Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


vendredi 5 juin 2015

La bande dessinée fait de l'autobiographie analytique.

Fabrice Neaud nous montre comment accroître l'impression de réel d'une bande dessinée.

Fabrice Neaud, Journal (1), ego comme x.

Dans le billet précédent, nous avions vu qu'un auteur qui fait de l'autobiographie en bande dessinée se pose les mêmes questions que David Pujadas quand il traite une information. (Je tiens à préciser quand même que c'est une blague, hein. On est d'accord que David Pujadas ne traite JAMAIS l'information.)

BREF. ON S'ÉGARE.

Faut-il raconter sa vie objectivement mais moins impliquer le lecteur mais donner une plus forte impression de vérité ?

Faut-il raconter sa vie subjectivement mais perdre en véracité mais gagner en pouvoir de suggestion ?

FACE À CE DILEMME, FABRICE NEAUD PENCHE PLUTÔT DU CÔTÉ DES « OBJECTIFS ».




Ce n'est pas sa faute, ce sont ses petits camarades qui l'y encouragent.

Et il va mettre en place tout une batterie d'outils pour servir l'objectivité de son propos, puis pour nuancer cette objectivité.

BON, ALORS, IL Y A PLEIN D'OUTILS QUE J'AI DÉJÀ ESSAYÉ D'EXPLIQUER DANS D'AUTRE BILLETS, DONC JE VAIS ESSAYER DE VOUS AL FAIRE CURTE (WALDHEIM).

1° POINT : LE DESSIN.

Il est presque réaliste le dessin. Et assez précis.

C'EST VRAI, MAIS POURQUOI C'EST INTÉRESSANT ?

Parce qu'il y a le contre-exemple de Tintin.

Tintin résume l'idée d'une personne à ses traits les plus distinctifs. 
C'est limite un smiley avec une houppette.

Les traits imprécis de Tintin font en sorte qu'il pourrait être n'importe qui. C'est un homme indéfini. (Limite, un Homme indéfini.) (Vous voyez la nuance ?) (Attention : défi maître Capello.) Du coup, s'il peut être n'importe qui, il peut très bien être nous. On peu très facilement s'identifier à lui. Et vivre ses aventures au travers de lui.

ET C'EST EXACTEMENT CE QUE NE VEUT PAS FAIRE FABRICE NEAUD.

A contrario, si un personnage est dessiné de manière réaliste, ces traits précis qui représentent une personne précise, une personne qu'on pourrait croiser dans la rue, une personne extérieure à nous même, une personne hétérogène, que l'on peut certes observer, mais que l'on ne peut « pas prendre pour nous ». (vous voyez le truc ou je dois encore reformuler la même périphrase ?) Bref : un dessin réaliste bloque l'identification du lecteur aux personnages.

Le même air ahuri que Tintin, mais pour un effet complètement différent.

Ça permet de ne pas impliquer le lecteur dans le récit. (On est impliqué dans le récit de Tintin, on vit l'aventure avec lui ; dans un récit de Fabrice Neaud, on est simplement spectateur d’événements qui arrivent à d'autres.) Un récit qui est alors perçu comme « un vrai truc qui est arrivé à d'autres que moi, dont je peux voir des bribes, comme si j'étais assis à la terrasse d'un café ou que je regardais mes voisins par la fenêtre ».

Ce regard extérieur crée une impression d'objectivité et de réel.

SPECTATEUR, LE MOT EST LÂCHÉ.

Le lecteur se transforme en scrutateur de la vie de l'auteur. Observant et observant encore les mêmes personnages et objets sous toutes les coutures.

Et, pour ce côté analyse, l'auteur et le lecteur sont dans le même bateau : l'auteur parce qu'il doit représenter et le lecteur parce qu'il doit analyser ces fameux objets sous toutes les coutures.

EN PLUS, LA BANDE DESSINÉE À UNE BOTTE SECRÈTE : LA RÉPÉTITION.

De case en case, on peut représenter la même chose, avec d'infimes variations, qui seront comme autant de nouveau détails révélés.


Si dans cette page on regarde pas l'objet d'étude sous toutes les coutures, je sais pas ce qu'il vous faut.

COMME DES CUBES, MAIS À PLAT.

En fait, ici, la bande dessinée permet de faire du cubisme (c'est à dire représenter un objet sous différents angles, mais dans la même œuvre).

De face et de profil à la fois.

Chaque case représente le même personnage, mais sous un angle légèrement différent, légèrement nuancé, légèrement complexifié. Exactement comme si on avait ce fameux objet d'étude entre les mains et qu'on le retournait dans tous les sens, qu'on l'observait à la loupe.

Le portrait complet, au final, c'est l'assemblage de toutes les cases du bouquin.

APRÈS LE DESSIN, LES CASES.

La répétition permet non seulement d'apporter des nuances dans la représentation, mais également de tricher et d'insuffler un brin de subjectivité dans tout le bazar.


La variation des positions des jambes permet de comprendre les sentiments du personnage 
quand il drague / exerce ses fins talents de stratèges.


La répétition du visage qui disparaît de plus en plus permet de représenter le sentiment d'abandon.

La répétition du personnage de Fabrice Neaud dans la même position sur quatre cases permet de rendre compte de l'impact de cet abandon. (Ici, c'est l'absence de variation qui génère ce sentiment.) 

(Quand Fabrice Neaud dessine le fameux Stéphane, il le fait en apportant à chaque case une nuance différente ; quand il arrête de le dessiner, il le fait en se représentant lui-même toujours dans la même position.) (Voyez la feinteuse opposition de style ?)

ON VOIT D'AILLEURS CE QUI EST LA PASSION DE FABRICE NEAUD : SCRUTER LES VISAGES POUR REPRÉSENTER LES SITUATIONS.

Ce scrutement des visages permet de faire ressentir sensitivement quels sont les sentiments de Fabrice Neaud au moment où la scène se joue.

PAR EXEMPLE : IL EN A RIEN À FOUTRE.

Quand Fabrice Neaud rencontre le fameux Stéphane, il n'est encore pour lui personne de particulier. Il n'est pas encore intéressant. Il n'est pas encore observé. il n'a pas encore de visage.

PAR EXEMPLE : IL EN A RIEN À FOUTRE, MAIS LES PERSONNAGES REPRÉSENTÉS L'AIDENT À Y VOIR CLAIR.

Dans ce cas, les visages sont représentés de manière schématiques.

Parce que les personnages existent, ok, ils sont utiles à Fabrice Neaud pour analyser ses sentiments, d'accord ; mais ils ne l'intéressent pas plus que ça pour ce qui est d'une relation amicale ou amoureuse ; du coup, ils ne sont pas détaillés sous toutes les coutures) (les seules personnes que représente Fabrice Neaud sont des amis ou des (potentiels) amants ; le reste du temps, il représente des paysages ou des visages flous).

Les personnages qui ne sont pas dans la description des faits, mais qui sont simplement utilisés pour analyser la situation, pour accompagner la pensée de l'auteur (bref, les personnages dont on se fout), on des visages très synthétisés ou pas de visage du tout.

PAR EXEMPLE : IL EN A QUELQUE CHOSE À FOUTRE.

Dans ce cas là, il retourne au système du portrait cubiste-sous-toutes-les-coutures qui met en scène son regard, son attention, son intérêt qui se porte précisément sur tel sujet qu'il détaille au plus près.

Je vois qu'on fait dans l'allusion pas fine du tout pour draguer !

PAR EXEMPLE : IL EN A QUELQUE CHOSE À FOUTRE, ET EN PLUS IL VEUT ÊTRE SÛR QU'ON COMPRENNE CLAIREMENT.

Dans ce cas là, il utilise en même temps les moyens de la bande dessinée en faisant des cases de rupture, qui n'ont rien à voir avec la choucroute, mais dont la juxtaposition avec les autres en enrichisse le sens (et le clarifie).

Crac : sentiments ! Crac : rupture !
(Le portrait de Fabrice Neaud reste réaliste et imperturbable et froid et objectif ; 
toute l'interprétation sentimentale vient des trois cases intercalées au milieu.)

(Et, là, sur cet exemple précis, on est en plein effet K, ou effet B, ou science de l'art de la bande dessinée, comme j'avais essayé de l'expliquer dans un billet précédent. Une image fixe, réaliste, limite froide, et qui se répète, est intercalée avec une autre qui permet de forcer, de cadrer l'interprétation du lecteur, pour qu'il n'aille pas n'importe où.)

ET C'EST EN FAIT BIEN RÉSUMER SA MÉTHODE QUE DE DIRE ÇA.

Fabrice Neaud part d'une base de dessin réaliste, pour donner une impression d'objectivité au lecteur.

Puis il vrille ce principe par tous les moyens possibles (le texte, les cases, leurs interactions, et même le parasitage de certains dessins) pour que tout ce qui est représenté dans le bouquin le soit finalement de manière subjective, suivant son point de vue (si un personnage l'intéresse, on lui met un visage, s'il l'intéresse beaucoup, on détaille son visage de nombreuses fois).

On a l'impression de voir ainsi à travers son regard et d'assister à la reproduction de tous les sentiments, toutes les pensées, idées qui traversent l'auteur au moment de vivre les événements représentés.

Un portrait sentimental, au travers de ce qu'a vu, voit ou ne voit plus l'auteur.


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