Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


jeudi 24 juillet 2014

La bande dessinée nous reparle des couleurs, quand il y en a moins.

Morris nous a déjà montré comment il arrivait à faire beaucoup avec peu. Ce n'était pas assez rigolo. Son éditeur l'a aidé à nous montrer comment il arrive à faire tremendously beaucoup avec quasiment rien.




René Goscinny et Morris, Les rivaux de Painful Gulch, Spirou n° 1186-1207, Dupuis.


La semaine dernière, j'ai essayé de montrer se qu'il se passé quand on rognait sur les prix d'impression de son magazine :

  • Utilisation de papier pourri.
C'est tout bavou.

  • Colorisation et impression à l'arrache.
C'est tout dépassou.

  • Règlement des couleurs tout cochonné.
C'est tout merdou.

ALORS, CERTES, TOUTES CES CONTRAINTES NE SONT PAS PIQUÉES DES HANNETONS.

Mais une fois qu'on a imprimé ses couleurs comme un chien sur un papier tout moisi, comment peut-on encore rogner sur les marges et économiser un peu d'argent ? (Non, pas en ne payant plus les auteurs, ça, c'est la solution de maintenant.)

Allégorie d'un éditeur demandant de l'aide face à la crise.

On peut encore ne carrément plus mettre de couleurs dans le dessin en couleur.

HÉ OUAIS, PAS CON.

Juste deux couleurs peuvent suffire (et on se la pète en disant que c'est de la bichromie) (ou plutôt de la bichro). Ou même parfois une seule (et alors c'est du niveau de gris). On peut ainsi imprimer son journal avec des machines moins grosses, moins coûteuses, plus rapides à utiliser.

Dans chaque magazine Spirou des années soixante, on se retrouvait comme ça avec plusieurs pages en niveaux de gris et plusieurs pages en bichromie gris et rouge / rose / magenta. Pourquoi rose ? Je n'en sais fichtre rien, mais c'est peut être lié aux méthodes de tramage magenta sur négatif. (On me murmure dans l'oreillette que c'est peut être simplement parce qu'entre le bleu, le jaune, et le rose, le rose était encore le moins illisible des trois.)

« C'est con, j'avais une meilleure explication... »
(Faut avoir vu Reservoir dogs pour piger la vanne homophobe.)

Un récit (comme Lucky Luke) pouvait être en couleur une semaine, en gris la semaine suivante, en rose la semaine d'après, puis revenir en couleur. A titre d'exemple, la page détaillée plus tôt a été publiée dans Spirou (et pas dans Mickey) (gag) (faut suivre, les gars) (le monde de l'humour avance, et il va avancer sans vous si vous ne vous mettez pas à la page des calembours qui piquent) la page détaillée plus tôt a été publiée dans Spirou avec cette gueule :

Papier merdique, colorisation à la va comme je te pousse, impression à la truelle, limitation des couleurs...
De la bien belle ouvrage, ma foi !


Avec différents niveaux de gris.

Différents niveaux de rouge.

 
Et des combinaisons de gris et de rouges.

Stratégie mise en place par les auteurs pour contrer les effets pervers de la réduction (parfois, sans prévenir, comme ça, paf) du nombre de couleurs disponibles :

Les dessinateurs qui sont tous des génies prêts à mettre cul par dessus tête les conventions Morris, tout seul comme un grand, a commencé à réfléchir à une répartition des couleurs qui pourrait avoir un tout aussi bon impact en niveaux de gris qu'en quadrichromie, en jouant notamment sur les contrastes entre masses de couleurs sombres et masses de couleurs claires, détermination d'un sujet dans un décor grâce à une seule et même couleur, contraste entre le décor et les personnages, antagonisme des personnages se reflétant dans la colorisation, etc...

 Quand la masse des prisonniers sont passifs et rouges de honte...

Et quand ces mêmes prisonniers sont relâchés (donc actifs) et que l'un parle (donc se différencie)...

Des contrastes simples pour faire ressortir les personnages par rapport au décor.

Une seule couleur pour une seule ambiance (Jolly et Lucky sont sur la même longueur d'onde).
On utilise simplement une trame noire pour séparer les éléments actifs (Lucky et Jolly) du décor bête et méchant.

Et c'est comme ça qu'à réfléchir à la couleur de cette manière :


On en vient à coloriser de cette manière :


(Il est bien entendu que je suis en train de vous faire du roman, hein... Morris n'a pas observé profondément des dégradés de roses pendant des heures avant d'avoir une illumination subite et de sortir de son bain pour crier, tout nu, dans la rue : « J'ai trouvé comment utiliser les couleurs ! J'ai trouvé comment utiliser les couleurs ! ». Ça a été une démarche progressive...)

(Seulement, voilà, de multiples contraintes industrielles ont fait émerger des réflexions et des expérimentations artistiques menant à l'accroissement des différentes qualités de Lucky Luke. Accroissement des qualités bande-dessinesques et accroissement des qualités purement plastiques.) (Aspects que je vais essayer de détailler plus bas et qui nous amènent à la fameuse planche des rivaux de Painful Gulch dites du « putain mais comment que ça claque ».)



Certes, ça claque, mais pas que.
C'est aussi très utile graphiquement et narrativement.

FAIRE RESSORTIR LES PROTAGONISTES ET LEURS ACTIONS (ASPECTS BANDE-DESSINESQUES).

Le « tout rouge » est là parce que c'est la panique.



Quand l'ambiance change, les couleurs changent aussi.

Le « tout rouge » est là parce que c'est dû à un feu.

En fait, il faut surtout remarquer le mélange « noir + rouge » qui arrive dès que le feu prend.


Ce mélange permet d'accroître les contrastes de couleur rouge / noir / jaune... 


...En même temps qu'il donne l'impression d'un horizon bouché (noir), d'une vraie catastrophe, d'un vrai tournant dans l'intrigue, différent des innombrables accrochages sans importance entre les deux familles qui ont précédé.


Le « tout rouge », enfin, est là parce que les deux familles sont placées sur le même plan et sont indifférenciées.

Les deux familles sont toutes de rouge vêtues : elles se trouvent dans le même bateau.

Fort logiquement, elles vont se trouver obligées de s'entraider.

Une idée qui se retrouve au moment de la grande réconciliation.
Le feu est éteint, donc pas de rouge pour englober tout le monde, mais des silhouettes 
grâce auxquelles tous les personnages sont placés sur le même plan de manière (presque) indifférenciée.

FAIRE RESSORTIR LES FORMES ET LES COULEURS (ASPECT PLASTIQUE).

Utiliser de grands aplats et des contrastes de couleurs franches amène l'auteur à faire de l'art contemporain sans trop y penser.

Pas du tout comme Roy Lichtenstein, cette grande baltringue.

Roy Lichtenstein utilise superficiellement une certaine forme (la bande dessinée) pour tenir un discours de fond sur une certaine superficialité (les sentiments pré-mâchés de la société moderne). 

Morris fait quasiment exactement le contraire en réfléchissant profondément à une forme vue comme superficielle (la bande dessinée d'humour jeunesse) pour en tirer des effets artistiques puissants (ici, pas de discours, mais des effets plastiques).

Bon. Alors... Vous en pensez ce que vous voulez, hein. Mais je trouve la démarche de Morris un peu plus finaude.

Une démarche qui réfléchit sur les alliances de couleurs (Rothko et Morris).

 

 

 

A l'inverse des alliances, cette démarche peut également jouer sur les contrastes.

Contraste entre couleur et noir, par exemple (Magritte et Morris).

 

 

Ou contrastes entre les différentes couleurs.


Les passages du jour à la nuit et de la quiétude à l'incendie sont basés sur la non-complémentarité des trois couleurs primaires.
 (Des changements marqués de situations sont montrés par des changements marqués de couleurs.) 
(Les aspects plastique et narratif se rejoignent.)

Ces contrastes font ensuite ressortir les formes.


Et voilà-t'y-pas qu'il faut réfléchir sur les formes, les représentations, les schématisations, les épures... 
Halàlà, c'est un travail, hein (Picasso et Morris) !


Enfin, sans surprise, travailler sur les formes ET les couleurs complémentaires amène à travailler sur les formes complémentaires (CQFD, j'ai envie de dire).

Vous connaissez le truc de la vague de Hokusai ?

Le truc, c'est que la vague et l'espace vide laissé par la vague, c'est la même forme. (Cherchez pas, c'est zen.)

N'empêche que, chez Morris, c'est pareil. Le feu et l'anti-feu sont une seule et même chose.

 



Contrastes des couleurs et complémentarité des formes, donc...


(Je vous avais pas dit que Morris était un ascète ?)

(Hein ?)

BREF !

Les différentes contraintes de colorisation auxquelles a dû faire face Morris (et son intelligence) lui ont permis d'approfondir son art pour le rendre plus réfléchi, plus beau, plus percutant.

Merci qui ?

Merci la quadrichromie !

MAIS MORRIS EST-IL SEUL SUR L'AFFAIRE ?

Certes non. Beaucoup d'artistes doivent composer avec des contraintes économico-techniques pour exercer leur art. Ils peuvent aussi, s'ils sont malins, transcender ces contraintes et, comme Morris, rendre leur art plus profond.

QUI ALORS ?

Que pensez-vous de David Mazzucchelli ?

BIN POURQUOI PAS, C'EST COMME TU VEUX.

A la semaine prochaine, alors.

AH ? EUH... OK.

5 commentaires:

  1. Merci pour cette belle analyse ! Je relirai mes vieux Lucky Luke d'un autre oeil, à présent.

    Mazzuchelli ? Je frissonne rien que de penser à l'ambiance de film noir qui exsude de son "Batman: Year One", mais l'acidité des couleurs de son "Dardevil: Born Again" me laisse un peu perplexe... Cela dit, ce sont deux oeuvres magistrales, de la glorieuse époque où Frank Miller avait encore toutes ses billes...

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    1. Ha mince... Je vais vous décevoir, j'avais prévu d'analyser les couleurs de "Big Man" (beaucoup plus intello) (et en bichromie) (parce que je voulais parler de la bichromie) (c'est pas ma faute, c'est celle de la bichromie) (désolé).

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    2. Ah voilà ! Ce ne sera donc, ni Batman, ni Daredevil, mais Hulk, en fait ! ;)

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  2. Vous dites des choses très intéressantes, mais pourquoi ce ton désinvolte et moqueur ? Ca affaiblit votre propos.

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