Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


vendredi 19 juin 2015

La bande dessinée fait de l'autobiographie de quotidien d'auteur de bande dessinée autobiographique.

David De Thuin nous montre comment faire de l'autobiographie sans trop se plaindre.

David De Thuin, Interne - numéro 1, auto-édition.

David De Thuin centre son travail autobiographique sur son travail pas autobiographique.

Il montre des moments de sa vie qui gravitent autour de son travail. Ou des bouts de son travail. Ou des bouts d'études pour son travail. Ou des bouts de sa vie de famille (quand même).

POURQUOI DES BOUTS ?

C'est que, le plus dur, dans l'autobiographie, c'est de ne pas construire de personnages, de ne pas faire de récit.

Il nous arrive des trucs. Super. Et ensuite on les raconte. Très bien. Mais comment ne pas déformer, enjoliver, trahir les faits et les personnes décrits ? Comment ne pas reformuler certains faits pour les rendre plus percutants et les transformer en récit ? Comment ne pas représenter qu'une partie d'une personne et le transformer en simple personnage ?

PUNAISE, ÇA A PAS L'AIR SIMPLE DE RÉPONDRE À CETTE QUESTION.

Florence Dupré la Tour se débrouille en mêlant explicitement faits et fictions dans un gros gloubiboulga à la fois hyper crédible et explicitement fictif.

Fabrice Neaud bin, euh... Comment dirais-je... Fabrice Neaud n'arrive pas toujours à trouver les outils adéquats subséquents à l'écueil d'une transmission forcément partielle de certains faits. (On va dire ça comme ça, pour ne vexer personne.) Et du coup il paraît parfois se la péter un peu dans son récit. (On va dire ça comme ça, pour être un peu plus clair.)

David De Thuin, lui, il fait des bouts.

Là, par exemple, paf, au débotté, un bout de carnet avec des bouts de dessins dedans (ce sont des bouts dans des bouts) (une inception de bouts).

IL Y A LES BOUTS OBJECTIFS ET LES BOUTS SUBJECTIFS.

Les bouts objectifs, se sont des croquis, des cases retranchées, des essais, des commencements de récits abandonnés, des dessins préparatoires, des récits courts fait comme ça, pour passer le temps, des dessins isolés, des photographies ou des dessins d'enfants. Tout ça.

Encore plus criant de vérité qu'une photographie de Robert Capa durant la guerre de 36 : une photographie de doudou.

POURQUOI « OBJECTIF » ?

Parce que ce sont des bouts qui ne sont pas faits à la base pour être autobiographiques. C'est du travail. Des essais. Qui représentent objectivement des préoccupations ou des envies professionnelles au moment de leur réalisation. rien d'autre. Il n'y a pas l'intention d'en tirer une analyse, une morale, un récit, quoi que ce soit.

Ce n'était pas fait pour former un tout, pourtant, en mettant tout ces éléments les uns à côté des autres, ils entrent en résonance et tracent, en creux, un portrait (au moins professionnel) de David De Thuin. Sans affect. Sans intention. Un portrait pur. Objectif.

David De Thuin n'aime pas quand ça tourne autour du pot. Il préfère quand ça paraît direct.

POURQUOI « SUBJECTIF » ?

Parce que, entre ces éléments objectifs, se glissent des strips, des pages, ou de courts récits autobiographiques de l'auteur.

PREMIER ASPECT : LE BOULOT.

Ces récits courts sont tout d'abord utilisés pour représenter certaines préoccupations professionnelles (rien que de très normal, après tout, quand il s'agit de réaliser un recueil de bouts de travaux professionnels) ou pour contextualiser certains de ces travaux (expliquer pourquoi ils ont été faits, comment ils ont été retrouvés, etc) (normal encore, cela permet de mieux comprendre le pourquoi et le comment de la présence de ces bouts dans le recueil).

Une préoccupation professionnelle partagée par beaucoup : Macherot.

Un petit bout de bande dessinée autobiographique pour contextualiser un extrait de bande dessinée autobiographique.

Mais, du coup, j'espère qu'on est d'accord pour dire qu'on y perd côté objectivité. Ces nouveaux récits courts sont là avec une intention, une volonté, celle d'organiser le bordel entre les différents autres bouts. Il y a message, il y a auteur, il y a subjectivité.

En tous les cas, c'est à ce moment que David De Thuin fait appel à sa famille, qui tourne autour de sa table à dessin.

DEUXIÈME ASPECT : ÇA DÉBORDE UN PEU.

Et, là, je sais pas du tout si l'intention première de l'auteur était de faire de l'autobiographie avec ses enfants et que ça a ripé en y joignant des bouts de travaux ou si, en voulant joindre des bouts de travaux, ça a ripé vers l'autobiographie de sa vie de famille, mais le fait est là : ça a ripé. Et ça ripe de plus en plus dans le bouquin, les bouts de travaux objectifs se raréfiant au profit des histoires autobiographiques impliquant sa famille.

Là encore, c'est cohérent, pas de soucis. Ça permet de montrer le travail de l'auteur dans sa réalité quotidienne, quand les enfants viennent vous courir dans les pattes alors que vous galérez sur votre perspective cavalière avec 25 personnages, trois tanks, et un zébu. Ok, ça reste professionnel. Des petits bouts de vie d'auteur dans des petits bouts de réalisation de l'auteur. C'est un peu subjectif, quand même, hein (puisque message, intentionnalité, auteur, personnes devenant des personnages, tout ça tout ça).



Les enfants ont des goûts de merde, c'est bien connu. Pourquoi on s'entête à le leur cacher ?

TROISIÈME ASPECT : ÇA DÉBORDE BEAUCOUP, EN RESTANT DANS LES CLOUS.

David De Thuin organisait des extraits de ses différents travaux mis bout à bout, il se met à organiser des petits bouts de ses différents travaux ET des extraits de sa vie de famille mis bout à bout. Ce n'est guère différent.

Il conserve du même coup cette impression d'objectivité qu'avait au départ son travail de compilation des différents extraits de son travail. Les bouts objectifs restent objectifs ; les bouts subjectifs (familiaux) se teintent d'objectivité. « Écoutez, ça m'est arrivé, c'est vrai, mais ce n'est pas ma faute, ce sont mes enfants, moi, je ne fait que conserver leurs réflexions, leurs actions au moment où ça arrive, je n'organise rien. » On a moins l'impression d'une volonté de l'auteur de montrer quelque chose, d'organiser un récit. Cela semble plus naturel, plus vrai, plus réel.

Toujours avec les petits extraits au-dessus, pour faire extrait de bout de tranche de vie, justement.

LA BANDE DESSINÉE EST LA PLUS FORTE.

Au final, l'effet général de liberté et de vérité (rien ne semble calculé, les bouts de vie arrivent quand ils arrivent, les extraits du travail de l'auteur sont là parce qu'il vient de les retrouver dans une vielle boîte à chapeau) existe à cause de l'aspect fragmentaire de l'ensemble du livre.

Un aspect fragmentaire rendu visible par l'hétérogénéité des matériaux (extraits, brouillons, dessins d'enfant, photographies, etc.). Mais, surtout, un aspect fragmentaire rendu possible grâce à la bande dessinée.

COMME D'HAB', QUOI.

Je me répète comme un petit vieux mais, pour moi, la bande dessinée, ce sont deux dessins mis l'un à côté de l'autre.

Eh bien, pour David De Thuin, la bande dessinée, ce sont deux extraits mis l'un à côté de l'autre. Ce peut être des extraits de ses travaux, ou des extraits de sa vie familiale. En tout cas, ce sont des extraits de tout ce qui fait sa vie quotidienne.

De la bande dessinée malgré tout (d'avant-garde, ceci dit, je vous le concède).

PAS COMME D'HAB'.

La différence, c'est que, là, les différents extraits mis les uns à côtés des autres, le sont pour créer une impression d'hétérogénéité. David De Thuin n'organise pas une suite logique pour rendre le développement d'un récit intelligible même pour le plus débile d'entre nous (c'est à dire moi), il organise une suite d'extraits pour donner l'impression d'un rangement au pif de travaux retrouvés par hasard et d'extrait de sa vie qu'il ne contrôle pas.

Il organise des ruptures de ton, des ruptures de styles, des ruptures de nature entre les différents bouts de telle manière que le lecteur ait l'impression lui aussi d'être soumis à ce hasard.

LIBERTÉ CHÉRIE, J’ÉCRIS TON NOM SUR LES NUAGES DE MA VIE. (JACQUES PREVERT) (AU MOINS).


Chacun sa conception de la liberté.

Au final,  c'est cette liberté que recherche David De Thuin (pas pour rien que c'est auto-édité, cette histoire), et c'est cette liberté que le lecteur ressent (« Ce sont des histoires et des extraits de mon travail posés un peu en vrac, faites-en ce que vous voulez. »)

Des histoires, mais sans être obligé de construire toute une thématique ou un arc narratif pour faire tenir les différents bouts ensemble.

Des dessins, mais sans même se faire suer à les inclure dans une histoire.

Et pourquoi pas des photographies, si on veut ?

Et pourquoi pas faire tout ce qu'on veut ?

vendredi 12 juin 2015

La bande dessinée fait de l'autobiographie et de la fiction en même temps.

Florence Dupré la Tour nous montre comment rendre une bande dessinée plus réelle en faisant des nœuds dans la tête des lecteurs.

Florence Dupré la Tour, Cigish ou Le Maître du Je, Ankama label 619.

Fabrice Neaud nous avait montré la voie d'une autobiographie « à l'impression de réalité accrue et au bifidus actif ». La recette était simple : un dessin réaliste, qui donne l'impression de scruter les différents personnages du récit sous tous les angles et de manière objective ; ajouté à tous les moyens de la bande dessinée (cases, interactions entre les cases, textes, interactions entre cases et texte, etc., lisez le billet précédent bon sang, je vais pas tout redire) pour introduire la subjectivité du regard de l'auteur. Au final, on commence avec l'impression de lire un portrait des amis de l'auteur, et on se retrouve avec un portrait et une analyse de l'auteur lui-même.

Et bin Florence Dupré la Tour, elle fait tout pareil, mais en poussant le bouchon plus loin à tous les niveaux. 

Elle rend son récit plus réaliste. Et elle rend ensuite son récit plus subjectif-portrait-et-analyse-de-soi-même. (C'est parce qu'elle arrive à rendre son récit plus réaliste qu'elle peut ensuite aller plus loin dans l'analyse.) (Comme un équilibre conservé en rajoutant plus de poids des deux côtés de la balance.) Et, en plus, elle le fait en impliquant son lecteur.

ÇA FAIT BEAUCOUP DE CHOSE EN MÊME TEMPS, ÇA À L'AIR CHAUD, DIS DONC.

Bin, par exemple, le coup de l'hostie.

PREMIÈRE ÉTAPE : LE RÉCIT SUBJECTIF.


Florence Dupré la Tour raconte des trucs. Bon. En soi, c'est rigolo. Mais ça pourrait être n'importe quoi. D'autant que juste avant, elle nous a raconté un peu des trucs bizarres. Pour ce qu'on en sait, elle pourrait très bien yoyoter de la toiture.



Y en a qui tourne pas qu'à l'Ice Tea pêche, laissez moi vous le dire.

Donc elle nous raconte sa vie, ok. Mais on n'est pas forcé de la croire non plus, vu qu'elle y va un peu fort.

DEUXIÈME ÉTAPE : NON MAIS C'EST VRAIMENT ARRIVÉ, LES GARS, JE VOUS JURE. (LE RÉCIT OBJECTIF.)


Coup de théâtre : ce qu'elle raconte est pas forcément vrai, mais ce n'est pas forcément faux non plus.

La photographie de l'hostie fait le même effet qu'un dessin très très très réaliste : elle « objective », elle crédibilise le récit (elle donne l'impression d'un récit à la fois plus extérieur (ça n'arrive pas à moi) et plus réaliste (mais ça arrive bien à quelqu'un)).

Donc, du coup, les pensées et actions de Florence Dupré la Tour sont tout d'un coup concrétisées, on se dit : « ha ouais, mais en fait c'est réel tout ça ».

On y croit. On croit au fait. Et du coup on croit aussi aux pensées, au délire (j'aime utiliser des mots de jeunes) de l'auteur.

TROISIÈME ÉTAPE : ET D'AILLEURS, ÇA POURRAIT VOUS ARRIVER À VOUS AUSSI.

Florence Dupré la Tour fait dans l'extratextuel. Elle essaye de ramener dans son récit des éléments volontairement extérieurs.

Ça commence gentiment, avec des personnages extérieurs qui sont amenés à commenter le récit en lui-même. Et à se poser toujours la même question, qui est, c'est pratique, la notre aussi : mais alors, c'est Florence, c'est Cigish, c'est qui, quand, est-ce que c'est du lard ou du cochon ?

Grosso modo, tout le monde pense à la même chose (non, pas au sexe).

Ça se poursuit de manière plus inventive avec les commentaires du blog.

Heureusement que les conneauds de ce genre ne viennent pas lire mes posts. 
Ceux qui viennent lire mes posts sont des gens beaux et intelligents et parfaits.

(Oui, parce que je vous ai pas dit mais, à la base, tout le bouquin a été publié par petits bouts sur internet, avec images, vidéos, liens, et commentaires des différents messages posté.)

Attendez ! On vit dans le monde moderne ou bien quoi ?

Ça se poursuit donc de manière plus inventive avec les commentaires du blog qui viennent s'ajouter à la sauce.

Parce que ce ne sont plus simplement des personnes autour de l'auteure qui sont amenés à se poser la question de l'existence de Cigish et du sérieux de l'histoire, c'est aussi des personnes comme nous, à l'autre bout de la France, qui ne connaissons Florence Dupré la Tour ni d'Eve ni d'Adam.

À la rigueur, des personnes de son entourage, on pourrait s'imaginer que c'est pipeau et compagnie. Que ce sont des personnages créés pour étayer la création du personnage principal, Cigish.

Mais des vrais gens de la vraie vie de l'intra web du monde d'aujourd'hui ? Eux, ils existent vraiment.

Il font le même effet dans le récit que la photographie : un renforcement de l'effet de réel. Puisqu'ils sont réel, puisque la photo est réelle, peut être que tous les personnages du récit sont réel, peut être que tout est réel.

On s'implique. On y croit.

SPOILER CHER LECTEUR FAITES ATTENTION JE VAIS RÉVÉLER UNE ARCANE DU RÉCIT NE DITES PAS QUE VOUS N'ÉTIEZ PAS PRÉVENUS PARCE QUE JE VOUS AI PRÉVENU, HEIN.

C'est vrai, c'est écrit au-dessus, je vous ai prévenu.

QUATRIÈME ÉTAPE : MAIS REGARDEZ VOUS, BANDE DE NAÏFS.

Et là, crac, c'est le drame. Une partie des commentaires (et une grosse partie des commentaires les plus débiles) sont faux, écrit par l'auteur (ou bien Cigish) (ou bien les deux).



Ha mon Dieu que cette trahison est mordante !

CE QUI A PLUSIEURS CONSÉQUENCES.

Ça rompt un des éléments qui permettait de rendre tangible le récit. On y croit moins. On sort de celui-ci.

Ça remet en question tout le reste et on se demande si l'auteure ne se fout pas de notre gueule depuis le début et si oui, pourquoi ?

Par un retour du refoulé vicieux, on se demande si ce n'est pas Cigish qui a manigancé tout cela, lui qui est si méchant. Oui, mais Cigish n'existe pas, on n'y croit plus, le cœur n'y est plus. Oui, mais peut être, quand même, parce qu'il faut être parfaitement taré pour imaginer un stratagème aussi vicieux. Alors, le faux Cigish-Nain-du-Mordor-Nécromancien-Astrologue-Prophète-personnage-de-jeu, peut être pas. Mais une sorte de déclinaison de lui dans la vraie vie, peut être que oui. Peut être que Florence Dupré la Tour est vraiment tarée et maléfique et prend du plaisir à faire n'importe quoi.

Ou peut être que Florence Dupré la Tour est vraiment très douée et très intelligente. Va savoir.

PUNAISE MAIS QU'EST-CE QU'IL FAUT PENSER DE TOUT ÇA ?

L'auteure avait commencé son récit de manière on ne peut plus classique : elle racontait un récit.

Puis, en déjouant nos différentes réticences naturelles quant à la véracité d'un récit, elle avait réussi à en accroître la crédibilité. C'était bon, on était ferré, on y croyait à mort.

Enfin, elle a méticuleusement pété tout cet échafaudage en déconstruisant elle-même les mécanismes/grammaires/outils/truc-muches qu'elle avait mis au point.

Et on se retrouve le bec dans l'eau.

On y a cru. On a cru à un truc de fou, à base de fille qui se prenait pour un démon, et de malédiction, et de soeur du côté lumineux de la force, et d'affrontement du bien contre le mal. Limite on était un padawan observant Luke Skywalker.

Quand Luke Skywalker fait la vaiselle, Darth Maul va bouder dans sa chambre (c'est bien connu).

Et puis on nous a dit que tout ça c'était de la crotte, que tout était monté, que ça ne tenait pas debout. Et on s'est rendu compte qu'on était un guignol avec une cape achetée chez Auchan et un bout de plastique vert en guise de sabre-laser (à la con).

Parce que la force, c'est trop cool, ça permet de coucher.

Puis on y a recru. On s'était fait avoir par l'autre enfoiré, là, Cigish. Normal qu'il nous ait fait du mal, ce gros connard. il est maléfique. Hé, CQFD, les gars. On est juste tombé sous l'influence d'un maître Sith véner, et on a failli tomber du côté obscur de la force. Mais non. Mais oui. Rhahahaha, on sait plus ! On est trop manipulé !

Attention une image très subtile de la manipulation s'est glissée dans cette image, sauras-tu la retrouver ?

Et puis, même, nous aussi on est écrasé par un quotidien avenant comme un matin de printemps froid dans un bouchon de périphérique blême menant à un travail tiède dans le hangar d'une zone industrielle d'une banlieue en crise du Nord-Est de la France.

Nous aussi on aimerait bien pouvoir s'évader cinq minutes de tout ça en se défoulant un peu.

Nous aussi on aimerait trop avoir un perso.



Plus que d'y croire, on aimerait y croire.

BREF.

À chaque fois que Florence Dupré la Tour rentrait ou sortait de son personnage, nous rentrions ou sortions de son univers. Et nous avons pu expérimenter cette sensation d'y croire, puis de se rendre compte que ce n'était finalement qu'une fiction, puis de se reprendre au jeu, etc.

Florence Dupré la Tour nous a permis de nous immerger dans ce qui fait le sel d'un récit : perdre pied et confondre réalité et fiction. Y croire.

En partant d'une base autobiographique, l'auteure en est arrivée à une apologie du récit de fiction.


vendredi 5 juin 2015

La bande dessinée fait de l'autobiographie analytique.

Fabrice Neaud nous montre comment accroître l'impression de réel d'une bande dessinée.

Fabrice Neaud, Journal (1), ego comme x.

Dans le billet précédent, nous avions vu qu'un auteur qui fait de l'autobiographie en bande dessinée se pose les mêmes questions que David Pujadas quand il traite une information. (Je tiens à préciser quand même que c'est une blague, hein. On est d'accord que David Pujadas ne traite JAMAIS l'information.)

BREF. ON S'ÉGARE.

Faut-il raconter sa vie objectivement mais moins impliquer le lecteur mais donner une plus forte impression de vérité ?

Faut-il raconter sa vie subjectivement mais perdre en véracité mais gagner en pouvoir de suggestion ?

FACE À CE DILEMME, FABRICE NEAUD PENCHE PLUTÔT DU CÔTÉ DES « OBJECTIFS ».




Ce n'est pas sa faute, ce sont ses petits camarades qui l'y encouragent.

Et il va mettre en place tout une batterie d'outils pour servir l'objectivité de son propos, puis pour nuancer cette objectivité.

BON, ALORS, IL Y A PLEIN D'OUTILS QUE J'AI DÉJÀ ESSAYÉ D'EXPLIQUER DANS D'AUTRE BILLETS, DONC JE VAIS ESSAYER DE VOUS AL FAIRE CURTE (WALDHEIM).

1° POINT : LE DESSIN.

Il est presque réaliste le dessin. Et assez précis.

C'EST VRAI, MAIS POURQUOI C'EST INTÉRESSANT ?

Parce qu'il y a le contre-exemple de Tintin.

Tintin résume l'idée d'une personne à ses traits les plus distinctifs. 
C'est limite un smiley avec une houppette.

Les traits imprécis de Tintin font en sorte qu'il pourrait être n'importe qui. C'est un homme indéfini. (Limite, un Homme indéfini.) (Vous voyez la nuance ?) (Attention : défi maître Capello.) Du coup, s'il peut être n'importe qui, il peut très bien être nous. On peu très facilement s'identifier à lui. Et vivre ses aventures au travers de lui.

ET C'EST EXACTEMENT CE QUE NE VEUT PAS FAIRE FABRICE NEAUD.

A contrario, si un personnage est dessiné de manière réaliste, ces traits précis qui représentent une personne précise, une personne qu'on pourrait croiser dans la rue, une personne extérieure à nous même, une personne hétérogène, que l'on peut certes observer, mais que l'on ne peut « pas prendre pour nous ». (vous voyez le truc ou je dois encore reformuler la même périphrase ?) Bref : un dessin réaliste bloque l'identification du lecteur aux personnages.

Le même air ahuri que Tintin, mais pour un effet complètement différent.

Ça permet de ne pas impliquer le lecteur dans le récit. (On est impliqué dans le récit de Tintin, on vit l'aventure avec lui ; dans un récit de Fabrice Neaud, on est simplement spectateur d’événements qui arrivent à d'autres.) Un récit qui est alors perçu comme « un vrai truc qui est arrivé à d'autres que moi, dont je peux voir des bribes, comme si j'étais assis à la terrasse d'un café ou que je regardais mes voisins par la fenêtre ».

Ce regard extérieur crée une impression d'objectivité et de réel.

SPECTATEUR, LE MOT EST LÂCHÉ.

Le lecteur se transforme en scrutateur de la vie de l'auteur. Observant et observant encore les mêmes personnages et objets sous toutes les coutures.

Et, pour ce côté analyse, l'auteur et le lecteur sont dans le même bateau : l'auteur parce qu'il doit représenter et le lecteur parce qu'il doit analyser ces fameux objets sous toutes les coutures.

EN PLUS, LA BANDE DESSINÉE À UNE BOTTE SECRÈTE : LA RÉPÉTITION.

De case en case, on peut représenter la même chose, avec d'infimes variations, qui seront comme autant de nouveau détails révélés.


Si dans cette page on regarde pas l'objet d'étude sous toutes les coutures, je sais pas ce qu'il vous faut.

COMME DES CUBES, MAIS À PLAT.

En fait, ici, la bande dessinée permet de faire du cubisme (c'est à dire représenter un objet sous différents angles, mais dans la même œuvre).

De face et de profil à la fois.

Chaque case représente le même personnage, mais sous un angle légèrement différent, légèrement nuancé, légèrement complexifié. Exactement comme si on avait ce fameux objet d'étude entre les mains et qu'on le retournait dans tous les sens, qu'on l'observait à la loupe.

Le portrait complet, au final, c'est l'assemblage de toutes les cases du bouquin.

APRÈS LE DESSIN, LES CASES.

La répétition permet non seulement d'apporter des nuances dans la représentation, mais également de tricher et d'insuffler un brin de subjectivité dans tout le bazar.


La variation des positions des jambes permet de comprendre les sentiments du personnage 
quand il drague / exerce ses fins talents de stratèges.


La répétition du visage qui disparaît de plus en plus permet de représenter le sentiment d'abandon.

La répétition du personnage de Fabrice Neaud dans la même position sur quatre cases permet de rendre compte de l'impact de cet abandon. (Ici, c'est l'absence de variation qui génère ce sentiment.) 

(Quand Fabrice Neaud dessine le fameux Stéphane, il le fait en apportant à chaque case une nuance différente ; quand il arrête de le dessiner, il le fait en se représentant lui-même toujours dans la même position.) (Voyez la feinteuse opposition de style ?)

ON VOIT D'AILLEURS CE QUI EST LA PASSION DE FABRICE NEAUD : SCRUTER LES VISAGES POUR REPRÉSENTER LES SITUATIONS.

Ce scrutement des visages permet de faire ressentir sensitivement quels sont les sentiments de Fabrice Neaud au moment où la scène se joue.

PAR EXEMPLE : IL EN A RIEN À FOUTRE.

Quand Fabrice Neaud rencontre le fameux Stéphane, il n'est encore pour lui personne de particulier. Il n'est pas encore intéressant. Il n'est pas encore observé. il n'a pas encore de visage.

PAR EXEMPLE : IL EN A RIEN À FOUTRE, MAIS LES PERSONNAGES REPRÉSENTÉS L'AIDENT À Y VOIR CLAIR.

Dans ce cas, les visages sont représentés de manière schématiques.

Parce que les personnages existent, ok, ils sont utiles à Fabrice Neaud pour analyser ses sentiments, d'accord ; mais ils ne l'intéressent pas plus que ça pour ce qui est d'une relation amicale ou amoureuse ; du coup, ils ne sont pas détaillés sous toutes les coutures) (les seules personnes que représente Fabrice Neaud sont des amis ou des (potentiels) amants ; le reste du temps, il représente des paysages ou des visages flous).

Les personnages qui ne sont pas dans la description des faits, mais qui sont simplement utilisés pour analyser la situation, pour accompagner la pensée de l'auteur (bref, les personnages dont on se fout), on des visages très synthétisés ou pas de visage du tout.

PAR EXEMPLE : IL EN A QUELQUE CHOSE À FOUTRE.

Dans ce cas là, il retourne au système du portrait cubiste-sous-toutes-les-coutures qui met en scène son regard, son attention, son intérêt qui se porte précisément sur tel sujet qu'il détaille au plus près.

Je vois qu'on fait dans l'allusion pas fine du tout pour draguer !

PAR EXEMPLE : IL EN A QUELQUE CHOSE À FOUTRE, ET EN PLUS IL VEUT ÊTRE SÛR QU'ON COMPRENNE CLAIREMENT.

Dans ce cas là, il utilise en même temps les moyens de la bande dessinée en faisant des cases de rupture, qui n'ont rien à voir avec la choucroute, mais dont la juxtaposition avec les autres en enrichisse le sens (et le clarifie).

Crac : sentiments ! Crac : rupture !
(Le portrait de Fabrice Neaud reste réaliste et imperturbable et froid et objectif ; 
toute l'interprétation sentimentale vient des trois cases intercalées au milieu.)

(Et, là, sur cet exemple précis, on est en plein effet K, ou effet B, ou science de l'art de la bande dessinée, comme j'avais essayé de l'expliquer dans un billet précédent. Une image fixe, réaliste, limite froide, et qui se répète, est intercalée avec une autre qui permet de forcer, de cadrer l'interprétation du lecteur, pour qu'il n'aille pas n'importe où.)

ET C'EST EN FAIT BIEN RÉSUMER SA MÉTHODE QUE DE DIRE ÇA.

Fabrice Neaud part d'une base de dessin réaliste, pour donner une impression d'objectivité au lecteur.

Puis il vrille ce principe par tous les moyens possibles (le texte, les cases, leurs interactions, et même le parasitage de certains dessins) pour que tout ce qui est représenté dans le bouquin le soit finalement de manière subjective, suivant son point de vue (si un personnage l'intéresse, on lui met un visage, s'il l'intéresse beaucoup, on détaille son visage de nombreuses fois).

On a l'impression de voir ainsi à travers son regard et d'assister à la reproduction de tous les sentiments, toutes les pensées, idées qui traversent l'auteur au moment de vivre les événements représentés.

Un portrait sentimental, au travers de ce qu'a vu, voit ou ne voit plus l'auteur.