Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


vendredi 29 mars 2013

La bande dessinée est un livre dont vous êtes le héros.

Pour Mignola, le plus important est ce qui se passe dans votre tête. Et il aime qu'il s'y passe beaucoup de choses. Il organise donc ses dessins (et les transitions entre ses dessins) pour favoriser cela.

James Sinclair et Mike Mignola, 
Hellboy – Bottes de Fer
Dark Horse & Delcourt (avec l'aide d'Anne Capuron et Virginie Le Magoarou).

Alors donc, du sang dans le caniveau, tout ça... La difficile mission d’organiser le passage d’une image à l’autre... D’à la fois guider le lecteur et le laisser s’accaparer la bande dessinée.

A ce petit jeu, comme d’habitude, chacun sa méthode...

Mike Mignola, par exemple, est un auteur qui aime bien que le lecteur s’approprie non seulement l’ensemble de sa bande dessinée, mais aussi chaque dessin particulier. Il aime bien que chaque dessin, chaque case, vive dans l’esprit du lecteur.

Et comment fait-il ça ?

Eh bien il organise des marges dans ses cases elles-mêmes.

Matriochka de cases : plusieurs cases dans une même case.

Dans la première case, on a la combinaison de deux phénomènes :
  • L’action est clairement séparée entre les trois parties du dessin. On va donc imaginer les mouvements des deux personnages (on « voit » Bottes de Fer et Hellboy tomber, chacun dans leurs petites cases).
  • La partie intermédiaire est vide. Cette partie joue le rôle d'une immmmmense bande blanche qui laisse la place à l'imagination. Que ce soit dans l’espace (on voit bien Hellboy tomber sur toute la longueur du vide de la case) ou dans le temps (comme la chute sur toute cette hauteur prend du temps, mettre ce vide, c’est indiquer « Dans cette case, il se passe pas mal de temps. Faites-en ce que vous voulez, petit lecteur adoré. »).

Tout ce processus pourrait être de simples bêtises abstruses sorties de ma caboche, s’il n’y avait pas les deux autres cases à côté de celle que nous venons de voir.

Anaphore de construction.

Cette double case fonctionne exactement comme la précédente, elle répète les mêmes thèmes, sauf que cette fois-ci la séparation en plusieurs cases est (presque) effective (ainsi que l’évolution dans le temps, du coup). Ces deux cases fonctionnent comme un manuel de lecture de la case précédente. Et ça fonctionne.

Auteur serviable fournissant un guide de lecture.

Puisque du coup nous lisons (enfin, je dis « nous », « nous » ; mais bon, « moi ») je lis à peu près de cette manière :

Application du guide par un lecteur malléable (moi).

1. On commence la case en entrant par la gauche. A cette gauche, nous voyons, esseulé, un monstre qui tombe. Nous l’imaginons tomber de toute la hauteur du vide au-dessus de lui.
2. Dans ce vide, justement, un fil d’Ariane nous emmène en 3 (mieux qu’un livre dont vous êtes le héros).
3. Nous découvrons un autre héros isolé qui traverse une muraille, nous l’imaginons tombant de plus en plus dans le vide sous lui, avec ses cailloux.
4. Ha oui, effectivement, on l’imagine tomber comme ça, oui. Avec ses cailloux.
5. Ha oui, ça se confirme. Hellboy tombe.
6. Il tombe tellement qu’il touche le sol.
7. Et arrive à attraper le monstre (à ce moment, Hellboy entre dans la « zone »  qui était occupée par Bottes de Fer dans la première case ; Hellboy conquiert le terrain du monstre.)

Voilà donc, a priori, comment Mignola guide (par la construction) et laisse libre (par le vide dans les cases) son lecteur.

MAIS CE N’EST PAS FINI !

Il va faire de même avec les personnages (et plus uniquement avec les situations, les actions qu'il décrit) en nous expliquant (par le dessin) que ces fameux personnages sont classes puis en nous invitant à imaginer (toujours par le vide, le manque) ce qui leur passe par la tête.

I can’t hear you over the sound of how awesome I am we are.

Dans la page qui nous occupe, on ne voit JAMAIS le visage de Hellboy (et on voit une fois celui de Bottes de Fer – bouh qu’il est moche). Cacher le visage dans le noir, c’est la même chose que laisser du vide dans la case : on laisse le lecteur libre d’imaginer ce qu’il veut (ici, il est libre d’interpréter les pensées des personnages).

La case appuie d’ailleurs ce concept puisque, en plus des visages cachés, il y AUSSI du vide autour des personnages, vide qui pousse à l’imagination.

C’est très vrai avec Bottes de Fer : les deux fois où son visage n’apparaît pas, où il est noyé dans le noir, son environnement immédiat est vide. Que ce soit le ciel ou le gazon, tout pousse le lecteur à imaginer les actions et les pensées de Bottes de Fer. Pour être plus précis : le vide nous dit que du temps s'écoule dans la case (le temps que Bottes de Fer tombe dans la première case, le temps que Bottes de Fer se fasse traîner dans la dernière case), et qu'il faut le meubler. Nous le meublons en complétant les actions du personnage, mais également en imaginant ce qu'il pense durant ces actions.

Cela se vérifie aussi, bien sûr, mais dans une moindre mesure, avec Hellboy.

Un petit être mignon et mystérieux.

Un personnage fort (mais mystérieux aussi).

Mignola se contente, en quelque sorte, d'une caractérisation à minima ; iconisant son héros, dépréciant son ennemi (bouh qu'il est laid) avec nuance (mais il est aussi touchant, quand même, un peu). Le reste, finalement, c’est notre affaire. Le noir sur les visages et le vide autour d'eux permet de nous imaginer leurs pensées. Le blanc entre les cases (réelles ou « simulées ») permet de nous imaginer leurs actions. Qu'on se débrouille...

CECI DIT, LE SYSTÈME A SES LIMITES...

Quand il s’agit de décrire une action précise (pas uniquement une trajectoire, un mouvement ; mais une action plus complexe, comme un combat ou un dialogue), Mignola sait très bien qu’il ne peut pas dire au lecteur « bon bhé je te laisse, hein, tu fais bien ce que tu veux, je t’ai donné les grandes lignes, après, tu brodes, je m’en fous » (on appelle ça la méthode Stan Lee) (ou la méthode Jodorowsky) (private jokes de fins connaisseurs de la bande dessinée).


Je vais te pilonner la gueule, sacripant.

Dans ce cas-là, très logiquement, les espaces se réduisent (plus de grands vides), puisque la case va décrire directement ce qu’il faut, en faisant moins appel à l’imagination du lecteur (mais un peu quand même, via de grandes ellipses entre les cases).

La case est encore très construite (on ne se refait pas) mais uniquement pour expliquer au lecteur le sens de l'action. La composition ne nous dit plus « allez-y imaginez ce que vous voulez » ; mais elle nous explique que Hellboy est supérieur au monstre (parce qu’il est au-dessus et le plus à droite et que son gros poing va s’abattre) (c’est comme une photo finish, c’est le premier qui arrive à droite qui gagne) (sens de lecture, tout ça).

Tant de compositions qu’on ne sait que choisir.
C'est aussi la seule fois qu'on voit le visage de Bottes de Fer.
Parce que l'auteur a pris les choses en main et que le lecteur n'a plus à imaginer ses pensées.

SURLIGNONS TROIS FOIS POUR ÊTRE BIEN CLAIR.

Pourquoi, un coup, la composition de la case ça donne « des cases-dans-les-cases qui laissent le lecteur libre », et, le coup d’après, ça donne « une case bien organisée qui guide le lecteur » ?

Parce que, dans le premier cas, il y a des vides qui soulignent ces séparations, qui sont comme des bandes blanches séparant de vraies cases. Parce que, dans le deuxième cas, tout est compressé, qu’il n’y a pas d’espace, pas de temps qui s'écoule, et donc pas de place pour que le lecteur laisse s’épanouir son imagination.

HÉ OUI !

Mais bon, la baston, c’est pas spécialement ce qui passionne Mignola (parce que, justement, il faut trop guider le lecteur) (c’est un gauchiste, le Mignola, c’est un hippie). Il revient donc vite (grâce à une grande ellipse) à une case atmosphérique dans laquelle le lecteur se retrouve beaucoup plus libre de ses mouvements.

A vous de jouer.

Durant toute cette page, en organisant des caniveaux dans les cases mêmes, en laissant le plus d'incertitude possible sur les personnages, l'auteur a « libéré » le lecteur, lui a donné beaucoup plus de latitude pour interpréter son histoire, ce qui nous donne une sorte d'acmé de l'appropriation d'une bande dessinée par un lecteur.

vendredi 22 mars 2013

La bande dessinée est un marsupilami.

Franquin nous montre ce qu'il aime vraiment faire dans ses bandes dessinées, et résume le tout à un petit animal poilu.

Rosy, Will et Franquin, Spirou et Fantasio – Les pirates du silence, Dupuis.
(Et aussi des bouts du nid des marsupilamis,du voyageur du mésozoïque et de la foire aux gangsters.)

Le marsupilami est à peu près tout ce qu'aime trouver Franquin dans ses personnages.

Le marsupilami est intrépide. Mais il n’est pas le seul.

 
Le marsupilami est forticho-colérique. Mais d’autres le suivent sur ce mauvais penchant.

Le marsupilami est attachant. Mais, de toute façon, chez Franquin, tout le monde est amour.

 
Le marsupilami est débrouillardo-inventif.
Mais, dans le monde de Gaston, on se doute bien que c’est assez courant.

 
Et puis, surtout, le marsupilami est mignon

MAIS IL N'Y A PAS QUE ÇA !

En plus du caractère de l'animal, sa simple queue permet à Franquin de multiplier les trouvailles graphiques et/ou narratives.

Par exemple, cette queue est utilisée pour exprimer les sentiments du petit animal à peau de guépard.

 La queue du marsupilami, ou l’abstraction structurelle dans le graphisme, pour les moins de 7 ans.

À chaque case, donc, la queue du marsupilami se transforme en une espèce de trait pur, exprimant les pensées de son possesseur de manière très élégante, sans le besoin de rajouter aucun autre artifice. Un trait pour exprimer une pensée. Une sorte d'idéal du dessinateur.

MAIS CE N'EST PAS TOUT !

Cette queue permet également de gérer les actions du personnage mieux qu'un couteau suisse, et de manière bien plus inventive.

Une queue de marsupilami, ça sert à tout.

Et elle permet surtout de ne pas perdre son temps.

Bang bang. Boîng. Dzing. Boum.

Dans cette scène, si on avait voulu faire les choses dans les règles, voilà quel genre de pensées aurait dû articuler un bête animal sans queue (un fourmilier, par exemple) :

                    Tiens donc, voilà une vitre.
                    Attends, il faut la casser, je vais chercher un caillou.
                    Un caillou... Un caillou... Où est-ce que je vais trouver un caillou ?
                    Ah ! Voilà mon caillou.
                    Voilà, voilà... Je reviens avec ce fameux caillou, un peu de patience...
                    Bon, bhé allons-y alors, pétons la vitre.
                    Pif, paf, voilà une affaire rondement menée.

Bref, le fourmilier aurait pris des plombes, alors que le marsupilami offre une solution rapide (une case), amusante (vive les ressorts), héroïque et imaginative. Tout ceci pour renforcer le personnage, l'histoire (qui file à la vitesse du son) et la fantaisie de l’ensemble. Que demander de plus ?…

Tentative pathétique de Spirou pour palier son manque évident d’appendice.

QUESTION QUIZZ SUBSIDIAIRE.

Devinerez-vous pourquoi, alors qu'il allait sans cesse de gauche à droite, le mouvement du marsupilami traversant une vitre se trouve être de droite à gauche ? Un indice s’affiche chez vous sur vos écrans.

MAIS CE N'EST PAS FINI !

La queue du marsupilami permet également d'organiser l'enchaînement des cases et la lecture générale de la planche.

Promenons-nous dans nos vertes campagnes.

Cette queue est comme une flèche qui nous indiquerait d'où vient le marsupilami (du bout de sa queue), où il va (truffe = pointe de flèche) et de quelle manière (la queue est détendue = le marsupilami vadrouille tranquillement).

On suit donc cette flèche / ce marsupilami pour arriver à la case suivante.

Un chien apparaît. Que faites-vous ?
(Réponse c : je mets mon clignotant.)

Dans cette deuxième case, on a grosso modo les mêmes informations que dans la précédente, sauf que la queue bouchonne et les lacets de celle-ci s'entassent. On nous informe donc que le marsupilami butte sur quelque chose. Sur quoi ? Hé bien la truffe-pointe-de-flèche nous le montre directement.

Une fois débarrassé du cabot, le marsupilami se dépêche et parcours vite une grande distance. Comment savons-nous ça ? Hé bien parce que, dans la quatrième case, la queue est longue (un long trajet depuis la case précédente) et droite (autant, quand il y a des plis, c'est que ça bouchonne ; autant, quand c'est tout droit, c'est que ça file à toute blinde).

Dans laquelle la queue est à la fois un trait stylisé, une ligne de force intégrée, et une manière de montrer la distance parcourue.
Ça, c’est ce que j’appelle de l’art, mon cher.

Là encore, c'est la pointe de flèche-de-truffe du marsupilami qui organise la lecture : celle-ci pointe sur le soupirail auquel il va s’intéresser (et nous avec) à la case suivante.

Pour finir, comme il se doit, sur un marsupilami mignon.

Qu'est-ce que je vous disais ? Il est tellement intéressé par ce soupirail que :
  • Il reste la truffe pointée dessus.
  • Sa queue fait des ronds dans l'air. (Quand la queue était droite cela indiquait que le marsupilami filait rapidement de gauche à droite. Quand la queue fait des tours et des détours, cela nous fait comprendre qu'il va rester sur place).

Pour finir, arrivé à son but, la taille (visible) de la queue du marsupilami se réduit et pointe vers le haut (les mouvement du marsupilami se réduisent, donc l’instrument qui nous permet de mesurer ces mouvements se réduit aussi). C'était déjà vrai dans la troisième case, le bout de queue servant juste à exprimer « graphiquement » son état d'esprit combatif. C'est aussi vrai dans la sixième case (le marsupilami soulève le soupirail), pour les mêmes raisons. C'est encore vrai dans la septième case (le marsupilami colle son nez à la vitre), la queue pointant à la verticale, vers le bas, pour signaler, tel un GPS des temps anciens, qu'il est arrivé à destination.

QUESTION QUIZZ SUBSIDIAIRE (LE RETOUR).

Lorsque le marsupilami soulève le soupirail, saurez-vous expliquer la position de son propre corps (de droite à gauche) et le mouvement du soupirail (de gauche à droite) ?

MORALITÉ DE L'HISTOIRE.

Nous avons donc une bestiole inventée par Franquin qui permet :
  • de balayer à l'envie les caractères qu'affectionne l'auteur,
  •  d'imaginer les situations les plus rocambolesco-rigolotes possibles (et le moyen d'en sortir),
  • de faire du dessin pur (un trait communiquant une émotion),
  • d'organiser la lecture complète d'une page de bande dessinée.   

PRESCRIPTION.

A chaque fois qu'on laisse, éventuellement, au hasard d’une inconstance, s’installer une précarité sur la certitude que Franquin est un très grand de la bande dessinée, il faut se pencher sur le petit animal jaune et noir tout mignon.

Franquin a une réputation inégalée de grand humaniste (les caractères touchants de Spirou, Fantasio, et tous les autres personnages), de graphiste puissant (le « trait pur » de la queue du marsupilami) et de créateur à l'imaginaire échevelé (la queue en ressort).

Mais on dit moins souvent que toutes ces qualités se combinent à une technique de pure bande dessinée tellement parfaite qu'elle passe tout en délicatesse, cachée sous la masse des autres capacités de l'auteur.

Quand on doute, il faut relire un peu de marsupilami.

vendredi 15 mars 2013

La bande dessinée est une chorégraphie.

Toriyama est d'accord pour dire que la bande dessinée est bien définie par l'alliance de deux dessins, et il le prouve en travaillant énormément les enchaînements entre ces fameux dessins.

Akira Toriyama (et les membres de son studio ?), 
Dragon Ball
Shueisha & Glénat (avec l'aide de Fédoua Thalal et le bien connu Bakayaro!).

Donc, bon, alors. La bande dessinée. Femme qui marche, tout ça. Deux dessins l'un à côté de l'autre, c’est vu. Donner envie au lecteur d'aller d'un dessin à l'autre pour transcender le tout et donner corps à la bande dessinée, très bien.

Dans cette optique, chaque auteur va développer des techniques personnelles pour contrôler la lecture de sa bande dessinée. Il va tantôt la faciliter, tantôt l’empêcher, tantôt la freiner, tantôt l'accélérer. Pour contrôler le flux de ce fameux sang dans ce fameux caniveau (il faut avoir lu le message précédent pour comprendre).

Pour ce qui nous occupe ici, Toriyama utilise tous les moyens à sa disposition pour faciliter et fluidifier la lecture. Il organise les personnages, leurs allures, leurs positions dans la case, leurs mouvements, etc., pour que le lecteur suive le plus facilement possible l’action en cours.

ATTENTION, DES JAPONAIS SONT DANS LA SALLE !

La bande dessinée présentée ici se lit dans le sens de lecture japonais, donc de droite à gauche. Faites gaffe.

Personnage aidant à se souvenir du sens de lecture japonais.

Mais nous n’avons que trop tardé. Que le combat commence…


Tout débute sur de bonnes bases, avec un franc contraste noir / blanc entre les costumes des deux personnages. Ainsi ils seront toujours très faciles à identifier, et leur opposition n'en sera que mieux soulignée.

Quand l’auteur prend ces lecteurs pour des débiles, il leur mâche le travail.

Le personnage qui a amorcé le mouvement en fin de page précédente était Muten Rôshi. On va donc continuer à le suivre dans la première case de cette nouvelle page. Il allait de droite à gauche. Il continue d'aller de droite à gauche (et au premier plan). Mais il trouve sur son chemin un opposant (Krilin s'oppose autant à Muten Roshi qu'au sens de lecture de la bande dessinée en allant de gauche à droite).

Mutent Rôshi, ce cabot.

Comme le sujet, l'acteur de cette attaque, est Muten Rôshi, la case se recentre sur lui. Il a instigué l'attaque et amorce ici le premier mouvement. Krilin, hors case, n'a pas l'action en main. On se fout carrément de ce qu'il peut faire ou ne pas faire.

Comme Matrix, mais en mieux.

L'attaque porte sur Krilin. Le revoilà donc dans la case.

Comme Matrix, mais avec des cercles rouges.

C'est à ce moment que Krilin en profite pour contre-attaquer. Il devient le nouveau sujet de la case. Quand Muten Rôshi attaquait, il était de dos, menaçant. Krilin, lui, en trois cases, est passé de ¾ face à profil, puis à ¾ dos. Il s'est petit à petit impliqué dans l'action avant d'en prendre le contrôle. Bien joué petit. L'attaque de Muten Rôshi étant finie, son pied a disparu. Ne reste de lui que son costume noir, qui l'identifie clairement mais montre aussi qu'il a perdu le contrôle de l'action (on ne voit finalement qu'une ombre).

La deuxième partie de la planche sera organisée de la toujours même manière, avec de grandes cases dans lesquelles les deux joueurs s'opposent (et dans lesquelles le joueur qui domine l’action est le joueur le plus présent dans la case).

À la dernière case de cette page, Muten Rôshi décide de changer de tactique. Il redevient décideur, et il se retrouve donc seul dans la case.


 
C’est tellement lassant, ces schémas clairs qui se répètent.

C'est finalement pas bien compliqué : tout au long de cette page, l'auteur a fait en sorte que l'attention du lecteur se focalise sur l'acteur principal de l'action. Si un personnage agit et change de position, il le montre. Si le personnage subit, il ne change pas de position, et le lecteur le retrouvera tel qu'il l'a laissé une ou deux cases plus loin. C'est en comparant les éléments mouvants ou statiques d'une case à l'autre que le lecteur :
  • trouve des repères,
  • comprend qui mène l'action et quel genre d'action est mené.

Cet arsenal de techniques est repris tel quel dans la page suivante, et ce n'est pas bien compliqué à suivre : quand Muten Rôshi est seul, il a l'avantage de la décision ; quand Krilin le rejoint dans la case, ils sont tous les deux en train de s’opposer (réfléchir, jouer, se défier).

  
Puis, enfin, Muten Rôshi réussit à prendre l'avantage...


Pas trop tôt...

De fait, Krilin disparaît presque complètement de la planche. Il est soit absent des cases, soit au second plan. Il redeviendra le sujet de l'action uniquement à la toute fin. Alors que sur le reste de la page, l’hégémonie de Muten Rôshi nous montre que c’est lui qui est important, que c’est lui qui agit.

D'ailleurs, pour signifier cette totale domination de Muten Rôshi, Toriyama le double.

Le journaliste vient prêter main forte à  Muten Rôshi au propre (il l'aide à s'élever dans les airs gracieusement) comme au figuré (le journaliste à la même coupe de cheveux que Muten Rôshi et il porte également un costume noir – la surface noire envahit toute la case et signe la domination sans partage d'un des deux joueurs).

 La fusion sans se toucher les extrémités des doigts de manière ridicule.

OK. MAIS BON. C'EST UN PEU BARBANT TOUTES CES CASES SIMILAIRES.

Toriyama t’a entendu petit lecteur timide ! Il dynamise donc sa planche par sa composition. Comme l'action est assez lente (les personnages et leurs positions n'évoluent pas beaucoup), c'est la planche elle-même qui va transmettre l'énergie et le sens du combat.

Dynamisme à tous les étages.

L'enchaînement des cases est ici didactique (Muten Rôshi domine, et domine encore à chaque case, invariable et invariablement ; Krilin est foutu) mais c'est la composition générale de la page qui aiguillonne le tout et donne la dynamique de l'action (Krilin est dominé par Muten Rôshi, il est petit à petit éjecté de la page / de l'action).

Notons que, dans la dernière case de cette page, Krilin est encore dominé. Par le journaliste, la doublure de Muten Rôshi. C'est celui-ci qui, symboliquement, déséquilibre Krilin tout en apportant cette masse noire qui envahit encore la case. On aura passé la page entière à regarder du noir dominer du blanc, jusqu'au bout.


Krilin réussit ensuite petit à petit à reprendre le contrôle sur lui-même, et arrive à se recevoir de manière classe. Même s'il en a pris plein la tête, il garde un minimum de standing, de contrôle, et apparaît donc seul dans une case de la nouvelle planche. Le journaliste / fantôme / double disparaît de l’image.

SI ON REVIENT UN PEU SUR L'ENSEMBLE DES PAGES PRÉSENTÉES.

A chaque fois, la chorégraphie des différents personnages sert plusieurs buts :
  • Repérer les personnages dans l'espace. (Où est qui ?)
  • Comprendre le sens de leurs actions. (Qui fait quoi ?)
  • Comprendre les répercussions de leurs actions. (Qui gagne sur qui ?)
  • Focaliser le lecteur sur le sujet. (Qui est important dans la case ?)

Toriyama essaye plus ou moins de répondre à chacune de ces questions à chaque case. Il fait également en sorte que la réponse à au moins une de ces questions soit identique d'une case à l'autre. Pour organiser la continuité de la lecture.

PRENONS DES EXEMPLES.

Un exemple.

Dans la deuxième page présentée (le commencement du combat), la position des personnages se définit dès le début (dans la première case, on voit les carreaux du sol, comme pour paramétrer les positions ; ceci fait, les carreaux disparaissent, parce qu’ils sont devenus inutiles), puis ne varie plus. Cette position invariante organise la continuité. Toriyama fait alors bouger les autres éléments.

Sens de l'action : c'est tantôt Muten Rôshi et tantôt Krilin qui attaque.
Répercutions : c'est tantôt Muten Rôshi et tantôt Krilin qui domine.
Sujet : on se focalise, là encore, alternativement, sur Muten Rôshi et Krilin.

Un autre exemple.

Dans la troisième page présentée, c'est le sens de l'action qui est invariant et permet la continuité : les deux personnages jouent à pierre-papier-ciseaux. Pour ce qui est du reste...

Position : Krilin se fait balader et n'arrête pas de gigoter.
Répercussion : Muten Rôshi a de plus en plus d'emprise sur son adversaire.
Sujet : suivant la case, on passe du duo à Mutent Rôshi seul.

Devinez quoi ? C'est toujours un exemple.

Dans la quatrième page, on peut dire que c'est le sens de l'action ou ses répercussions qui donne la continuité, comme vous voulez. Ça ne change pas grand-chose de toute façon : Krilin se mange son coup de pied.

CONCLUSION.

Ne reste plus qu'à admirer avec quelle maestria l'auteur fait évoluer sa chorégraphie tout en contrôlant son lecteur. Ou, tout du moins, en lui fléchant le chemin.

Un grand bravo à Muten Rôshi, Krilin, et leur chorégraphe.


vendredi 8 mars 2013

La bande dessinée, ce sont deux dessins.

Hergé nous explique sans fioritures ce qu'est vraiment une bande dessinée.

Hergé (et tout son studio), Tintin au Tibet, Casterman.

La bande dessinée, ce sont deux dessins placés l'un à côté de l'autre.

Voilà.

C'est la meilleure définition que j'ai pu trouver avec mes moyens limités.

Un dessin seul reste un dessin. Il est circonscrit à lui-même. Ce qu'il veut dire, ce qu'il veut exprimer, donner au monde, crier à la face rageuse de Dieu, etc., restera contenu dans ce dessin.

Ceci n’est pas une pipe, mais ceci est un dessin (de Jacques Callot).

Mais que l'on place deux dessins à la suite l'un de l'autre et on obtient quelque chose de tout-à-fait différent. Le sens n'est plus limité au premier ou au second dessin. L'interprétation que nous, lecteur, faisons de la raison pour laquelle ces deux dessins ont été apposés l'un à côté de l'autre donne un surplus d'âme (c'est parti pour les grands mots) à l'ensemble. Le tout devient plus grand que la somme des parties.

Ceci n’est pas un dessin, mais ceci est une bande dessinée (toujours de Jacques Callot).

La succession et l’accumulation des dessins du cheval donnent une sensation de mouvement. Notre esprit (je vais plutôt dire « mon esprit », parce que ça marche sur moi, mais je ne sais pas si ça marche sur vous), mon esprit essaye de lier logiquement les images entre elles. Il imagine les mouvements, les ruades, les cabrements du cheval en passant d’un dessin à l’autre. L’esprit ajoute, par son interprétation, un surplus de réalité qui ne se trouve pas intrinsèquement dans chaque dessin.

Ce « surplus interprétatif » (j'avais prévenu qu'on sortait les grands mots) peut se rapprocher au cinéma de « l'effet K » (une bonne tarte à la crème de toutes les formations cinématographiques).



En 1922 Koulechov joue au petit malin et fait précéder le toujours même visage de trois plans différents qui changent notre perception de ce que ressent le personnage : la faim, la pitié, le désir.

 « L’effet K » adapté aux moyens de la bande dessinée.
On fait ce qu'on peut.

Dans le cas de ce film, plusieurs plans se succèdent dans le temps. Nous en faisons une interprétation spatialo-temporelle (la nourriture doit se trouver au même moment dans la même pièce que le personnage) (alors que rien ne le prouve). Puis nous en faisons une interprétation imaginative (il doit avoir faim).

Voyons ce que cela donne en bande dessinée, avec ce que l'on appellera « l'effet B » (pour bien souligner qu’il est intimement lié à la Bande dessinée) (il faut suivre un peu).

Et après on ose dire que l'avion est un moyen de transport sûr...

Ici, plusieurs cases se succèdent dans l'espace (et non plus dans le temps). Nous en faisons à nouveau une interprétation spatialo-temporello-truc-muche (le Haddock abîmé doit se faire réparer juste après avoir couru sur le tarmac) (alors que rien ne le prouve non plus : la scène pourrait tout aussi bien se passer 5 ans plus tard dans un avion le ramenant de Cagnes-sur-Mer, alors qu'il s'est fait bouffer par les moustiques durant une semaine de camping). Puis, pour ne pas changer, nous faisons de la même bande une interprétation imaginative (on imagine que Haddock s'est cassé la figure une fois arrivé en haut des escaliers d’embarquement).

Cette bande est d'ailleurs célèbre pour cela : apparemment, à peu près tous les lecteurs ont gravé dans leur mémoire une image de Haddock se mangeant le goudron, alors qu'une telle case n'existe pas.

Quelque chose qui devrait ressembler à ça
 (Tiré de L’affaire Tournesol.)

ALORS ATTENTION ! Nous croisons ici deux phénomènes : que les lecteurs s'imaginent une case qui n'existe pas et dans laquelle Haddock se viande la margoulette est une chose. C'est le phénomène qui a été baptisé du doux nom de « case fantôme ».

Mais ce qui nous occupe ici est le second phénomène : placés l'un à côté de l'autre, deux dessins vont pousser notre cerveau à les relier pour créer plus de sens que ce que chaque dessin ne contient fondamentalement.

Considérer que les deux cases se passent au même endroit (que Haddock est assis dans le même avion que celui vu dans la case précédente), au même moment (que les blessures de Haddock sont directement liées à sa montée de l’escalier d’embarquement), c’est déjà une interprétation qui montre que le lecteur travaille et organise les images entre elles. La case fantôme n'est qu'une acmé de ce phénomène.

Scott McCloud (on paye ses dettes, aujourd'hui) a parfaitement résumé cet aspect sous le titre du sang dans le caniveau. Le caniveau, c'est la bande blanche entre les deux dessins (ça marche aussi avec une bande noire, une bande mauve ou pas de bande du tout – il existe des caniveaux de tous types). Le sang, c'est l'interprétation, le sens, la vie, l'imagination, je vais pas continuer mon énumération parce qu'on n'a pas toute la soirée mais vous voyez le genre, que l'on met entre ces deux dessins. Et ce sang, c'est l'âme qui fait battre le cœur de la bande dessinée...

RAJOUTONS UNE NOUVELLE COUCHE CONCERNANT LE SENS DE LECTURE.

Comme on l'a vu précédemment, si l'on place deux dessins côte à côte, il va y avoir une phase « d'interprétation spatialo-temporelle » (je m'auto-cite, c'est tellement bien écrit) au cours de laquelle, en général, on va considérer que le dessin à gauche précède dans le temps le dessin à droite (Haddock court, puis Haddock grimpe les escaliers, puis Haddock tombe), puisque la lecture de la case de gauche précède la lecture de la case de droite.

On peut également ajouter que, si, en général, la case d'une bande dessinée est structurée comme une femme qui marche, cette structure n'a été mise au point que pour favoriser le passage entre les fameuses cases, pour donner envie au lecteur de franchir le caniveau et faire pulser le sang.

Donc, là encore, on n’échappe pas à ce terrible sens de lecture qui conditionne ma foi beaucoup de choses en bande dessinée.

 Le sens des cases change, le sens de l'histoire change avec.

BREF.

Finalement, « l’effet B » (je le sens bien, elle va rester dans les annales cette expression) n'est qu'une dénomination de ce qui définit tout bêtement la bande dessinée, lui donnant sa valeur et sa justification : dépasser le sens direct d'un ensemble de dessins pour laisser le lecteur interpréter, peupler, accaparer, accroître le monde décrit dans ceux-ci.

Le reste (des cases, pas de cases ; des dialogues, pas de dialogues ; des narratifs, pas de narratifs ; des dessins réalistes ou abstraits), tout le reste, ce ne sont plus que des détails…




PETITE APPLICATION LUDIQUE :
SAUREZ-VOUS DEVINER, DANS LES OEUVRES QUI SUIVENT, QUELLES SONT CELLES QUI SONT DES BANDES DESSINÉES ?


 Katsuiro Otomo, Akira, Kodansha & Glénat.


Vincent Perriot, Dog, Les éditions de la cerise.


 
Chester Brown, Je ne t’ai jamais aimé, Drawn and Quaterly & Les 400 coups.


 
Edward Gorey, The Chinese obelisks, G.P. Putnam’s Son.


Ivan Yakovlévitch Bilibine, Contes de Russie, Actes Sud Junior.


Gerrit de Jager, Aristote et ses potes se mettent au vert, Dupuis.


MAIS OUI !

CE SONT TOUTES DES BANDES DESSINÉES !

QUE VOUS ETES INTELLIGENTS !

(ET BEAUX !)