Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


jeudi 8 mai 2014

La bande dessinée joue un peu au con.

Après le message précédent, Philippe Dupuy nous montre que les recettes toutes faites qui contraignent le récit, merde à la fin ! La liberté, y'a qu'ça de vrai !



Philippe Dupuy et Charles Berbérian, journal d'un album, l'Association.

JE DISAIS DONC : ET LA, C'EST LE DRAME !

Si l'auteur a une certaine idée du développement de l'intrigue (tourner à droite), mais qu'il est plus logique pour le personnage de s'opposer à ce développement (tourner à gauche) arrive le point de non-retour face auquel un scénariste à deux choix possibles : suivre la logique de son récit et de son personnage ou aller à l'encontre de tout ça et se dire « je fais bien ce que je veux, c'est moi le chef, après tout ».

LIBERTÉ SURVEILLÉE.

Il y a plusieurs raisons (plus ou moins bonnes) qui peuvent pousser un scénariste à devenir un petit tyran qui tire les ficelles et manipule ses personnages comme un gros sagouin.
  1. Il dit au lecteur : « moi, ce n'est pas vraiment le récit qui m'intéresse, c'est l'univers, tu vois, je veux que mon lecteur se perde dans un monde plus grand que lui ». (Le plus important n'est pas le récit mais l'univers.)
  2. Il dit au lecteur : « moi je veux pas faire un récit, des personnages, tout ça ; moi, je veux expliquer quelque chose ; alors, la logique, hein ». (Le plus important n'est pas le récit mais le discours de l'auteur.)
  3. Il dit au lecteur : « moi, je fais ce qu'on me dit ; et mon bouquin de scénariste pour les nuls me dit qu'en fin de premier acte il faut mettre un coup de résolution interne, alors je met un coup de résolution interne ; là ». (Le plus important n'est pas le récit mais sa mécanique.)

ESSAYONS DE VOIR COMMENT FONCTIONNENT CHACUNE DE SES LOGIQUES...

1° - LE PLUS IMPORTANT N'EST PAS LE RÉCIT MAIS L'UNIVERS DÉCRIT.

Dans un scénario, il y a (théoriquement) de multiples contraintes ou difficultés : apparition des personnages, compréhension des personnages par le lecteur, compréhension par le lecteur de l'univers dans lequel évoluent les personnages. Petit à petit, un lecteur se familiarise et maîtrise de plus en plus l'univers et les personnage d'un livre. C'est, en quelque sorte, sa récompense. La connaissance.


Joseph Lambert, Annie Sullivan et Hellen Keller, Hyperion Books, Cà et là, Cambourakis (traduction de Sidonie Van Den Dries).

ATTENTION NOTA BENE.

Tous les exemples cités dans ce post (enfin, presque) sont des exemples d’œuvres de qualités, qui ont su subvertir leurs contraintes.

Si j'ai évité de dire du mal la semaine dernière, ce n'est pas pour en dire maintenant, surtout concernant l'histoire d'une sourde-aveugle-muette, je ne suis pas un monstre.

REVENONS A NOS MOUTONS.

On se fade la lecture de La recherche du temps perdu et, à la fin, quand même, on est content d'avoir pu saisir les tenants et les aboutissants liant tous ces personnages, on est satisfait d'avoir connu, en profondeur, la société décrite dans les romans.

C'est le même phénomène à l’œuvre dans le trône de fer : ce n'est pas vraiment que l'intrigue n'avance pas, c'est qu'il n'y a PAS d'intrigue. (Si !) (M'en fous, à un moment, faut que ça sorte !) (Punaise, mais il vient quand ce foutu hiver !?) (Je veux des combats contre des zombiiiiiiies !). Mais le lecteur/téléspectateur reste émerveillé par l'univers complexe décrit et son approfondissement.

Autre exemple : un des attraits non négligeable de la série Donjon était de voir son univers s'agrandir de plus en plus, et les différentes références se croiserle monde décrit se complexifier.

Albon, Alfred, Andreas, Bézian, Blain, Blanquet, Blutch, Boulet, Findakly, Gaultier, 
Keramidas, Kerascoët, Obion, Killoffer, Larcenet, Mazan, Menu, Nine, Sfar, 
Stanislas, Trondheim, Vermot-Desroches, Walter, Yoann, Donjon, Delcourt.

AVANTAGE D'UN UNIVERS :

L'univers paraît immense, l'immersion est maximale, la mécanique du récit répond à un besoin naturel et sain d'observer et de comprendre notre environnement (on adore tous regarder des bébés pandas roux) (on est tous émerveillé de savoir qu'un corbeau peut résoudre des problèmes à huit étapes). Une compréhension qui est, en soi, une récompense (après avoir appris le truc sur les corbeaux, on est content et ça nous suffit bien).

INCONVÉNIENT :

Plus y il y a de subtilités à l'univers décrit et plus il faut de temps, de place pour les décrire, plus il faut écarter la vie libre et fraîche comme une rivière des prairies de printemps des personnages pour les contraindre et les transformer en prétextes à expliquer telle règle seigneuriale ou telle opposition de caste entre les Guermantes et les Verdurin.

Les personnages ne deviennent qu'une composante du récit, réduits parfois (et parfois pas) à une fonction. La découverte d'un univers peut devenir la seule motivation de l’œuvre qui s'appauvrit sur les autres plans (personnages, idées, style, apport artistique).

(On verra comment l'on peut arranger tout ce pataquès la semaine prochaine.)

2° - LE PLUS IMPORTANT N'EST PAS LE RÉCIT MAIS LE DISCOURS DE L'AUTEUR.

Dans ce cas là, le scénariste se découvre. Il dit au lecteur : « ce n'est pas un récit logique, ce n'est pas un univers qu'il s'agit de comprendre, ce sont juste des trucs et des bidules que j'ai envie de mettre là parce que tel est mon bon vouloir ». Le scénariste et ce qu'il veut faire, veut dire, deviennent le centre du dispositif.


 Blutch & Isabelle Merlet, Lune l'enversDargaud.

Au cours de son récit, Blutch intercale tout à trac une scène forte qui n'a rien à voir avec la choucroute. 
Pourquoi ? Parce qu'il a envie. C'est tout ? Oui. C'est un peu court, non ? C'est à vous de voir.

AVANTAGE :

Soit le lecteur entre dans le délire et commence une sorte de dialogue avec l'auteur, sachant pertinemment que l’œuvre n'est plus un jeu avec des actions, des personnages, des situations dans lesquelles le lecteur peut s'immerger, mais un discours qu'il s'agit de comprendre et par rapport auquel on peut se positionner. (Et qu'on peut trouver bien relou.) (Ou méga top, attendez, je ne juge pas, hein.)

Soit le lecteur envoie tout balader parce que taper la discute avec un mec suffisamment égocentrique pour y consacrer tout un bouquin, ce n'est pas vraiment sa tasse de thé.

Les deux démarches sont valables. De toute façon, le lecteur se positionnera face à l'auteur.

Blutch remettra ça plusieurs fois, notamment dans la scène suivante, entre le sur-signifiant, le sur-symbolique, et le nawak :



INCONVÉNIENT :

Le discours peut phagocyter toute l’œuvre et c'est comme ça qu'on se retrouve avec des critiques ciné qui ne parlent ni de réalisation, ni de musique, ni de jeu d'acteur, ni de placement de la caméra, ni de lumière mais toujours et uniquement du sujet du film (« qui est touchant et juste, et qui, moi, m'a ému »).

(Toutefois, ça arrive, le discours et le récit peuvent se confondre en un tout harmonieux, et, comme dit précédemment, j'essayerais d'expliquer comment la semaine prochaine.)

3° - PAS DE RÉCIT MAIS DE LA MERDE.

Quand le scénariste respecte scrupuleusement des règles externes à l'univers décrit, non pas pour construire un discours mais simplement parce qu'il s'imagine que c'est comme ça qu'on DOIT écrire, ça fait mal.

Dans ce cas là, on parle d'incohérence (le mec est simplement trop con et raconte n'importe quoi), de « me prends pas pour un con, Michael Bay » (le mec est fou et veut absolument caser des robots, des explosions, et des bonnasses dans tous les coins de son image), ou plus généralement de règle-de-scénario-qu'il-faut-obligatoirement-respecter-sinon-John-Truby-te-tue-dans-ton-sommeil.

Jean-Claude Forest, Comment décoder l'Etircopyh, Dargaud et l'Association (couleurs restaurées par Fanny Dalle-Rive, Eric Bricka).

Forest met en scène le scénariste et son inspiration au travers du personnage du destin de son héroïne. 
De cette manière, il s'auto-courcircuite, lui et toutes les règles de scénario qu'on peut avoir en tête.

UNE MÉCANIQUE BIEN HUILÉE. (TU SAIS OU TE LA CARRER.)

C'est là qu'est le principal piège du scénario : en soit, rien n'interdit à un scénariste de développer un récit constitué de personnages complexes aux motivations et capacités multiples. Rien sauf la supposée mécanique du récit qui dit aux personnages quoi faire et quand.

CE COUP DE THÉÂTRE !

Par exemple : dix minutes se sont passées tranquillou ? Bam ! Bruce Willis se mange une explosion.

L'équivalent de Bruce Willis en bande dessinée, c'est Tintin, le spécialiste des petits coups de suspense pourri en fin de page. 

Admirez plutôt :

 
Je vois pas très bien ce qu'il y a à admirer quand on se fout officiellement de ma gueule.

 
Merci à Nestor de se dévouer à la cause des suspenses de fin de page en passant pour un gros boulet.

 
Hergé, Hergé, j'ai honte pour toi, Hergé. Je suis à la limite de la consternation, Hergé. Hergé, tu m'as déçu.

Et pourquoi on se laisse prendre à chaque fois ? A cause de l'alternance quasiment systématique entre suspense-pourri et vrai-suspense. Par exemple, juste avant l'entrée de Séraphin Lampion, on a eu droit à cette scène :


Les nerfs mis en pelotes par cette agression, nous nous faisons ensuite avoir par cette grosse noix de Séraphin.

(Ok Hergé, sur ce coup, je te donne le bénéfice du doute, ça peut à la rigueur passer pour du grand art.) 
(A la rigueur, j'ai dit, t'emballe pas, hein.) (Je t'ai à l’œil.)

ENCORE UN EXEMPLE !

On arrive en fin de deuxième acte d'une comédie romantique et paf ! Tout d'un coup, sans savoir pourquoi, tout le monde doute de l'engagement de tout le monde, ça crie, ça se sépare, et ça regarde la pluie ruisseler sur les vitres de son appartement modeste de la 5° avenue.

Le personnage avait beau être un mec adorable, gentil, serviable, ne buvant que de la Tourtel en restant chez lui regarder des Dreyer au coin du feu, quand on a passé gentiment l'heure de film, soudain, il se lève, il va à une fête, il décide de boire, il rencontre comme par hasard une vieille copine, et le matin il a fait une grosse bêtise (il lui a fait un bisou), et c'est la crise.

Parce que c'est John Truby qui dit.

Lewis Trondheim et Brigitte Findakly vont contre cette logique de la tension constante au sein d'un couple, 
sans justification et juste utile à construire du scénario, dans Les formidables aventures de Lapinot - La couleur de l'enfer 
(chez Poisson Pilote - Dargaud) (avec une belle couverture ironique).




CEPENDANT ! LA REVANCHE DU PERSONNAGE MASQUÉ !

Comme je l'ai très légèrement suggéré durant ce message, il est possible, dans chacun des styles plus « noyautés » qui ont été énumérés, de réinjecter de la liberté d'action (simulée) pour les personnages et ainsi de gagner sur tous les tableaux (avoir un récit incertain ET un univers ET un discours ET une mécanique scénariste).

COMMENT TOUT CELA EST-IL POSSIBLE ? (JE N'EN AI AUCUNE IDÉE.)

VAIS-JE ARRIVER A RELEVER LE DÉFI ? (CA M’ÉTONNERAIT FRANCHEMENT.)

EST- CE UNE GROSSE ENTREPRISE DE  BLUFF ? (OUI.)

QUI C'EST LE PLUS FORT, SANGOKU OU UN HÉLICOPTÈRE ? (C'EST L’HIPPOPOTAME.)

POUR RÉPONDRE A TOUTES CES QUESTIONS, RENDEZ-VOUS LA SEMAINE PROCHAINE.

4 commentaires:

  1. Billet passionnant. En plus tu cites plein d'auteurs et oeuvres que j'adore ! Vivement la suite !

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    1. Merci beaucoup. C'est toujours plus pratique avec de bons auteurs, quand même...

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  2. Il y a une explication aux coups de suspense de fin de page des albums d'Hergé : les aventures de Tintin paraissaient dans l'hebdomadaire BD du même nom, sous forme d'histoires à suivre. Quand l'histoire s'interrompait en fin de page, les jeunes lecteurs (7 à 77 ans) trépignaient toute une semaine pour connaître la suite de l'aventure !

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    1. Bin oui, c'est bien pour ça que j'ai pris cet exemple (mais j'ai effectivement oublié de le préciser). Hergé est obligé (par une contrainte extérieure : la pagination, la publication) de faire des coups de suspense. Comme Bruce Willis est obligé de se fighter avec un allemand toute les dix minutes parce qu'il est dans un film d'action et que c'est comme ça que sont standardisés les films d'action.

      Le truc c'est que Hergé rend le tout cohérent, on ne se dit jamais "Rooohooo, là c'est trop abusé, il fait juste ça à cause du bas de page", mais à chaque fois, on y croit à ce suspense, parce qu'il alterne à merveille comédie, action et thriller.

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