Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


jeudi 6 août 2015

La bande dessinée en série pour un scénariste.

Tome nous montre comment raconter des histoires plus ou moins réalistes avec un personnage habillé comme un guignol mais qu'on prend malgré tout au sérieux.

Tome, Janry, Stuf, Spirou et Fantasio - Machine qui rêve, Dupuis.

On a vu que les travaux de Janry (le dessinateur) et de Stuf (le coloriste) ont évolué tout au long de la série Spirou et Fantasio vers plus de réalisme (plus de détails, plus d'ombres, plus de volumes, plus de nuances).

Et bin, devinez quoi, le travail de Tome (le scénariste) a fait tout pareil.

UN GROOM DANS LA JUNGLE, ÇA FAIT CON.


Le problème de Tome, ça a été de se demander ce qu'un personnage de bande dessinée des années 50 (années 50 pour le récit (avec aventures caracolantes et méchants en papier mâché) et années 50 pour le personnage en lui-même (un mec qui porte toujours son costume de groom, donc, comme d'autres portent des pantalons de golf immuables)), ce qu'un tel personnage pouvait bien foutre dans une bande dessinée des années 90.

C'ÉTAIT LE BON TEMPS MA BRAVE DAME...

Les années 50 pouvaient se permettre de faire vivre des aventures naïves à des personnages fantasques. Il était très naturel d'inventer un gaz à base de champignon qui fait fondre les chars ou d'envoyer dans la Lune un reporter sous-entraîné et un caractériel alcoolique notoire.


Insouciance et imagination étaient les deux mamelles de la création.

MAIS LES ANNÉES 80 ONT CHANGÉ DE BRAQUET.

D'abord parce que le monde a changé. Finie la guerre froide, finis les empires coloniaux, bonjour la crise et le monde compliqué, à base d'Afghanistan chelou, de guerre Iran-Irak, d'États-Unis au Vietnam, tout ça. Un auteur des années 80 a moins l'impression de pouvoir se réfugier dans une bulle insouciante que son collègue des années 50. Ou il a moins l'impression qu'il pourra construire une bulle autour de son lecteur, pour lequel le monde réel est soudain plus présent.


Ensuite parce que le lectorat a changé. Dans les années 70, il s'est élargi aux (jeunes ou moins jeunes) adultes. Et le jeune ou moins jeune adulte est moins naïf. Il sait que la Palombie n'existe pas et que le marsupilami c'est de la connerie. Pour lui faire croire à une aventure, il va lui falloir un contexte plus solide. Plus réel.


Tout en gardant le côté rigolo et aventure, hein, sinon, ce sont les jeunes lecteurs qu'on va laisser sur le carreau, et on aura rien gagné.


C'est sur la recette de ce difficile cocktail que va se torturer Tome durant tout son travail pour Spirou et Fantasio.

SI ON PREND L'EXEMPLE DE SPIROU ET FANTASIO À NEW YORK.

Et bin, déjà, il y a New York.

C'est pas la Palombie, c'est pas le Bretzelburg, c'est pas le Çatung (le pays situé à côté de la Birmanie dans lequel Jean-Claude Fournier fait vivre les aventures de Kodo le tyran à nos personnages préférés). (Notons que Fournier a déjà entamé le travail de modernisation de Spirou et Fantasio en utilisant la tactique dite du pays-juste-en-face : on va pas dire que l'action se passe en Birmanie, nonononon ; elle se passe dans le pays-juste-en-face, qui lui ressemble, hein, mais c'est pas lui.) (Fournier sera quand même le premier (je crois) à faire voyager Spirou et Fantasio dans un vrai pays étranger : le Sénégal, dans les aventures du gri-gri du Niokolo-koba (le Niokolo-koba est un parc national sénégalais tout ce qu'il y a de réel).) (Ne dites pas que ce blog n'est pas culturel nom d'un petit bonhomme.)


(Les aventures de Spirou et Fantasio vont se rapprocher de ce réalisme dès le début en allant se balader en Australie (un vrai pays) ou, au cours des aventures de L'horloger de la comète, dans une Amérique du sud durant la Renaissance un peu moins sexy que d'habitude, avec ses colonisateurs espagnols (pas de gentils aventuriers blancs), et ses indiens résistants (pas de gentils con-cons serviles qui portent des caisses).


OUI, ENFIN, BON, ON S'ÉLOIGNE : NEW YORK.

Ils nous mettent même une carte, pour prouver que c'est pas du chiqué.

Faut bien voir que New York ne vient pas toute seule. New York vient parce que :

  • Des mafiosos américains à la tête de Marlon Brando dans Le Parrain cherchent un homme chanceux (vu que, eux, ils ont particulièrement pas de bol en ce moment). 


  • Spirou et Fantasio sont des personnages spécialement chanceux, sinon, comment auraient-ils fait pour survivre à toutes leurs aventures sans même dépenser un gramme de sueur ? 


  • Spirou et Fantasio sont dans la dèche avec aucun travail de journalisme à même de renflouer les caisses à l'horizon.


Avec ces quatre éléments (décor réaliste / dans lequel des aventures comiques parodiques / vont mettre en scène les qualités héroïques et référentielles (chance extraordinaire, courage sans nom, résistance hors du commun au charme du beau sexe) / de nos personnages ayant des contraintes réelles) on tient la recette mise au point petit à petit par Tome.

REPRENONS.

DANS LA FROUSSE AUX TROUSSES.

  • Décor réaliste.
On se trouve avec un simili Népal, à base de Yéti (comme dans Tintin), de chörten (comme dans Tintin), et de dictature militaire chinoise (pas comme dans Tintin). Un joli pays-juste-en-face.


  • Aventure parodique.
De riches touristes aux caractères contrastés qui cherchent à avoir peur, pour leur faire passer un hoquet tenace.


  • Qualités héroïques et référentielles.

Spirou et Fantasio sont des reporters qui n'ont peur de rien. C'est comme ça qu'ils arrivent à vivre leurs aventures sans péter une crise cardiaque à chaque page.


  • De nos personnages aux contraintes réelles.

C'est bien beau les aventures, mais il faut les financer. Partir de l'autre côté de la planète, ça n'est pas gratuit. Du coup, Spirou et Fantasio acceptent de se trimbaler les fameux riches touristes qui cherchent à avoir peur parce que ceux-ci leur payent le voyage.

JE VOIS QUE VOUS AVEZ PIGÉ LE SYSTÈME.

Hé bin Tome aussi. Et pour sortir de ce système, pour ne pas se répéter à chaque histoire, pour essayer de faire mieux à chaque fois, il va être, à un moment donné, obligé de pousser le bouchon un peu plus loin à chaque nouvelle aventure. Aller raconter des trucs qui n'ont jamais été racontés. Des tabous (à prononcer comme si on était un fantôme : tabooouuuuuuuu). (Alors attention, hein, ne nous emballons pas, des tabous pour le journal de Spirou de l'époque, hein, on va pas faire du Crépax tout de suite non plus.)

DANS VITO LA DÉVEINE.

  • Décor réaliste.
Pas de soucis, c'est Tahiti.


  • Aventure parodique.
Voici le retour de Vito-de-new-York, qui a toujours des problèmes de malchance. Ce qui permet de lui envoyer des tas de trucs dans la gueule et c'est rigolo.






  • Qualités héroïques et référentielles.

Spirou, c'est l'aventurier. Fantasio, c'est le rigolo de service. C'est comme ça que ça a été codé dans la bande dessinée depuis longtemps. Le héros et l'ami rigolo. Sauf que ces caractères de papier, un peu stéréotypés, peuvent avoir une véritable influence sur la vie de nos héros. Est-ce qu'on y pense, hein ?  À la vraie vie de Fantasio quand il ne court pas l'aventure dans un pays lointain. Quand il cherche à être apprécié par une fille par exemple ?


  • De nos personnages aux contraintes réelles.

La contrainte réelle est un peu différente de d'habitude. D'habitude, c'est le pognon qui manque. Aujourd'hui, c'est le moral.

Les auteurs s'attaquent à un petit interdit des bandes dessinées pour enfants : les héros se doivent d'être toujours positifs et rayonnants. Dépression, connais pas.

ATTENTION SPOILERS SUR VITO LA DÉVEINE. LISEZ PAS SI CONNAISSEZ PAS.

Et bin pour le coup, si ! Le héros est triste. Le héros est fatigué. Le héros dort toute la journée. Le héros ne fait rien d'héroïque. Le héros est empêché. (Spirou est empêché d'être héroïque par un Vito qui le cloue au lit ; Fantasio est empêché d'être rigolo par une dépression qui lui colle le moral dans les chaussettes.)



Au final Vito la déveine est l'histoire de Spirou et Fantasio qui ne vivent pas une aventure. L'un parce qu'il n'en a plus les moyens moraux, l'autre parce qu'ils n'en a plus les moyens physiques.

Ils flottent tous les deux dans un no-man's-land qui leurs font faire de actions répétitives ou veines.


Et ce sont les héros malgré tout, dépouillés, épurés.

Pas parce qu'ils sont aventuriers ou rigolos. Mais parce qu'ils ont des motivations nobles (sauver un naufragé / aider un type dans la dèche), et qu'ils sont les seuls à s'entraider dans un monde ou tous se tapent dessus.



Pour parler technique de scénario : ils deviennent en creux des protagonistes, parce qu'ils sont les seuls à ne pas être des antagonistes (à qui ou à quoi que ce soit). Ils essayent toujours d'aider. Ils essayent toujours de faire le bien.


Bon, ils sont gentils, mais ils sont un peu con-cons, aussi...

Et ils essayent de le faire ensemble.

Fantasio devient un antagoniste dans la vallée des bannis.


Mais pas Spirou. Ce qui le définit comme héros.

AVENGERS ASSEMBLE !

Dans Vito la déveine, ils aident un pauvre type perdu sur une île, quand ils se rendent compte que c'est le mafioso qui a failli les tuer à New York, ils croient à ses bobards, et à la fin ils essayent encore de le sauver. Et durant tout ce temps, Spirou veille sur Fantasio avant que les rôles ne s'inversent.

Dans Le rayon noir (qui revisite Champignac de manière plus réaliste en mode « le bouseux peut aussi être raciste et c'est pas très joli-joli »), ils sont les seuls à ne pas péter les plombs, à essayer de remettre tous le monde la tête à l'endroit et à se faire confiance l'un l'autre (alors que les transformations des autres personnages remettent toujours en cause les relations sociales qu'ils ont avec les autres membres du village)).



Contraste saisissant des comportements. Prenez-en de la graine, les gars. C'est ça être un vrai héros.

Une belle grosse bande de pas-héros.

Dans Luna fatale (qui revisite le célibat proverbial des héros de bande dessinée belge des années 50, en faisant de cette caractéristique une sorte de super-pouvoir dont a besoin la mafia new-yorkaise (comme elle avait eu besoin avant cela de la chance impressionante de nos deux héros) et qui présente donc Spirou comme un indécrottable gentleman, simplement gentil, un peu timide, compréhenssif, et ne voulant jamais profiter de la situation. Et, cette fois-ci, c'est en établissant une relation de confiance avec la fameuse Luna qu'il s'en sort.


À CHAQUE FOIS.

Pour Tome, Janry, et Stuf, ce qui définit un héros est non pas le fait de vivre des aventures défiant la gravité et l'exotisme dans des pays inconnus et dictatoriaux, mais sa capacité à s'entendre et à aider les autres. Pas plus compliqué.


Une capacité rendue toujours plus évidente dans un monde devenu, au fil des aventures, plus réel, moins fantasque, mais plus menacant.

PLUS RÉEL ET PLUS MENACANT ? ON VA PARLE DE MACHINE QUI RÊVE ALORS ? ON EN PARLE PAS DE MACHINE QUI RÊVE ? ILS SONT PAS ALLÉS UN PEU LOIN AVEC MACHINE QUI RÊVE ?

Mouais. Ils ont simplement suivi le chemin qu'ils avaient tracés depuis longtemps. Renouveler, encore et toujours, leurs approches et leurs personnages.

Mais nous verrons tout cela la semaine prochaine.

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