Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


jeudi 9 avril 2015

La bande dessinée schtroumpf de multiples histoires en même schtroumpf.

Peyo nous montre qu'il maîtrise aussi bien l'ensemble des types de récits, que la mise en abîme de ces récits.

Peyo et tout ses amis, Johan et Pirlouit : la flûte à six schtroumpfs, Dupuis.

ET POUR COMMENCER, DISONS DU MAL.

Peyo n'est pas un dessinateur de génie comme la plupart de ses collègues au pinceau léger, au poignet souple et à l'imagination débridée. Il est un besogneux. Il a eu besoin d'un long travail pour arriver à maîtriser son trait et, jusqu'au bout, il a eu besoin d'un long temps pour accoucher d'une page (délaissant même le dessin sur la fin pour se concentrer sur les histoires, les structures, les idées).

Picasso, enfant, dessinait comme un adulte, et il a mis toute sa vie à dessiner comme un enfant.
Hé bin Peyo était plus fort, Peyo, dès ses 17 ans, il dessinait comme un enfant.

Petite pause anecdote : en 1945, Peyo rentre à la CBA (Compagnie Belge d'Actualité) pour faire des dessins animés. Il y rencontre Franquin, Morris et Eddy Paape. En 1946, le studio ferme. Franquin fera entrer Peyo au journal Spirou en 1951.

On voit sur cette image le dessin encré de Peyo et les correction/suggestions de Franquin au crayon.

Avec un dessin ici de ce que ça aurait du donner en moins maladroit :



Ce qui nous rappelle quand même fortement d'autre petit lutins qui arriveront bien plus tard.


La création des schtroumpfs partait de très loin. 
(Et même une fois ceux-ci définis, ils ont continués à évoluer jusqu'à arriver à une version d'une terrible efficacité.)

BREF, PEYO, C'EST UN GALÉRIEN.

À ses débuts dans Spirou, il arrive toutefois à maîtriser son dessin en le rendant le plus simple possible (et puis aussi parce qu'il s'est acharné à s'améliorer entre son départ de CBA et son arrivé dans Spirou).


Au début, le trait était très épuré (en général, on dit « épuré » pour rester poli et pas dire « vide ») ( c'est important, la politesse, dans la vie) ; avec le temps, Peyo a pris  confiance en lui  et a densifié ses cases (en standardisant son dessin).


On voit la différence entre un Johan errant dans les couloirs d'un château en 1957 (dans la flèche noire) et un Johan errant dans les couloirs d'un château en 1967 (dans le sortilège de maltrochu) (plus de détails différents, moins de caillasses grises et de masses noires) (si on compare les dernières cases des deux pages, c'est très net).

De même, le style de Peyo-et-tout-son-studio va arriver à stabiliser certaines solutions trouvées à force de dessins. Les mains, par exemple, vont finir par être dessinées toujours dans les mêmes pauses.

     


Les mains de Pirlouit avant (57) (au-dessus) et après (67) (au-dessous).
Peyo cherchait à dessiner ce genre de main et, petit à petit, à trouvé comment le faire au mieux de ses goûts. 
À partir de là, toutes les mains auront la même tête (enfin, vous me comprenez)...

Mieux encore, une fois ce style bien défini, il va essayer de le pousser à son maximum pour en tirer la substantifique moelle.

(J'avais déjà évoqué tantôt le fait que certains dessinateurs essayent sans arrêt de changer, d'explorer de nouvelles voies, tandis que d'autres creusent toujours le même sillon, pour le creuser de mieux en mieux et obtenir le plus beau des sillons. Franquin était dans la catégorie des créatifs qui changent de technique et de type de récit comme de chemise. Hergé faisait partie de la deuxième catégorie, celle des perfectionnistes (tellement perfectionniste qu'il ira jusqu'à redessiner la quasi totalité des ses oeuvres antérieures à 1942 grâce à un studio). Hé bien Peyo se trouve dans la même catégorie que Hergé. (Il s'y trouve tellement qu'il ira jusqu'à redessiner les premières aventures des schtroumpfs en s'aidant lui aussi d'un studio.))

Comparaison du récit des schtroumpfs noirs entre sa parution originale sous forme de mini-récit en 1959 
et sa parution redessinée pour les albums en 1963.

Bref, dans la démarche de Peyo, il faut essayer de trouver la meilleure manière de représenter un personnage, la stabiliser, et ensuite la reproduire encore et encore. Ce qui est, pour lui, pour qui rien n'est facile, un long processus.

ET C'EST LÀ QU'INTERVIENT L'IDÉE DE FEIGNASSE.

Pourquoi s'embêter à inventer les physiques de trouzemilles personnages différents (Johan, Pirlouit, biquette, le roi, etc, etc) quand on peut ne le faire qu'une fois (on arrive à dessiner un schtroumpf, et ensuite on ne se prend plus la tête, on dessine autant de schtroumpfs différents qu'on veut) ?

(Petite pause anecdote de rechef : quand il a fallu trouver le look de la schtroumpfette, Peyo ne se satisfaisait tellement de rien qu'il en a frôlé l'insomnie. (Il est dit que ce fut Franquin qui le convainquit de choisir un de ses croquis, et que Peyo le fit à contre-coeur.) (Alors imaginez si Peyo avait eu à changer le look de 100 schtroumpfs ! Il aurait fini la tête dans le four, le pauvre.))

Alors que là, ça va, c'est carré.

BON, MAIS C'EST BIEN BEAU TOUT ÇA MAIS REVENONS À DE LA PSYCHOLOGIE DE COMPTOIR.

Ce que je voulais dire était que, pour Peyo, le métier d'auteur de bande dessinée n'a rien de facile. Qu'il en chie. Et que reproduire encore et encore les mêmes personnages n'est pas une chose aisée pour lui. Une situation qui l'a amené à vouloir se simplifier la tâche réfléchir profondément à son art. Ce qui a abouti, un soir, comme ça, à l'idée des schtroumpfs ; ces petits bidules bleus tous semblables.

Comme si toutes les différentes représentations d'un personnage contenues dans toute les cases d'une bande dessinée étaient amenées à se côtoyer au même endroit.

LES SCHTROUMPFS SONT UNE ALLÉGORIE DE LA BANDE DESSINÉE.

Attention ! Je ne dis pas que c'est une allégorie consciente. Que Peyo l'a fait exprès. Je n'en sais rien et je m'en fous. Je dis que le travail de représentation et de reproduction d'auteur de bande dessinée a suffisamment tapé sur la carafe de Peyo pour que celui-ci ait eu cette idée biscornue : la reproduction des mêmes personnages à l'infini

C'est la manière même de la bande dessinée qui a fait naître l'idée des schtroumpfs. 

Des schtroumpfs, partout, tout le temps, à toutes les cases, à tous les étages.

DE LA MÊME MANIÈRE, AVEC LE MOT « SCHTROUMPF ».

Pour choisir la forme de la schtroumpfette, Peyo se paye trois mois d'insomnie, des crises de larmes, fume trop, et frôle l'infarctus quatorze fois.

Imaginez un peu l'état d'esprit du mec quand il faut commencer à la faire parler. À côté de ça, Diên Biên Phu, c'est rien du tout. De la même manière qu'il faut trouver le dessin le plus juste, il faut trouver le dialogue/monologue le plus précis. Mais le pire, c'est qu'une fois trouvé le personnage, on a plus qu'à le redessiner encore et encore, alors que ce qu'il dit, ça change tout le temps !

L'ENFER A UN NOM ET IL S'APPELLE SCHTROUMPF.

Alors là : deuxième coup de génie. 

Plutôt que de se faire suer à toujours trouver le mot juste, pourquoi ne pas remplacer tout les mots par un seul ? Peyo a déjà bien remplacé tous les personnages par un seul ? Pourquoi pas les mots ? (Et en plus c'est très pratique pour contourner la censure qui a peur que l'on trouble notre jeunesse avec des dialogues holé-holé.)

Quelle aurait été la carrière d'une groupe appelé schtroumpf ta mère ?

ET CE QUI FUT DIT FUT FAIT.

Là encore, je vous vois venir et je dis attention ! Bien sûr que le mot schtroumpf n'est pas employé à tort et à travers et qu'il veut dire quelque chose d'assez précis dans le contexte de chaque dialogue et que le grand jeu est de deviner quel est le mot derrière le schtroumpf.

Le langage schtroumpf, c'est schtroumpf.

Mais c'est la manière même de créer une bande dessinée (trouver des trucs à faire dire à ses personnages et meubler) qui a généré cette idée du schtroumpf. Autant schtroumpfer au lieu de meubler.

BANDE DESSINÉE, TON NOM EST SCHTROUMPF !

Le schtroumpf a beau n'être qu'un petit bidule bleu, il est avant tout une schtroumpf très fine et profonde sur la bande dessinée et son système de représentation. (Mais il faut peut être schtroumpfer un peu les multiples rouages de la bande dessinée pour schtroumpfer ce schtroumpf.) (Quand un schtroumpf analyse les schtroumpfs sous l'angle de la communauté indiscernable-et-donc-forcément-fasciste-et-stalinienne-y-a-pas-une-tête-qui-dépasse, c'est simplement qu'il ne schtroumpfe pas les schtroumpfs dans leur globalité.)

(Bon, et puis, ne nous schtroumpfons pas la schtroumpf : les schtroumpfs qui parlent tous en schtroumpf, c'est aussi et surtout très rigolo.)

Regardez donc tous ces schtroumpfs (ceux à droite), tous pareils, tous militaires. 
Est-ce que ce n'est pas l'exemple même d'un état fasciste ? Ou stalinien ? Ou les deux ?

Sauf que juste après cette scène avec des petits schtroumpfs identiques comme une armée de clone du côté obscur...

...On a droit à un désamorçage de la situation grâce à l'humour schtroumpf.

(Donc, pour aimer les schtroumpfs, il faut soit schtroumpfer la bande dessinée, soit schtroumpfer rigoler, soit les deux. Avouez que ça fait plutôt un spectre large.)

TOUT ÇA POUR SCHTROUMPFER QUOI ?

J'ai déjà dit que, a priori, quelle que soit la personne qui lit les schtroumpfs, elle va y trouver quelque chose qui lui plaise.

Que ce soit un type d'humour (et les schtroumpfs ont pleins de types d'humours différents), un type de récit (et les schtroumpfs entrecroisent plein de types de récits différents), ou encore une sorte de mise en abîme de la bande dessinée et de son système de représentation (et a priori, si vous lisez de la bande dessinée, c'est que vous n'êtes pas complètement imperméable à ce medium).

MIEUX ENCORE !

Dans quelque contexte que se trouve la personne qui lit les schtroumpfs, elle va y trouver quelque chose qui lui plaise.

Nous ne lirons jamais deux fois un récit des schtroumpfs de la même manière. Entre deux lectures, notre humeur aura changé, nous serons devenus plus intelligents ou plus bêtes, nous aurons perdu notre emploi ou gagné au loto, nous serons intéressés par des réflexions réflexives sur la bande dessinée  ou pas, il sera trois heures du matin et nous serons tout bourré, ou il sera quatre heures de l'après-midi et on lira les schtroumpfs avec un enfant.

Bref, le contexte changera. Et les schtroumpfs épouseront ce contexte.

MIEUX QUE MIEUX ENCORE !

Les schtroumpfs vont participer à cette souplesse du récit.

Dans Tintin, les rôles sont bien définis : les Dupondts sont débiles, Haddock gueule tout le temps, Tournesol est dans la Lune, Tintin est un passionné de golf. Et leurs rôles vont restés cohérents d'un livre à l'autre.

Dans le schtroumpfissime, le schtroumpfissime fait de grosses bêtises (il devient quand même limite nazi). Hé bien dans l'épisode suivant, le schtroupfissime redevient un schtroumpf comme les autres, noyé dans la multitude des petits lutins bleus mignons.

Les schtroumpfs ne sont pas marqués par leurs aventures et redeviennent vierges. Nous ne pourrons pas anticiper les actions des différents schtroumpfs en se disant « celui-ci est méchant, il va faire une crasse », « celui-là est artiste, il va faire une sonate en si bémol ». Et nous pourrons lire et relire toutes les aventures des schtroumpfs comme si c'était la première fois.

Le visage d'un schtroumpf, autant que le visage de Tintin, sont réduits à leurs caractéristiques minimales. 
Ils sont presque vierges, pour laisser le lecteur se les approprier le plus facilement possible. (« C'est un visage, ça pourrait être le visage de n'importe qui (de bleu), ça pourrait être le mien (si j'avais fait une grosse intoxication alimentaire). »

(Nota Bene : Je sais que, petit à petit, est apparu dans les schtroumpfs des schtroumpfs différents, dotés d'une personnalité singulière et de signes de reconnaissances (un tatouage, une plume dans le bonnet, etc...) (des marques de reconnaissance physique que n'ont pas le schtroumpf farceur ou le schtroumpfissime, par exemple, qui peuvent être tous et n'importe qui). Je sais. Mais je ne dirais pas de mal de Peyo, un auteur a parfaitement le droit de faire n'importe quoi avec sa création.)

Ça ne change rien à ce qui se passe dans ce récit du schtroupfissime : le flou qui entoure l'identité des schtroumpfs autant que l'identité des mots recouverts par les schtroumpfs rajoutent encore à cette souplesse et cette interopérabilité mouvante de ce que nous avons sous les yeux.

Tout étant finalement organisé pour que nous puissions lire à chaque fois un récit différent basé pourtant sur le toujours même et unique petit bonhomme bleu.

POUR SCHTROUMPFER...

Comme on ne se baigne jamais dans la même rivière, on ne se schtroumpfe jamais dans la même schtroumpf.


Et tout se finit comme de bien entendu en chanson...

4 commentaires:

  1. Merci, cher Zouave, pour cette belle note évoquant des Bds qui ont marqué mon enfance. Votre théorie du schtroumpf me semble schtroumpfement convaincante. Sinon, enfant, j’adorais Johan et Pirlouit à cause des belles bagarres qu’on trouvait dedans, notamment dans La Guerre des sept fontaines je crois, où il y a une super attaque de château-fort. Ces bagarres constituaient une sorte de tour de force parce que tout en étant très spectaculaires (enfin le souvenir que j’en ai), elles ne faisaient apparaître aucune goutte de sang ni aucune scène trop violente. Dans Benêt Brisefoie, il y avait aussi de belles bagarres, notamment dans Lady D’Olphine, mais ce n’était peut-être plus Peyo au dessin.

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    1. Oui, à un moment, on citait toujours Franquin, qui disait à propos de Peyo qu'on pouvait prendre n'importe laquelle de ses cases, la foutre en très grand ou en tout petit, ça ne changeait rien : elle était toujours aussi lisible, aussi pure. C'est cette capacité que Peyo utilise dans ces grands combats d'ensemble (chez les schtroumpfs comme chez Johan et Pirlouit), et qui marche super bien quand il s'agit de résumer une grande bataille en une grande case pleine de vie(s).

      C'est un cliché de le dire, mais Peyo n'est pas un grande dessinateur, mais un grand raconteur. Et, avec cette obsession, il s'attache à ce que chacune de ses cases soit la plus claire et évidente possible, pour que le récit coule naturellement.

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  2. Très bel article ! Je connaissais peu de choses du cheminement créatif de Péyo, en dehors de l'anecdote de la salière et de son amitié avec Franquin et Delporte. Soit dit en passant, après tant d'articles sur Péyo et Franquin, il faudrait tout de même parler de ce troisième larron qui a beaucoup fait pour les Schtroumpfs, Gaston, Modeste & Pompon, etc. Ne pensez-vous pas ?
    A propos des Schtroumpfs comme "allégorie de la bande-dessinée", cela me rappelle une association d'idées que j'ai eu il y a quelques années : les Schtroumpfs, à mon avis, son du bleu qui servait jadis à la colorisation des pages ! D'où l'idée de les "noircir" dans leur première aventure indépendante... Péyo a-t-il jamais émis une idée pareille, ou lui a-t-on posé la question ?
    A propos de la standardisation du dessin, on pourrait prolonger le thème en parlant de la postérité de ce style, devenu hélas des plus artificiels, c'est-à-dire le studio "Cartoon Création", qui sort d'insipides albums de Schtroumpfs à la chaine depuis de nombreuses années, ou encore l'improbable Scrameustache...

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    1. Pour les couleurs, c'est une idée pas dégueu. Et je dois bien dire que je n'ai aucuns éléments en faveur ou défaveur de cette théorie.

      Mais j'en ai une autre : il ne faut pas oublier que les dessinateurs des années soixantes avaient très peu de couleurs à leur disposition. Rouge vert bleu jaune, et quelques mélange (grosso modo). Vert, pour des personnages vivants en forêt, c'est moyen. Jaune, c'est trop flashi. Reste rouge et bleu, les couleurs du grand schtroumpf (qui n'est donc pas une sorte de communiste under-cover, il fait simplement avec les couleurs que la technique de l'époque lui donne).

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