'est lui.

(Faites un test, ouvrez votre télérama magazine de cinéma préféré et comptez combien de fois les termes « cadrages », « valeurs de plan », « découpage », « amorces », « montage », « types de dialogues », « lumières », etc. reviennent. Ensuite comptez le nombre de lignes comprenant soit un résumé de l'intrigue, soit une présentation des personnages, soit un dégoisement sur le thème-que-c'est-important-d'en-parler-c'est-un-sujet-qui-irrigue-la-société.) (Au Hasard.)

BREF, ON VA PAS Y PASSER LE WEEK-END...

L'important, c'est la manière de faire. Le style. L'art. La composition des deux images. La positions et les attitudes des deux personnages. Leur expressivité et leur naturel. L'espace laissé vide autour des personnages. Les couleurs. Les contrastes. La forme générale de l'image (comment les tableaux sont construits autour des personnages). Ce que vous voulez.

Et comment Spiegelman compose-t-il sa page par exemple ?

  • Il commence par réfléchir à la composition générale.

On a donc, comme une surimpression, le corps entier du père qui donne le rythme et découpe la page.

On a également des résurgences de ce père autour de sa figure centrale géante pour enrober le tout, en quelque sorte.

Et tout ça pourquoi ? Pour aboutir au commencement du récit dans le passé. (La courbe englobe le corps qui est penché sur la case circulaire du souvenir.)

  • Puis compose également chaque case.

Le fils est prisonnier de son père. Il est pris entre le présent de son père (faire du vélo parce qu'il a des problèmes de coeur, qu'il est vieux et qu'il ronchonne) et le passé de son père (son bras avec le tatouage des camps).

A noter également que, dans le sens de lecture, le vélo vient avant le tatouage. parce qu'on va bientôt quitter le présent et rejoindre le passé raconté par le père.


Ici, les bulles de dialogues sont placées de telle manière à faciliter la lecture. De la case du haut à celle du bas, les dialogues s’enchaînent naturellement à l'horizontale.

  • Sans oublier de porter son attention sur leurs formes.

La forme particulière de cette case a des tas de fonctions.

Sa forme particulière l'isole du reste de la page. Les premières cases se situaient dans le temps du récit (au moment où le père raconte). Cette case là se situe dans le temps de l'histoire (au moment où les choses racontées se passent). Les formes différentes montrent que ce sont des temps différents.

Sa forme particulière rappelle une ouverture à l'iris (c'est la foire aux termes techniques, dites donc, on se mouche pas du coude pour faire son intello), souvent utilisée pour changer justement de temps dans un récit au cinéma.

Enfin, cette case nous plonge dans le passé, et la forme de cette case, ajoutée au narratif sur lequel elle s’assoit, nous plonge dans des formes passées de la bande dessinée.

Bécassine, old school style...

  • Ces constructions de cases ne son pas que des gadgets. Elles font également ressortir et vivre les personnages. Et s'inscrivent dans une démarche générale pour structurer la scène.

Ici, je trouve qu'il faut observer le grisé.

Le grisé permet de réaliser de la profondeur de champ (gris devant, blanc derrière) (quand les deux personnages sont sur le même plan, ils sont tous les deux blancs).

Le grisé permet d'opposer les deux personnages (celui qui raconte et celui qui reproduit) (celui qui est le moteur de l'action et celui qui n'avance pas en pédalant sur un vélo d'appartement) (celui qui est dans le temps présent du récit et celui qui va plonger dans le temps passé de l'histoire).

Et le grisé permet d'organiser la structure générale de la page toute en cercles concentriques qui aboutissent à l'ouverture à l'iris.

  • Et tout cela avec très peu d'effets. Très peu de traits.
L'avantage de « faire bande dessinée » et d'en utiliser les codes, c'est qu'il va falloir forcément simplifier le graphisme (un graphisme simple, comme dans les Tintin ou les Mickey).



Simplification des traits et des formes.

Spiegelman s'habille comme les Dupondt.

Spiegelman a la même tête que Tintin (la houpette remplace les oreilles).

Spiegelman a le même genre de trait que Mickey (par Floyd Gottfredson).

Cette simplification, Spiegelman va en faire une force. Comme d'hab, moins il y a de traits, plus les traits présents prennent de l'importance.

Et c'est grâce à eux (malgré le fait que la figure de Spiegelman ne change absolument pas d'une case à l'autre) que l'on peut comprendre et lire les sentiments des personnages de cette page.

Grâce aux traits et à la composition des cadrages (le fils prisonnier de son père), aux différentes valeurs de plan (le sujet de la page (le père) est en avant-plan, le moteur de la page (le fils) est en arrière-plan), aux lumières (ces avant et arrière-plans sont démarqués par le grisé), aux découpages de ces plans (la case à l'iris), aux amorces (le tatouage des camp de concentration comme top-départ au récit), au montage (le corps du père en transparence sur l'ensemble de la page), aux types de dialogues, au graphisme, au traitement des noirs et blancs, etc.

(Voilà. J'ai mis tous les mots que j'ai dit qu'il fallait mettre pour faire une bonne critique, et plus encore. Si avec ça vous n'êtes pas content et que je ne me fais pas engager par Télérama, c'est à désespérer du genre humain.)

BREF.

Spiegelman fait une série avec des petites souris à la con. Oui, comme Mickey. Mais ce n'est pas important, parce que les personnages ne sont pas importants (on s'en fout que ce soit Adam, sur le plafond).

Spiegelman fait une série sur la Shoah. Oui, mais ce n'est pas important, parce que le sujet n'est pas important (on s'en tape que ça parle de la Bible, sur le plafond).

Ce qui compte, c'est que Spiegelman va nous rendre les souvenirs du père (et les sentiments complexes du fils envers ce père et ces souvenirs) réels, prégnants, évidents, directement compréhensibles. Grâce au cadrage, au trait, aux compositions, au noir et blanc, aux cases, à tout le bazar. Grâce à son art.

ET CE N'EST PAS FINI ! ON REVIENT EN QUATRIÈME SEMAINE ! J'AI ENCORE DES TRUCS A DIRE SUR CE MÊME THÈME, PETITS VEINARDS !