Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


jeudi 17 juillet 2014

La bande dessinée nous reparle des couleurs, quand elles sont moches.

Aujourd'hui, Morris nous apprend à faire mieux avec moins (c'est un ascète, Morris) et être au passage un gros badass en couleurs.








René Goscinny et Morris, Les rivaux de Painful Gulch, Spirou n° 1186-1207, Dupuis.

AUJOURD'HUI, JE VOUS PRÉVIENS, ON VA DOUCEMENT SE FAIRE CHIER. (PLUS QUE D'HABITUDE.)

Parce que je vais essayer d'expliquer de manière bien relou comment marchaient les impressions offset couleur dans les années soixante, une époque sans ordinateurs, où on savait encore faire des bandes dessinées de qualité, pas comme maintenant avec tout ce sexe et toute cette violence.

Un papa ! Une maman ! C'est ce qu'y a d'mieux pour nos enfants !
(Conan le barbare par Frank Frazetta en 1965.)

LA QUADRICHROMIE, QU'EST-CE QUE C'EST ?

1° - On prend son image.

Allez ! Au pif ! Calvin & Hobbes de Bill Watterson ! Je sais pas trop pourquoi !

2° - On la projette au travers de filtres pour décomposer l'image en quatre couleurs complémentaires : le cyan (du vaguement bleu), le magenta (du vaguement rose), le jaune (tout ce qu'il y a de plus jaune), et le noir (car le noir est aussi une couleur, si, si, si). C'est la fameuse décomposition CMJN (CyanMagentaJauneNoir) bien connue de tous les manipulateurs de logiciels de dessin du monde et de ses environs.

On dirait un logo de centre commercial.

Un filtre rouge va laisser passer le cyan, un filtre vert va laisser passer le magenta, et un filtre bleu va laisser passer le jaune. Si si. Souvenez-vous de vos cours de couleurs complémentaires en classe de 5°B de Madame Brach. Vous l'appeliez même Brach-la-peau-de-vache. Vous saviez rire à l'époque.

3° - On obtient donc quatre images secondaires qui décomposent l'image primaire en quatre couleurs.





C'est sûr que comme ça, c'est un tout petit peu moins joli.

4° - On re-projette cette image secondaire, mais cette fois-ci à travers une grille très fine (une trame cristal, au départ, puis un film photographique négatif demi-teinte tramé par contact avec une trame magenta, quand vint le progrès) (attention, ça parle technique) (j'aime me la péter avec des mots que je ne comprends pas). Tout ceci fait que, là où il y avait de la couleur jaune, il y aura maintenant des points de couleur jaune, et là où il y avait beaucoup de couleur jaune il y aura des gros points de couleurs jaune. 

Des gros point noirs sur la peau, c'est moche.

(S'il y a tellement de couleur jaune qu'il n'y a que de la couleur jaune, les points seront tellement gros qu'ils se recouvriront les uns les autres et formeront un aplat.)

Toutes les couleurs de la vie du LSD.

Bref. A la fin, y a des petits points. 

Plus on voudra une image précise, plus on devra utiliser un tramage fin, plus le nombre de points composants cette image sera élevé.

On parle alors de dpi. Un terme là encore bien connu des amateurs de totoshop et autre gimp et qui veut dire, le saviez-vous, le saviez-vous pas, dot per inch (c'est de l'anglais) et qui pourrait se traduire en français par nombre de points par pouce. Plus le dpi est grand, plus le nombre de point est élevé, plus l'image est précise.

dpi de 60.

dpi de 150.

dpi de 640.

A ce titre, le re-saviez-vous, le re-saviez-vous pas, la précision maximum d'une image proposée dans un blog-de-chez-blogger tel que celui que vous lisez est de 2450 dpi (ça marche aussi pour pas mal de machines d'impression). Pourquoi ? Parce que ça donne une précision de 1000 points par centimètre et que, comme ça, c'est plus carré. C'est tout bonnement passionnant. Si si, je vous assure.

4° - bis - Il faut bien faire attention à ce que les points cyan, magenta, et jaunes ne se superposent pas, sinon ça donnerait une image toute merdique. Il faut donc décaler légèrement la grille pour chaque nouveau flashage.

Ecoutez, je sais pas vous, mais, moi, tout ce que je raconte m'excite au plus haut point.

5° - On glisse de belle feuilles de papier blanc dans des rotatives. Quatre rotatives en tout. Une pour chaque couleur.

C'est wiki qui dit.

Je vous passe les histoires d'impression offset, de blanchet qui fait fuir l'eau et d'eau qui fait fuir le gras et de gras qui est de la couleur, tout ça pour que tout se retrouve bien où il faut que cela soit, mais, bref, au final, en presque-superposant à nouveau ces quatre couleurs-mais-en-pointillés-maintenant, on obtient bien ce qu'il nous faut, comme il nous faut, sur du beau papier bien blanc.


ET VOILA, C'EST PRÊT.

Maintenant que vous savez tout ça, vous pouvez l'oublier complètement, puisque tout ceci existait avant l'avènement de l'ordinateur et que, maintenant, c'est lui qui bosse. On a beau dire, on a beau faire, ça épargne du boulot à tout le monde et ça permet de partir en week-end à 16h30.

Même si on sait que ces histoires d'ordinateurs qui prennent le pouvoir, ça va très mal finir.

CECI DIT, C'EST BIEN BEAU, MAIS C’EST LA CRISE DEPUIS DÉJÀ BIEN LONGTEMPS.

Nous savons par exemple que la presse va mal.

Eh bin elle tirait déjà le diable par la queue dans les années soixante et essayait de rogner sur les coûts. Ce qui a eut plusieurs conséquences distinctes :

  • Utilisation de papier pourri.
Du papier de mauvaise qualité, tout pas régulier, qui boit l'encre, et qui fait que celle-ci ne s'imprime pas de manière nette, mais s'étale lamentablement (on appelle ça l'engraissement mécanique du point de trame, dites donc).

C'est tout bavou.

Et c'est donc légitimement moche.

Cette donnée économique de la mauvaise qualité d'impression a eu des conséquence artistiques : puisque, de toute manière, il était impossible d'obtenir des nuances fines de couleurs, eh bien autant pas faire de nuances du tout. 

Du coup, les auteurs ont mis en place une stratégie pour contrer les effets pervers du bavou : les aplats de couleurs.

Les beaux cieux de Michel Plessix, à une époque où on chiade l'impression.

Et ceux de Morris, avant. C'est sûr, c'est une autre approche.

  • Colorisation et impression à l'arrache.
Dans le joyeux monde des magazines jeunesse hebdomadaire, il faut non seulement dessiner deux planches par semaine, ce qui est chaud, mais aussi les colorier viteuh-vite, et les imprimer durant la dernière nuit complètement à la bourre, ce qui est encore plus auch.

En conséquence de quoi, tout ceci est fait dans l'énergie (comme on dit). Les coloristes ne vont pas trop faire gaffe à colorier en respectant bien les lignes noires et, si ça déborde un peu, c'est pas grave. Les imprimeurs vont pas trop faire gaffe à caler et superposer correctement les différents films de couleurs, manquerait plus qu'il se fasse suer alors que les coloristes non.

Du coup, ça déborde un chouille.

Les auteurs mettent alors en place une nouvelle stratégie pour contrer les effets pervers du débordement :

Ils vont travailler avec des aplats, certes, mais de GRANDS aplats. De grands bouts tout d'une même couleurs (qui déborderont sur les bords mais dont une grande partie restera intacte), et pas de petites touches de couleur par-ci par-là qui, par recouvrement, pourraient donner un superbe et unique ensemble du plus beau marronnasse.

De beaux blocs de couleurs. Jaune-orange ! Bing ! Rouge de la chemise qui pète ! Paf ! Et du bleu ! Plouf !
(Du bleu sombre à côté du bleu clair ou du noir, comme ça, si ça dépasse, c'est pas grave.) (Idem pour le jaune et le orange.)
(Par contre, dès qu'on a voulu être subtil avec des petites touches sur Lucky Luke, ça a complètement chié dans la colle.)

  • Règlement des couleurs tout cochonné.
Dans un monde parfait, il faudrait passer des heures à régler les différents dosages des couleurs des rotatives, tester le tout, faire des bon-à-tirer, etc. ; dans le vrai monde, on n'a le temps de rien et, donc, on va se baser sur des dosages qu'on connaît bien et qu'on va ressortir à tout le monde de la même manière.



Il existe une différence très nette entre les couleurs au moment de la publication dans Spirou (en haut, dégueulasses, mal calées) et les couleurs au moment de la publication en album (en bas, corrigées).

Stratégie mise en place par les auteurs pour contrer les effets pervers de l'imprimeur bourré :

Les différents auteurs de l'époque (et le service de colorisation ad hoc) se sont concentrés sur un code couleur très restreint, qu'ils étaient à peu près sûr de trouver reproduit convenablement à la sortie des rotatives (avec des résultats, comme on le voit, pas brillant-brillant ; imaginez donc l'horreur si on avait commencé à vouloir être subtil).

NOTA BENE.

Richard Corben, lui, avait pris le contre-pied de cette démarche, et avait décidé de peindre lui-même ses planches (bon, ok, pourquoi pas) trame par trame (magenta, cyan, jaune, noir) (ça devient un peu chaud) et niveau de couleur par niveau de couleur (un rhodoïd dans lequel il ne remplit que les magentas à 90 %, un autre rhodoïd dans lequel il ne rempli que les magentas à 60 %, puis un autre à 40%, 25 %, puis les cyans à 90 %, 60, 40, etc.) (là, c'est tout de suite beaucoup plus relou, avec pas moins de seize rhodoïds à coloriser pour obtenir une page avec des couleurs pas trop hideuses) (y en a qui sont toute dévotion à leur art, quand même).

MAIS REVENONS A MORRIS QUI N'A PAS DU TOUT OPTÉ POUR CETTE OPTION BIEN CAPILLOTRACTÉE.

Dans Lucky Luke (puisqu'on est quand même là pour parler de Lucky Luke), on observe un code couleur très restreint fait de 3 noirs, 3 cyans / bleus, 2 magentas / rouges, et 2 jaunes (plus quelques combinaisons de ces couleurs de base).

Dans cette planche ci, on peut donc voir, quand on s'approche un peu plus près :

Les trois niveaux de noirs les uns au-dessus des autres.

 
 Les trois niveaux de bleus les uns au dessus des autres.
(Il y a bien deux niveaux de bleus au-dessus de la tête de Lucky Luke, avec des points plus ou moins denses.)

Les deux niveaux de rouge / rose / magenta / ce que vous voulez.

Et puis les deux jaunes.

On observe ensuite des mélanges de ses différentes couleurs de base :

Un bon vieux contraste « jaune » et « jaune + trame noire ».

Un bon vieux contraste « blanc » et « rouge + trame bleue ».

Et pis des marrons, avec un peu toutes les couleurs à la fois. C'est pratique le marron.

C'EST DÉJÀ PAS SI MAL D'ARRIVER A HANDICAPER AUTANT UN AUTEUR. BRAVO. TOUTEFOIS, IL NE FAUT JAMAIS SOUS-ESTIMER UN ÉDITEUR. IL EN A ENCORE SOUS LE PIED POUR CE QUI EST DE POURRIR LES COULEURS DE MORRIS.


Nous verrons de quoi il s'agit la semaine prochaine.

11 commentaires:

  1. J'ai été absent assez longtemps mais 1) c'était pas ma faute 2) j'ai un mot de ma maman 3) je suis désolé 4) c'est reparti pour une espèce de feuilleton de l'été (oui, comme dans télérama) avec pleins d'épisodes et de rebondissements, et qui va parler de la couleur des bandes dessinées en long, large, travers, profil 3/4 gauche, etc.

    RépondreSupprimer
  2. Véritablement passionnant, même pour un daltonien comme moi ! Je connaissais le procédé d'impression mais j'avais jamais réalisé à quel point ça avait influencé le travail des coloristes :o
    Et j'aime bien ton "ton" (et tata) ^^

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci pour tous les compliments ! Je vais essayé de parler aussi (toujours dans ce passsionnnnant feuilleton de l'été) des travaux de colorisation en bichro et en noir & blanc. (Je tease comme un fou !) Il y a là aussi des contraintes (ou références à ces contraintes) économiques qui influent sur l'artistique.

      Supprimer
  3. C'est vraiment passionnant comme article ! Merci beaucoup !

    Il y a eu en effet de gros progrès sur l'impression des bande-dessinées et donc des couleurs ("Le Vent dans les Saules" en est un excellent exemple d'ailleurs). Mais cela est allé de paire avec l'augmentation des prix, forcément !

    RépondreSupprimer
  4. Effectivement, et c'était même un argument des éditeurs ("ok, on te fait cracher un max, mais matte le boulot, ces nuances, cette joliesse, alors, hein, ho, ça le vaut bien, quoi."). Comme d'hab, la motivation n'était pas artistique (faire plaisir aux auteurs) mais économique (motiver les lecteurs à acheter des trucs plus chers).

    RépondreSupprimer
  5. Passionnant ! Merci Philippe. J'ai en exemple aussi les couleurs utilisées dans les premiers comics, les "Strange" que nous pouvions lire (ou regarder, c'est selon) dans les années soixante-dix, avec des teintes pures, des rouges, verts, cyans, jaunes, qui étaient également tramées et disposées par les coloristes avec plus ou moins de bonheur sur la planche… Oui, il fallait aller vite, mais l'ensemble offrait une certaine cohérence… L’économie de moyens permettait la créativité : un fond tour à tour bleu, jaune, rose (oui, magenta 30%) derrière l'Homme Araignée de Steve Ditko, dans une seule et même scène, pour mettre en valeur le personnage… Il fallait oser (Strange 20). Mais l'œil du lecteur (et même les deux) était avisé et faisait son travail. Son cerveau ne s'en offusquait guère et calmait ensuite le jeu… (On comprend que, transposés dans un univers cinématographique obéissant à d'autres règles, les super-héros ont vite perdu leurs couleurs flashy et leurs costumes ad ‘hoc qui en faisaient des cibles faciles - pour la risée populaire comme pour leurs ennemis -).
    Le pire ayant été atteint en France, en 1975, quand Pif Gadget a mis en couleurs ses séries réalistes-vedettes selon l’excellent principe que la couleur c’est plus vendeur que le noir et blanc… Et là, nous sommes passés, après des début prometteurs (Pif 320), du côté obscur de la mise en couleurs (Pif 352). Quelques sabotages magnifiques ont été commis : traitement par masses inesthétiques, dégradés injustifiés, contre-sens, aplats qui s'étendent, s'enflent et se travaillent n'importe comment et sans logique (Je me quitte).… Alain

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, des deux côtés de l'atlantique, dans les années 60, pour la couleur, même combat.

      Pour ceux qui peuvent l'avoir sous la main, je conseille de lire le chapitre dédié aux couleurs dans "L'art Invisible" de Scott McCloud.

      Il y a une réflexion et des exemples très pertinents de l'utilisation des couleurs "plein la gueule" dans les comics avant les années 70 (de McCay à Kirby). Il a la même réflexion que vous quant à l'arrivée de quadrichromies plus "nuancées" mais qui perdent l'impact des précédentes colorisations pour "passer du côté obscur". (Il y a réellement, donc, le même combat qui s'est joué avec le même scnéario des deux côtés de l'Atlantique.)

      Concernant les colorisations des années 70-80, l'exemple qui me vient en tête est celui des mises en couleur des oeuvres de Pratt (faites pourtant pas sa compagne) pour lesquelles il voulait expressément, disons, le moins de couleurs possibles (les plus délavées possible) pour que les couleurs n'amoindrissent pas l'impact des noirs et blancs.

      Supprimer
  6. D'accord avec vous pour Hugo Pratt, ce qui compte c'est son trait, l'équilibre des compositions et des masses… Quand sur la dernière case d'"Au nom d'Allah le miséricordieux" il n'y a qu'une ligne horizontale et des traits de pinceaux pour dépeindre le sable, le pas des chameaux, et le ciel, il a tout dit… Pas besoin d'en rajouter.
    Les pierres qui ensevelissent Corto dans "et d'autres roméos et d'autres juliettes" sont en noir et blanc, la force de cette scène réside dans ce chaos progressif d'où émerge Corto dans la dernière case. Y mettre de la couleur, c''est organiser le chaos… Et puis, comment gérer le "rendez-vous à Bahia"? En couleurs "objectives", un beau coucher de soleil, "atténuées" une neutralité pastel… ? Et quand Tristan passe dans le royaume de Mu ? Quelles harmonies choisir ?
    Pratt exprime tout dans son noir et blanc. Comme dans ses aquarelles. Comme pour "J'avais un rendez-vous". La couleur est chargée de signification, elle renforce, cache, calme, informe et rajoute toujours au dessin. Ce n'est pas pour faire beau… Alain

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bin, du coup, j'ai déjà des tas de scans de planches des histoires que vous citez. Ce sera pour la partie "noir et blanc" de tout ce pataquès sur la couleur. Dans trois semaines, normalement. Cush Power !

      Supprimer
  7. Tu - je tutoie - a oublié de préciser que chez Dupuis, c'était un studio qui gérait les couleurs et que les auteurs devaient passer par ses fourches caudines. Macherot l'a plutôt mal vécu parce que chez le Lombard, il pouvait être beaucoup plus subtil dans ses couleurs.
    Pratt en album colorisé ça ne marchait vraiment pas: dans "En Sibérie", on le voit déambuler dans une rue et la version couleur fait sauter aux yeux qu'il n'y a pas de décor et à peine de personnages. Mais en noir et blanc, on complète inconsciemment. C'est vraiment pour ça que j'aime beaucoup le travail de Pratt.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Pour Dupuis : oui, c'est vrai, j'ai oublié de préciser ça.

      Pour Pratt : c'est sûr que c'est l'aspect "calligraphie" de Pratt qui fonctionne le mieux dans son dessin. Après, je dois bien avouer que je ne suis pas le plus grand spécialiste mondial des albums colorisés de Pratt. Je sais juste que c'est moche et fade, mais que c'est comme ça qu'il le voulait. Pour garder une partie de l'aspect "calligraphie".

      Supprimer

Exprimez vous donc...