Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


vendredi 5 juillet 2013

La bande dessinée est un picon citron.

Goscinny et Gotlib nous montrent qu'ils sont de grands poètes tragiques.


Marcel Gotlib & René Goscinny, Les Dingodossiers, Dargaud.

Dites donc, c'est drôlement bien, les Dingodossiers... Je vais en rajouter une couche.


Toujours René Goscinny & Marcel Gotlib, toujours Les Dingodossiers, toujours chez Dargaud.


Y A PAS QUE JOSEPH CAMPBELL DANS LA VIE. Y A AUSSI DES MECS EN TOGES.

En complément des derniers messages sur la structure campbellienne de beaucoup beaucoup de scénarios, essayons de voir une autre structure de base de beaucoup beaucoup de scénarios, enseignée dans à peu près tous les cours de scénario de l'univers : la structure en trois actes.

Nous nous la péterons alors dans les dîners chics en parlant de sous-objectifs du héros afin d'atteindre l'objectif principal (et les moyens de résoudre les sous-objectifs), d'incident déclencheur interne, d'incident déclencheur externe unique avec passage du premier au deuxième acte, d'obstacles externes, d'obstacles externes d'origine interne, de coup de théâtre, de point de non retour, et du fameux, très fameux climax médian de deuxième acte.

Bref, de tas de trucs bizarres qui ont été réfléchis pour meubler cette fameuse structure en trois actes.

Tout ça pourquoi ? Parce que, il y a plus de 2500 ans, Aristote a écrit sa Poétique. Et que dans sa Poétique, il a dit :
Une chose parfaite est celle qui a un commencement, un milieu et une fin
Voilà. C'est tout. Ils se creusaient moins la soupière, à cette époque, dites donc. Et de préciser :
Le commencement est ce qui ne vient pas nécessairement après autre chose, mais est tel que, après cela, il est naturel qu'autre chose existe ou se produise ; la fin, c'est cela même qui, au contraire, vient après autre chose par une succession naturelle, ou nécessaire, ou ordinaire, et qui est tel qu'il n'y a plus rien après ; le milieu, c'est cela même qui vient après autre chose, lorsqu'il y a encore autre chose après.
Ça a le mérite d'être clair, succinct, et de bon goût. 

Et c'est de là que tout est parti, que la notion des trois actes a fait son chemin (pour être finalement utilisée jusqu'à plus soif) ; l'idée première des théories actuelles étant qu'on peut découper un récit en trois parties, puis chaque partie en trois sous-parties, puis chaque sous-parties, etc... 

(D'où les « sous-objectifs du héros », les « incidents déclencheurs permettant de passer du premier au deuxième acte »et les « climax médians de deuxième acte ». Tout ça, ce sont des outils pour séquencer l'histoire en des bouts de plus en plus petits.)

Le problème, comme d'habitude, c'est qu'il ne faut pas suivre cette structure trop scolairement. Sinon elle risque de figer le récit dans des passages obligés qui rendent l'histoire trop prévisible (et trop pourrie). Il faut rester souple sur les appuis. Comme Gotlib et Goscinny.

PAR EXEMPLE :

Donc, là, il y a trois actes bien nets. 

Et, là aussi, il y a trois actes...

J'espère qu'on peut voir avec ces deux histoires qu'il ne faut pas essayer à tout prix de faire de ces « trois actes » « trois tiers » (erreur que font beaucoup de gens en voulant a tout pris étoffer la présentation des personnages (grosso modo le premier acte) ou la résolution des intrigues (le troisième acte), parce que ça fait plus sérieux).

Certes, bon, mais, me direz-vous « même Goscinny et Gotlib utilisent clairement les trois tiers quand il s'agit de construire un gag ».

Et c'est vrai.

Les trois actes en bien clair et bien carré. C'est pas compliqué : ça fait comme une valse.

Par contre, comme je le disais (vous écoutez pas, je suis blessé, je vais aller pleurer en boule dans ma salle de bain), il ne faut pas croire que cette structure est inaliénable. Parce que sinon on se force a faire entrer une histoire dans trois tiers là où une différence de rythme peut être nécessaire.

Cette erreur, Gotlib et Goscinny ne la font pas.

Les trois actes, d'accord, mais pas en trois tiers. Des fois, il faut savoir prendre son temps.

Et des fois, il faut savoir envoyer bouler les théories à la gomme.

Les structures, en scénario, c'est fait pour poser ses idées dessus et les mettre en valeur, mais :
  1. Il ne faut pas se faire bouffer par la structure. Il faut avant tout garder la logique du récit et, parfois, laisser tomber les théories du scénario.
  2. Il faut faire attention de ne pas répéter toujours et encore les mêmes personnages, les mêmes développements, les mêmes étapes, toutes ces choses qui rendent les livres et les films si prévisibles et si embêtants. Rompre la structure (comme Kirby, qui comprend le bazar mais décide d'en faire quelque chose de différent pour enrichir son récit), ça ne fait pas que du bien aux personnages. Ça fait aussi du bien au lecteur qui se trouve surpris.
Autrement dit, les dosages de structure, c'est un peu comme ça :


BON. MAIS AU FAIT...

La théorie des trois actes, c'est bien beau, mais Aristote ? Comment il pensait qu'il fallait remplir un récit, Aristote ? Essayons de décortiquer d'autres passages de la Poétique pour le savoir...

ALORS, ATTENTION !

La Poétique d'Aristote analyse la construction d'une pièce de théâtre tragique. (Et encore... D'une pièce de théâtre tragique antique.) Pas d'un roman. Pas d'un scénario de film. Pas d'une bande dessinée. A cela, plusieurs raisons :

  • La bande dessinée n'existait pas au temps d'Aristote.
  • L'unique exemplaire du second tome de La poétique d'Aristote écrit au sujet de la comédie a été brûlé dans une abbaye italienne en 1327, pas de bol.

  • Les bribes de textes d'Aristote traitant de la comédie ne sont pas tip-top ; alors autant se concentrer sur ce qu'Aristote maîtrise le mieux.

On n'oubliera donc pas d'avoir l'esprit large et de généraliser les propos d'Aristote à n'importe qu'elle forme de fiction...

BREF, VOYONS COMMENT ARISTOTE DÉFINIT PLUS OU MOINS UN RÉCIT.
La tragédie est l'imitation d'une action grave et complète, ayant une certaine étendue, présentée dans un langage rendu agréable et de telle sorte que chacune des parties qui la composent subsiste séparément, se développant avec des personnages qui agissent, et non au moyen d'une narration, et opérant par la pitié et la terreur la purgation des passions de la même nature.
Sur ce point, Aristote précise encore :
Le point le plus important, c'est la constitution des faits, car la tragédie est une imitation non des hommes, mais des actions, de la vie, du bonheur et du malheur ; et en effet, le bonheur, le malheur, réside dans une action, et la fin est une action, non une qualité.
Il s'agit alors de représenter les actions des personnages, sans se prendre le chou avec leurs psychés, qui découleront et que l'on comprendra tout naturellement en les observant.

C'est de l'action que découle tout le reste. pas la peine de caractériser les personnages. 
Leurs caractères peuvent être déduit directement de ce qu'ils font.

Pour ce qui est du récit « se développant avec des personnages qui agissent, et non au moyen d'une narration »... Bon, là, c'est plus compliqué. On pourrait me dire très facilement « dans l'extrait précédent, il y a des narratifs, et, sans eux, on n'arriverait pas à faire avancer l'histoire ». 

Moi, je pense plutôt que c'est la seule action de la bande (le chien qui tire la langue) qui est le déclencheur de l'histoire. C'est cette action qui induit les développements qui vont suivre. Les personnages ne vont pas agir parce que les auteurs leurs disent « bon, allez, c'est parti, il faut faire ci, il faut faire ça ». Les personnages vont agir parce que le chien tire la langue.

Action -> Réactions. On peut pas faire plus simple.

Ces actions permettent de remettre les personnages au centre du bazar. Ce sont eux qui agissent. Ils semblent maîtres de leurs destins. C'est très utile, parce que, encore une fois, cela gomme la structure. On oublie les auteurs et leurs petite cuisine. On suit les personnages qui semblent indépendants. Le chien tire la langue ? Bin, il faut le dresser, oui, ça semble logique. C'est aux personnages que réagissent les lecteurs. Pas aux auteurs.

Cette méthode facilite l'identification aux personnages (qui paraissent vivants, indépendants) et à leurs actions, auxquelles on peut réagir comme on réagirait à un évènement qu'on observerait dans la rue. Ce que Aristote traduit par :
Ajoutons que les parties de la fable les plus propres à faire que la tragédie entraîne les âmes, ce sont les péripéties et les reconnaissances.

Le gag est géré par les narratifs, c'est vrai, mais les sentiments des personnages, qui les rendent attachants et qui font que l'on s'identifie à la situation et qu'on se reconnaît en eux lui, sont gérés uniquement par leurs actions.

Et, finalement, ces actions qui nous semblent si vraies permettent de décrire, en creux, nos propres vies, que nous reconnaissons un peu dans celles des personnages. Ou, encore :
[Les poètes] montrent implicitement les mœurs de leurs personnages au moyen des actions ; de sorte que ce sont les faits et la fable qui constituent la fin de la tragédie; or la fin est tout ce qu'il y a de plus important.
Ce n'est pas tout : si l'on débitait une suite de tirades morales et des discours ou des sentences bien travaillées, ce ne serait pas là ce que nous disions tout à l'heure constituer une œuvre tragique on le ferait beaucoup mieux en composant une tragédie où ces éléments seraient moins abondants, mais qui posséderait une fable et une constitution de faits.
Décrire la société en montrant les actions des personnages.
(Bon. OK. D'accord. Là, c'est un tout petit peu forcé.)

RÉSUMONS-NOUS.

Aristote lui-même conseille de ne pas se focaliser sur la structure (et la narration) mais de bien plus travailler sur l'identification des lecteurs aux personnages (et à leurs actions). C'est grâce à ce lien que se réalise cette fameuse suspension volontaire d'incrédulité qui nous donne envie de poursuivre un récit plutôt que de balancer le bouquin par la fenêtre.

POUR FINIR, RIEN QUE POUR LE PLAISIR.

Si nous reprenons la précédente citation, pour nous intéresser à sa fin  :
Ce n'est pas tout : si l'on débitait une suite de tirades morales et des discours ou des sentences bien travaillées, ce ne serait pas là ce que nous disions tout à l'heure constituer une œuvre tragique ; on le ferait beaucoup mieux en composant une tragédie où ces éléments seraient moins abondants, mais qui posséderait une fable et une constitution de faits.
On peut réellement penser que Goscinny et Gotlib et Aristote sont en communion d'esprit. En effet, côté épure (les éléments moins abondants) pour mettre en avant l'action (la constitution des faits), les Dingossiers sont à la pointe de l’aristotélisme.


La poétique d'Aristote : une illustration d'époque. (Très rare.) (Très cher.)
(Au passage : la première bande est bien en trois actes, et la seconde bande est en pas d'acte du tout.)

Dans toutes ces cases, aucune fioriture. Si un élément y est mis, c'est qu'il est utilisé : le sucre, le tabouret, le policier interviennent tous à propos, pour servir l'action. Aucun décor. Aucun personnage pour faire rigolo dans le fond. Juste le strict nécessaire. Ce qui permet de réaliser « une constitution de faits ».
Il en est de même dans les arts du dessin ; car, si l'on étalait pêle-mêle les plus riches couleurs, on ne ferait pas autant plaisir qu'en traçant une figure déterminée au crayon.
Ce en quoi on voit qu'Aristote défendait les Dingodossiers et la bonne bande dessinée 2000 avant son invention. 

Il est fort, ce cochon ! 

(Mais pas autant que Gotlib et Goscinny.) 

(Bon, allez, pour ne vexer personne, disons : un partout, la balle au centre.)

4 commentaires:

  1. Mais qui donc ira chercher la balle?

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  2. Mettons : un petit tiers pour Aristote... Et alors un gros tiers pour Goscinny et le même pour Gotlib. Bon allez, non, trois tiers égaux, par respect pour la logique (ou Organon).

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