Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


vendredi 9 février 2018

La bande dessinée est un espoir.

S’il y en a un qui est bien d’accord avec Alan Moore, c’est Warren Ellis.

Le dark, c’est de la merde. Le statu quo, c’est pour les tièdes. La nuance, on la jette à la poubelle. 

Il organise la réplique à toutes ces idées en deux étapes, suivant une méthode complètement différente de celle de Alan Moore dans From Hell

PREMIÈRE ÉTAPE : RECONSTRUIRE DES HÉROS.

C'est ce que Ellis réalise avec The Authority. 

Quand la leadeuse d'un groupe de super-héros porte un T-shirt qui fait référence à V pour Vendetta
(une bande dessinée scénarisée par Alan Moore d'ailleurs), tu sais, que, effectivement, va pas falloir trop la saouler.

Oui, il peut arriver qu’en essayant de faire le bien, les super-héros fassent aussi des dégâts collatéraux, mais, en attendant, ils ont fait le bien ; ce qui ne serait pas arrivé s’ils étaient resté le cul assis dans leur canapé, paralysés par la peur de voir un connard en costume gris leur seriner que « oui, bon, d’accord, ils ont éliminé un dictateur, mais est-ce qu’ils ne vont pas s’y substituer, à ce dictateur, à force de prendre le melon ? »

Bien sûr que non, ils ne vont pas s’y substituer, parce qu’ils sont bons, incorruptibles, super puissants, avec des pouvoirs de fou (quoique légèrement sous-utilisés) (c’est un peu toujours le problème chez Ellis : il invente des héros aux pouvoirs géniaux, pour pas en faire grand-chose à part rester cool et l’haleine fraîche).

Dans la vie, faut savoir rester pragmatique, sinon on se fait embrouiller la tête.

Ce n’est même plus une bande dessinée, c’est un tract qui tape sur les cons (les politiques corrompus, les avides de pouvoir, les peureux, les idiots, les psychopathes sanguinaires, les soldats transformés en cyborgs tueurs, les shamans fous). (Et, moi, j’adore quand on tape sur les cons.)

(Bon, par contre, on va pas se mentir, le dessin est généralement moche (mais on va pas commencer à se ranger du côté des cuistres qui coupent les cheveux en quatre en faisant la fine bouche, et on va bien kiffer les histoires quand même).)


Ça, c'est du slogan net, clair, et précis.

The Authority est utilisé pour réaffirmer qu'on peut faire des choses sans pour autant que cela tourne à la catastrophe. Qu'on peut croire en notre capacité à agir.



D'ailleurs, on a déjà fait des tas de choses merveilleuses, sans que personne ne trouve à rien à redire à ça. Ce que Ellis montre dans Planetary.

DEUXIÈME ÉTAPE : RECONSTRUIRE SA VISION DU MONDE.

Alors, attention ! Le propos n’est pas de dire que le monde est merveilleux, plein de confiture à la fraise et de gaufres au sucre, mais de dire que notre imagination est sans limite.


« le quai de la peur », « le mont du faucon ardent », « la cité d'Opak-Ré », c'est sûr que les destination fictionnelles ont un peu plus d'attrait que la vie réelle. Dans la vie réelle, la dernière fois que je suis allé quelque part, c'était à « pizza box ».

Ce n’est pas un propos politique (pas trop), c’est un propos littéraire (en gros). « Putain de merde, regardez toutes les merveilles que l’on peut créer à partir de rien. Regardez toutes les utopies, tous les héros, toutes les formes élevées de morales que l’on peut mettre en branle. » Ellis ne parle pas ici du monde tel qu’il est. Mais du monde tel qu’on le voit, du monde tel qu’on le construit, du monde tel qu’on l’imagine. Le but n'est pas de lutter contre telle ou telle politique, mais de lutter contre l'idée qu'on ne peut plus rien faire, que c'est la fin de l'histoire et que, de gré ou de force, ça se passera comme ça et pas autrement ; qu'on ne peut rien inventer de nouveau, rien espérer de mieux, se résigner à faire avec les bouts qu'il nous reste, abandonner son idéal, enterrer notre imagination, rompre les euh.. l'espoir, détruire le... le truc, là... enfin, bon, vous voyez, quoi.

DÉTERRER LES MYTHES.

Les trois personnages principaux (Elijah Snow, Jakita Wagner, le batteur) ne sont même pas des super-héros. Non, ce sont des archéologues, chargés de découvrir et compulser les merveilles étranges et perdues de l'univers (exactement comme de vrais archéologues, donc) (et comme Indiana Jones). (Cette idée change tout : ces personnages n'agissent pas de prime abord par intérêt personnel, ou pour simplement maraver quelqu'un, ce qui pourrait poser des problèmes moraux de savoir s'ils ont raison ou pas de le faire. Non, ce qu'ils veulent, eux, c'est trouver des trésors, pour les montrer au monde. Est-ce qu'on peut faire plus cool/inoffensif que ça ?) 

De fait, ces archéologues essayent de faire resurgir de nos souvenirs enfouis tous les grands récits lus durant notre vie. « Regardez donc ce que l’esprit humain a pu inventer tout ce dernier siècle ! »



Ce sont tellement des archéologues que, même, des fois, ils rencontrent des dinosaures. 
Sauf que, avec eux, ce sont des dinosaures vivants.

VERS L'INFINI ET AU-DELÀ !

Ellis compulse ainsi des tonnes et des tonnes de références culturelles, de personnages pulps, de monstres des années 30 et 60, de héros de comics. Godzilla, fantôme chinois, Shazam, Doc Savage, Constantine, Fu Manchu, des armées de super héros, Tarzan, the Shadow, la Justice League, Nick Fury.

Il les réinterprète à sa sauce et les intègre dans un univers unique. Ce n'est plus Doc Savage, mais le Professeur Brass. Ce n'est plus Nick Fury agent du Schield, mais John Stone, agent du Storm. Tous ces personnages sont vus comme des versions d'un univers parallèle dans lequel  ils cohabitent harmonieusement. 


Jules Verne.


Fu-Manchu, Tarzan, Edison, the Shadow, Doc Savage, des gars que je connais pas.

Toute une tripotée de gusses issus des bandes dessinées scénarisées par des anglais dans les années 80.


Shazam.


Une Justice League d'un autre univers.

(C'est ce qu'il y a de chouette avec Ellis, il s’embête pas avec les maisons d'édition, DC, Marvel, tout ça, 
il prend tous les personnages qu'il aime bien et il dit ensuite « nan mais j'utilise pas vraiment ceux-là, 
j'utilise les personnages issus de dimensions parallèles » « chat perché, j'ai le droit ».)

UN MONDE AU CREUX DE NOUS-MÊME.

Au final, cet univers fusionnel n'est ni un livre, ni une époque, ni un projet, c'est notre propre esprit, dans lequel s'enchâssent toutes les références culturelles que nous accumulons au fur et à mesure de nos lectures.

À QUOI CA SERT ?

Le « dark and gritty » nous dit que tout est beaucoup trop compliqué et qu'il vaut mieux rester assis dans son coin plutôt que de risquer de faire une boulette en essayant de faire quoi que ce soit, même avec les meilleures intentions du monde.

Ellis entraîne (dans tous les sens du terme) notre imagination à espérer mieux que ce que nous avons. Un monde plus beau, un monde plus riche, un monde plus merveilleux. Il nous rappelle ce dont notre force d'imagination a été capable, et nous enjoint à continuer d'espérer.

Les trois héros de Planetary sont là pour déterrer nos souvenirs, nous rappeler ce que nous avons été et ce que nous pouvons redevenir (et, vraiment, dans Planetary, c'est totalement ça, parce que Machin, là, bin, euh, bon, je veux pas spoiler, alors je dis rien, mais, hein, bon, ce qu'il lui arrive, bon, hein, je crois qu'on s'est compris). 


Les héros de papiers permettent de dépasser les périodes sombres.

BIEN SÛR, ON PEUT SE DIRE QUE C'EST PAS GRAND CHOSE.

Que Ellis se fout un peu de notre gueule à nous dire qu'il faut espérer un monde meilleur, sans nous expliquer lequel, ni comment y arriver. Mais, justement, ce qui nous manque, ce n'est pas un monde meilleur (il le répète à longueur de temps : le monde est suffisamment beau comme ça). Ce qui nous manque, c'est l'espoir qu'un jour on pourra y accéder, le concrétiser.

Et, cet espoir, cette confiance en soi, c'est ce qu'il essaye de reconstruire.


(Ou encore : le « dark and gritty », c’est de la merde, lisez pas ça, putain...)

jeudi 1 février 2018

La bande dessinée est véner.


Avec Watchmen, Alan Moore s'est bien fait niquer !

Il voulait nous dire « quand on croit faire le bien, parfois, on fait le mal » « et inversement » « et vice versa », dans un esprit très années 70. (Il voulait, par exemple, dénoncer les politiques des États Unis au Vietnam et dans les pays d’Amérique du Sud, en nous disant « vous croyez être dans le camp du bien, vous croyez lutter pour un monde meilleur, mais tout cela induit que l’armée crame des femmes et des enfants » « ce n’est pas gentil ».)

Bon, en même temps, quand on comprend, on devient apparemment pas plus équilibré pour autant, alors autant pas se fouler...
(Extrait tiré de Watchmen de Moore et Gibons.)

Cette démarche n’était même pas à prendre in extenso comme une dénonciation politique, mais plus comme une manière de montrer que les actions humaines peuvent être totalement ambivalentes et que la morale, l’éthique, tout ça, bin, c’est compliqué.

« Amener une ère d'illumination à un monde plongé dans la nuit. » 
Ça va bien les chevilles ou bien ? On se prend pour Macron ou quoi ?

Sauf qu’il l’a fait dans les années 80, quand Bush (Sr), Thatcher (Margaret), et Macron (déjà, hé oui) (sauf qu'à l'époque il s’appelait Jacques Attali) avaient commencé à utiliser le même argument (« quand on croit faire le bien, parfois, on fait le mal ») pour nous faire croire que le communisme ou le socialisme (des idéaux) menaient forcément à la ruine (parce que le contenant de ces idéaux (l’URSS) avait merdé), qu’accepter des émigrés politiques, ça menait à la ruine, qu’avoir un système de santé digne de ce nom, ça menait à la ruine, que ne pas parquer les homosexuels dans des camps, ça menait à la ruine (véridique) (Thatcher, c’était Kim Jong-un avec une permanente) (ceci dit, Kim Jong-un a une permanente) (Thatcher, c’était Kim Jong-un), qu’il faut détruire notre système social pour sauver notre système social (nawak), et qu’avoir l’arme nucléaire, des banques, et des compagnies pétrolières, c'est trop super.

Sans déconner, quand ton président actuel a le discours d'une vielle peau des années 80 (qui a détruit toute espérance chez ses concitoyens, mais ce n'est qu'un détail), c'est quand même un tour de force de faire passer ça pour une politique moderne.
(Tiré de Constantine, de Delano et Ridgeway, au fait.)


BHL, PUJADAS, TRUMP UTILISENT TOUS CET ARGUMENT. CHOISISSEZ VOTRE CAMP.

Grosso modo, dans les années 80 et jusqu’à maintenant, à chaque fois que quelqu’un ose dire : « mais est-ce qu’on ne pourrait pas être plus gentil les uns avec les autres », on lui répond : « c'est bien des idées de bobos déconnectés de la réalité, ça ; mais ne sais-tu pas que quand on croit faire le bien, parfois, on fait le mal ; et est-ce que tu n’es pas sûr qu’être gentil ne va pas nous mener au goulag (et ouais, je linke des article du monde diplomatique, c'est bon pour ma street cred) comme c'est arrivé en 1917 ? », « oui, non, d’accord, c’est quand même très peu probable, mais, bon, dans l’absolu, comme l’a montré Watchmen, si on se met à confondre la fin et les moyens, bon, oui, c’est possible que ça y mène » « A-HA ! Tu veux notre ruine à tous ou quoi !? Laisse-moi plutôt faire ! Je sais ce qu’il te faut. Et ce qu’il te faut, c’est trois banques autour d’un hypermarché. Avec un Jardiland, à côté, pour le côté festif. »

« Et, franchement, je suis pas chien, je te laisse l'appart avec le meilleur point de vue. »



Toutes ces images sont tirées de Invasion Los Angeles, de Big John Carpenter. Un film qu'on peut malgré tout trouver politiquement un peu mou du genou, pour peu qu'on ait passé trois minutes à regarder BFM TV avant.

Au lieu de remettre en cause le système politique qui pourrait pervertir les idoles positives, on a remis en cause ces idoles, et maintenu le système politique tout pourri, et la démarche d'Alan Moore s’est révélée complètement contreproductive.

Bref, de la merde.

SOMBRE ET GRINCHEUX.

Notons que, sur la lancée de Watchmen, dans les années suivantes, et jusqu'à aujourd'hui, ce mouvement de remise en cause a tout envahi sous le nom de « dark and gritty » (le cinéma, la bande dessinée, et une partie des romans aussi), détruisant les icônes positives à coup de « et est-ce qu’on n’est pas sûr que Batman est pas fasciste et Superman nazi ? Est-ce qu’on n'est pas sûr que, si on laisse les coudées franches à Superman, il va pas transformer le pays en dictature, comme la fois où on a laissé les coudées franches à Staline aux communistes ? Est-ce qu’on n'est pas sûr que nous n’avons plus aucun espoir ? ».

Alors imaginez un peu s'il était nazi ET communiste !

Pendant que le libéralisme nous explosait la gueule, à tous, bien systématiquement, le « dark and gritty » explosait celle de nos supers-héros préférés. Deux phénomènes parfaitement synchrones et équivalents.

Le « dark and gritty » n’est pas, comme on le croit souvent, une tentative de rendre les gentils petits mickeys plus réalistes en tenant compte d’une certaine réalité sociale (ça, par exemple, c’était très bien fait, dans les années 70, par les bandes dessinées Marvel). Non. Le « dark and gritty », c’est la mise au pas par le libéralisme de l’imaginaire débridé, des exemples moraux puissants, des aspirations et des espoirs moteurs de nos vies. La mise au pas et la destruction de tout ce qui pourrait nous motiver à ne pas croire au pire. On lit du « dark and gritty » et on se dit que le monde est dégueulasse, que tout est merdique, et qu’on est déjà bien chanceux d’avoir un boulot pourri dans un pays vaguement stable.

Voilà. Exactement ça. Tout pareil.
(Tiré de Transmetropolitan, de Ellis et Robertson)

Le « dark and gritty », c’est le journal télévisé en bande dessinée.

ET SINON, QUAND EST-CE QU'ON PARLE DE FROM HELL ?

Ouais bin cinq minutes ! Je pose les termes du débat ! Et les termes sont les suivants : avec Watchmen, Alan Moore s’est bien fait niquer !

ET IL EN ÉTAIT PARFAITEMENT CONSCIENT.

Alors il n'est pas content (du tout) (du tout du tout).

Il revient donc par la fenêtre en reprenant le mythe de Jack l’éventreur en mode bien véner. Avoir de la nuance, pourquoi pas ; mais pas quand son ennemi en profite pour vous enfoncer avec. Avoir des questionnements moraux, oui d’accord ; mais pas quand les connards d'en face les utilisent pour vous embrouiller la tête à coup de sophismes merdiques.

FINI LA NUANCE.

Alan Moore et Eddie Campbell se placent cette fois-ci dans le camp d’en face. Celui des méchants. Ils y dépeignent un monde si sombre, si glauque, si terrifiant et désespéré qu’il est impossible de trouver le moindre argument pour le défendre.

Englués dans un amas de lignes sales, de traits à la plume agressifs, de noirs informes, et d'épuisement social.
Ça va pas fort.

Campbell reprend un dessin à l’ancienne (plus années 1930 que année 1890 si on veut mon avis, mais je chipote) en le vrillant avec des traits à la plume qui partent dans tous les sens, qui débordent, qui plongent les personnages dans la grisaille agressive, quand ce ne sont pas de grands aplats noirs qui finissent de noyer le tout dans le glauque le plus certain. Seuls les visages sont dessinés plus rond, plus blancs, plus précis, mais c’est pour mieux en faire ressortir les rides, les fatigues, les renoncements blafards.

Tous est agressif dans ce monde surchargé de traits droits aiguisés.
La plupart des courbes sont couvertes de noirs envahissants et opaques.
Les seules qui ressortent du lot sont les courbes des visages, qui apparaissent, par contraste avec tout le reste, flasques.

PERSONNE N’EN RÉCHAPPE.

Si les prostituées sont mortes, ce n’est pas seulement la faute de l’éventreur, c’est une faute collective gigantesque dont la responsabilité est portée par les politiques (débiles consanguins), les riches (qui soumettent), les pauvres (qui acceptent) (et ont besoin de plus bas qu’eux (les prostituées, en l’occurrence) pour se sentir un peu moins minables), la police aux ordres, la justice corrompue, toutes les strates sociales qui se tirent dans les pattes dans l’espoir vain de tirer leur épingle du jeu.





La reine, les nobliaux, la police, jusqu'aux compagnons des prostituées. Pas un ne peut être sauvé.

PROPAGATION DU MAL.

Il y avait une ambiguïté dans Watchmen ? Ok, pas de soucis : il n’y en a plus dans From Hell. Il s’agit de montrer qu’un bien peu engendrer un mal, mais qu’un mal engendre un mal encore plus grand, qui s’étend.

Pas possible de se tromper, c'est le système politique qui rend ces vies insupportables.

TOUS RESPONSABLES, TOUS COUPABLES.

From Hell est une mise au point : c'est le système global qui est incriminé, dénoncé, ridiculisé. C'est le système tout entier qu'il faut jeter.

PROPAGATION DU BIEN.

A la suite de cette mise au point par Alan Moore, tout un tas de scénaristes (souvent britanniques) se sont mis à vouloir faire comme le maître et dénoncer les systèmes politiques des années 90 (qui sont encore les nôtres aujourd’hui, en pire), ou encore réaliser une démarche complémentaire en essayant de remonter la pente et proposer un remède à toute cette merdasse environnante : l'espoir.

Ce que nous verrons la semaine prochaine.