Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


jeudi 4 septembre 2014

La bande dessinée nous reparle des couleurs, en se la jouant musicale.

Mike Mignola et Dave Stewart nous montrent comment ils utilisent les couleurs dans leurs bandes dessinées : de manière contrastée.


Mike Mignola & Dave Stewart, Hellboy en enfer - tome 1 - Secrets de famille, Dark Horse Comics et Delcourt.

DES CONTRASTES PLEIN LES DENTS.

Micky Mike est un obsédé du contraste.

OUI D'ACCORD MAIS POURQUOI ?

Parce qu'il est un obsédé de la bande dessinée, et que, la bande dessinée étant l'association de deux images, il fait souvent en sorte que ces deux images soient en rupture, pour créer des décalages dans l'esprit du lecteur, construire des ambiances biscornues, des situations (ou des réactions à des situations) inattendues, et renforcer ses effets artistiques.

OUI D'ACCORD MAIS COMMENT ?

Hé bien tous les moyens sont bons.

      • Il y a des contrastes de couleurs inter-cases.
Noir sur noir, y en a marre. Rouge sur rouge, rien ne bouge.

      • Il y a des contrastes de couleurs intra-case.
Les contrastes rouges / noirs des deux premières cases sont synthétisés dans la troisième rouge et noire.

(Dans l'extrait ci-dessus, le bébé de la deuxième case voit son bras tomber en-dessous dans la troisième case. 
La conséquences des cases rouge et noire et bien la case rouge et noire.)

(Bref, Micky Mike se la donne un peu.)

      • Il y a des contrastes de « fonction narrative » (on va dire ça comme ça, hein) inter-case.

La case centrale à une fonction narrative (le sort du bras du bébé démon).

Les cases extérieures ont une fonction dans la composition de la page et dans l'ambiance du récit,
mais n'apportent rien de bien précis narrativement (ça raconte rien).

Les pitits bonzommes et les grosses fumées des cases extérieures organisent les lignes qui segmentent l'image centrale 
et mettent en valeur ses différents éléments (main, main coupée, épée, streum).

Au final, les cases extérieures contiennent des spectateurs de l'action qui, justement, mettent en spectacle la case centrale. 

Différence de fonction, donc...

(De plus, comme ils ne font rien et regardent un spectacle, nous aurons, nous lecteur, la même tendance à contempler ce spectacle : le rythme du récit se ralentit durant notre temps de contemplation d'une image si bien composée (comme on contemplerait un tableau bien composé).)

      • Il y a des contrastes de « fonction narrative » intra-case.

Autant le mec chelou en jaune fait quelque chose, autant l'épée est juste là pour faire joli.
(Et pour séparer l'ancien et le nouveau bras de Helleboy, certes, mais il s'agit là encore de composition plus que de narration.)

      • Il y a des contrastes entre différents niveaux de récits.

Les souvenirs en couleurs vives et le temps présent en couleurs ternes.

      • Il y a des contrastes entre les situations et les réactions des personnages à ces situations.

Ha bin oui ! Ça a l'air d'être la fête à la fête, ici ! Faisons péter le champomy pour l'occasion !

      • Il y a des contrastes entre différents niveaux figuratifs ou d'abstraction.

Niveau totalement abstrait : la case noire.
Niveau non-figuratif : la case avec seulement du texte.
Niveau figuratif stricte : le bras sur fond blanc, sans aucun décor ni contextualisation.
Niveau figuratif et expressionniste : les cases sur fond rouge aussi beau que du Matisse.

Henri Matisse, La desserte : harmonie en rouge.

La dernière case, elle, synthétise l'ensemble des aspects développés sur les deux bandes.


BON BIN, ÇA VA, ON A COMPRIS. Y A DES CONTRASTES. ON VA PAS Y PASSER 107 ANS.

Mais il n'y a pas que ça.

AH BON ?

Dans l'extrait précédent, chaque rupture d'une case à l'autre (et y 'en a des tas) est organisée par une rupture dans la colorisation.

CERTES.

Ces ruptures accolent des éléments très différents et permettent de constituer un cocktail d'images et de situations qui font chboum dans l'esprit du lecteur.

Seulement, parfois, Micky Mike aime un peu trop la rupture. Et il fait des ruptures un peu trop rompantes. Et il le sait. Il le sait que les gens vont plus rien comprendre. Et il culpabilise. Alors, à contrario des effets précédent, il essaye d'atténuer ces ruptures, de lier les cases entre elles. Et il le fait encore au moyen de la couleur.

PAR EXEMPLE.


Dans cette page, il y a un élément « abstrait » (enfin, presque). En tout cas, quelque chose de « non narratif ». Qui est posé là juste pour l'ambiance.

Les trois cases tendent de plus en plus vers l'abstraction.

La première case n'a rien à voir avec ce que fait Hellboy. (Il volette tranquillement et tout d'un coup Micky Mike nous met un plan sur la source du Léthé. Certes, c'est très gentil, mais ça n'a rien à foutre là.) (Narrativement s'entend, hein.)

La deuxième case est un gros plan sur l'eau s'écoulant de cette source est ça devient presque abstrait (il y a juste deux trois traits).

Brève XIV, ETC IV et levez le doigt, trois peintures de Jean Degottex avec juste quelques petits traits qui font de l'effet.

La troisième case, c'est carrément du foutage de gueule, osons le dire, et après les artistes se plaignent de pas être bien considérés, mais peindre des cases en tout noir, mon enfant de trois ans arrive à le faire, ressert moi donc un ptit jaune Roger.


Kasimir Malévitch, Carré noir sur fond blanc.

(On remarque que dans les deux cas, le noir n'est pas que noir. C'est une « matière » plus qu'un simple aplat.)

(On remarque également que, comme dans le premier extrait, on retrouve une notion de tableau, 
qui introduit une notion de contemplation et de ralentissement du récit.)

ET ALORS ?

Cet enchaînement de cases ne s'incluant pas dans le récit et allant vers l'abstraction pourrait paraître complètement neuneu si ce n'était les couleurs (et la démarche globale en moult étapes de Mignola).

PREMIÈRE ÉTAPE.

Micky Mike ne fait rien et laisse son coloriste, Dave Stewart, se démerder. Pas con.

DEUXIÈME ÉTAPE.

Dave Stewart lie les trois-cases-qui-ont-rien-à-voir-avec-la-choucroute. Comment ? En nous refaisant le coup de Big ManSi on additionne deux des couleurs, ça nous donne la troisième.

Bon, c'est pas hyper-hyper crédible sur ce coup, à cause de toutes les nuances, mais ça marche quand même, grosso modo. 
Commencez pas à chipoter. Faut avoir l'esprit ouvert, aussi !

TROISIÈME ÉTAPE.

Maintenant que les trois-cases-qui-ont-rien-à-voir-avec-la-choucroute sont liées entre elles, il faut les lier au reste de la page. C'est encore plus facile. Toujours une question de couleurs.

Le haut est dans les dominantes violettes (et noires).
Une autre partie est colorisée en presque-gris (et noir).
La troisième en vert-de-gris (et noir).

Cette colorisation de la planche est aussi très utile pour dégager des blocs et organiser le sens de lecture. Au final, le regard fait une boucle dans la page, avant de retomber sur le « Et on va où maintenant ? » qui appelle la page suivante.

Ah c'est bien fait !

D'un côté, Mignola joue les contrastes entre différents styles d'images, de l'autre, Stewart emballe le tout pour que cela ne fasse plus « collage de trucs bizarroïdes et divers » mais qu'une réelle unité de ton se dégage de la page.

Du coup, l'étrangeté des trois-cases-qui-ont-rien-à-voir-avec-la-choucroute diffuse dans le récit, sans l’interrompre, en se coulant dans celui-ci.

De plus, le fait qu'elles ne s'incluent pas dans la narration (aucun rôle dans l'histoire) et tendent picturalement vers l'abstraction (de moins en moins de signification figurative, de plus en plus de « ressenti artistique ») crée une suspension dans le récit (ça fait bien partie de la page, mais ça ne fait pas avancer le schmilblick) (on passe du temps à regarder ces cases, mais du temps qui ne « sert à rien », comme quand on regarde un paysage sur le bord de l'aire d'autoroute alors qu'on a encore 250 bornes à faire et qu'on n'a pas passé le tunnel de Fourvière) (c'est une suspension, quoi) (une pause) (vous voyez ce que je veux dire, ou bien ?).

C'est fort.

VOILÀ, C'EST EXACTEMENT ÇA.

Bon, ok, oui oui oui oui oui. Euh... Et rappelle-moi pourquoi on parle de tout ça ?

PARCE QUE C'EST CE QUI FAIT LE PETIT PLUS DE LA TEAM MIGNOLA-STEWART.

Que les couleurs accompagnent les ruptures, les mettent en valeur et participent du court-circuit artistique entre différents éléments (comme dans le premier extrait), ou que celles-ci tendent à amenuiser l'impact de ces ruptures pour conserver une unité au récit (comme dans le deuxième extrait), le but reste le même : mettre côte à côte des images pas forcément complémentaires mais qui, lorsqu'elles se combinent par la force de la mise en page et de la mise en couleur, créent une ambiance particulière, inattendue, et donnent au récit une couleur unique (je fais des jeux de mots faciles et horribles à la fois) (je suis un peu le Laurent Ruquier de la bande dessinée, en fait).

MAIS CE N'EST PAS FINI !

Ces ajouts de cases-qui-ont-rien-à-voir-avec-la-choucroute ne servent pas simplement à créer un univers mais également un rythme. Mignola se permet de suspendre le récit plus ou moins longtemps (en fonction du nombre et de la grandeur de ces cases-qui-ont-rien-à-voir-avec-la-choucroute), de gérer le temps d'attente, de contemplation, du lecteur ; pour qu'arrive la bonne rupture au bon moment.

Il n'installe pas une ambiance à la va comme je te pousse. Il l'installe le temps qu'il faut pour qu'on s'y habitue, et que la rupture soit optimum.

TOUT ÇA EST UNE QUESTION DE TEMPO.



Dans la première des pages ci-dessus, Hellboy est placé au centre de la page, spectateur d'un monde moyen jouasse (si on veut mon avis). Le temps passe, le gouttes d'eau tombent. On se fait chier. Et puis, tout d'un coup, apparaissent les oiseaux blancs, venant complètement à l'opposé de la précédente ambiance et offrant une respiration à Hellboy. Qui peut alors se permettre d'allumer une sèche, à la cool.

Toute cette scène fonctionne à cause de son timing, défini par son unité de couleur, puis par la rupture à cette même unité. Comme une montée de harpe après un solo de basson.

Vous l'entendez, la montée de harpe ?

Chez Mignola et Stewart, une bonne couleur est une couleur qui a le rythme dans la peau.

Ouaip.

2 commentaires:

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