Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


jeudi 6 mars 2014

La bande dessinée se fait un nom de scène.

Abel Lanzac, Christophe Blain et Clémence Sapin continuent sur leur lancée et nous montrent que, donner un nom bizarro-rigolo à un personnage est lourd de conséquences.


Abel Lanzac & Christophe Blain & Clémence Sapin, Quai d'Orsay, Dargaud.

Si un personnage qui reçoit un nom de famille réaliste s'inscrit dans un monde (relativement) réaliste, un personnage qui, lui, reçoit un nom fantaisiste, ou bizarre, ou simplement ridicule, va sans doute évoluer dans un univers beaucoup plus foufou.

Ces noms tout-sauf-réalistes peuvent prendre différentes formes. La seule chose qui compte est qu'il ne doivent absolument pas ressembler au nom de votre boucher.

IL Y A LES « FAUX NOMS QUI SONNENT COOL ».

Près de chez nous, on peut citer le cas de « Mike Steve Blueberry », qui aurait paru beaucoup moins sexy s'il s'était appelé « Mike Steve Shelton », « Mike Steve Fly », ou même « Mike Steve Donovan ». Le but de ce nom est de prendre quelques libertés avec la réalité, pour que le personnage fasse un gain +20 en charisme. Se la péter grave avec un nom classe, et espérer que cette classe rejaillisse sur le personnage.

Mike Steve LaClasseAméricaine.

La liberté que les auteurs prennent dans leurs récits (pour les rendre over-the-top) se reflète dans la liberté du nom qu'ils ont choisi (qui rend le personnage over-the-top) (et capable de survivre à 258 gunfights et poursuites contre 3659 indiens et chasseurs de prime, le tout sans la moindre goutte d'eau, en plein désert Navajo, alors que le président des Etats-Unis va être assassiné dans deux heures et à 6000 km de là).

On ne peut pas dire que ce qui menace les personnages soit l'usure d'un quotidien terne et sans éclat.

De fait, plus le récit quittera les rives du réalisme (ou plus le récit se moquera d'être réaliste ou non), plus les auteurs auront une gamme étendues de noms bizarro-rigolos dans lesquels piocher.

CE QUI NOUS AMÈNE AUX SUPER-HÉROS.

Le petit Stan Lee avait trouvé un truc imparable pour faire claquer ses noms : les allitérations. 

« Pepper Potts »«Reed Richard»« Sue Storm »« Bruce Banner »« Peter Parker »« Matt Murdock » (« Matt Michael Murdock », même), l'objectif de ces allitérations est simple : que le nom du personnage ait un impact fort, que l'on sente, dès que l'on fait connaissance avec lui, toute la détermination, et, pour tout dire, tout l'héroïsme de ce... euh... bin de ce héros.

Osez me dire que Pepper Potts n'est pas charismatique ! Et tout ça grâce à son nom, quand même ! C'est dingue ! 
Comment ça « Gwyneth Paltrow nue » ? Excusez moi, mais je vois pas le rapport.
(Bon, 'faut avoir vu un des films Iron Man pour comprendre la vanne sexiste...)

Comme « Blueberry », ces personnages évoluent dans un univers aux préoccupations réalistes (« Pepper Potts » est secrétaire, « Peter Parker » est étudiant), mais qui est juste un mini-chouilla plus intense (« Pepper Potts » est secrétaire d'un magnat de l'armement qui s'est fabriqué une armure robotisée dans une grotte, « Peter Parker » est étudiant dans un monde rempli d'araignées radioactives mutantes).

C'est pas facile-facile tous les jours, la vie de secrétaire... (Déjà, faut avoir une prise secteur qui marche...)

Comment ça : « Bin du coup ça devient plus du tout réaliste, ton truc » ?

Mais justement ! C'est prévu !

Parce que, si l'aspect plus ou moins réaliste de « Matt Murdock » (brillant avocat à la cour) se reflète dans son nom, quand il devient un héros aveugle vêtu d'un collant rouge, de deux petites cornes mignonnes et de bâtons pour taper sur les méchants, ce personnage ne change pas seulement d'univers, de paradigme et de look. Il change AUSSI de nom. Et devient « Daredevil » (allitération). La déréalisation du nom du personnage vaut pour la déréalisation de son univers.

Dualité, tout ça...

« Mike Steve Blueberry », lui, suit exactement le chemin inverse.

Quand il s'agit de l'humaniser, de le dés-iconiser (c'est la fête aux néologismes), les auteurs racontent sa vraie vie d'avant ses aventures, expliquent que « Blueberry » est un surnom, et lui donnent un nom de famille plus réaliste et plus tarte : « Donovan ». (Ce choix peut d'ailleurs être rapproché d'un mouvement plus vaste de la série qui, à partir de 1968, va avoir l'idée de faire vieillir son héros, le sexualiser, le rendre plus cracra et plus humain.)

La naissance d'un héros, c'est beau.

Ce genre de truc vaut tout aussi bien pour la littérature. Dans Les trois mousquetaires, par exemple, « Aramis » est le nom de guerre du « chevalier René D'Herblay », « Athos » est celui du « comte Olivier de la Fère ». (On apprend d'ailleurs ces noms dans la deuxième aventure des héros (Vingt ans après) (qui se passe vingt ans après) quand Dumas veut humaniser ses personnages à la manière de Charlier humanisant Blueberry.) 

Dans Les misérables« Jean Valjean » (allitération) change de pseudonyme à chaque fois qu'il change de statut social.

Une certaine idée de la classe, du panache, de l'héroïsme, des pantalons bouffant...

ENFIN, BON, VOUS VOYEZ LE TRUC, QUOI...

Ce concept de « nom signifiant » peut ensuite être généralisé à des personnages dont les aventures sont présentées d’emblée comme étant fantaisistes (plus fantaisistes que celles de cow-boys ou de mousquetaires, s'entend). Dans ce cas-là, pas la peine de contourner des problèmes de dualité monde-comme-chez-nous/monde-avec-des-collants-fluo. Les personnages peuvent porter directement un nom rigolo et/ou étrange.

CE QUI NOUS DONNE LES « FAUX NOMS, CERTES SIGNIFIANTS, MAIS FAUDRAIT PAS OUBLIER QU'ON EST QUAND MÊME LA POUR DÉCONNER ».

Dans le genre, on a droit à tout un tas de trucs plus rigolos les uns que les autres tels que : « Gaston Lagaffe », « Lucky Luke » (allitération), « Robert et Raymonde Bidochon » (là, ça ne veut rien dire, mais on sent bien, rien que phonétiquement, une ambiance assez éloignée de celle du café de flore), « Achille Talon », « le comte de Champignac », etc...

Plus intéressant est le cas de « Gil Jourdan », qui vit dans une bande dessinée d'aventure semi-réaliste (et a donc un nom semi-réaliste), mais dont l'ami et collègue vit dans une bande dessinée d'humour/action (c'est le costaud rigolard de la bande) et se nomme « Libellule » (un nom de costaud en référence à « Papillon », mais un nom rigolo), et dont le meilleur ennemi et néanmoins confrère évolue, lui, dans une bande dessinée d'humour parodique, se prend des râteaux dans la gueule, et se nomme tout légitimement « Crouton ».

Le rigolo qui se prend des trucs sur la tronche, le copain qui fait des vannes en débardeur, et le héros qui serre ses petits poings.
A chacun son rôle bien défini. A chacun son style de nom.

Au final, moins un personnage sera crédible (ou moins un personnage aura la fonction de renforcer la crédibilité du récit), plus son nom aura tendance à partir en cacahuète.

LA DERNIÈRE ÉTAPE ÉTANT QU'ON N'EN A PLUS RIEN A FAIRE DU SOUS-TEXTE DU NOM ET QU'IL EST SIMPLEMENT LA PARCE QU'IL EST NAWAK.

Comme le nom du « Spirou » (un personnage évoluant dans un univers plein de marsupilamis), ceux de « Sibylline » et « Taboum » (des animaux qui parlent, de mieux en mieux), ou encore toute la joyeuse bande d'« Astérix » (des gaulois qui gagnent la guerre, n'importe quoi)...

Dans ce cas, les noms ont un peu la même fonction que celui de « Tintin ».

« Sibylline », « Astérix », « Fantasio »  ne sont pas des noms neutres. Ils ont une signification (ce sont de (presque) vrais mots, quoi). Mais des mots peu connotés et dont le sens n'est relié que de fort loin avec le personnage qui le porte. En tout cas, beaucoup moins connotés que ceux de « Marion Duval », « Adèle Blanc-Sec », ou « Alexandre Taillard de Worms  ». 

En fait ce sont des noms qui signalent le côté comique ou/et léger de la bande dessinée. Rien d'autre. 

On sait que « Sibylline », avec un nom pareil, ne va pas vivre de grandes tragédies durant la guerre de 14.
Mais on n'en sait pas beaucoup plus. Tout ça reste sibyllin. (Gag.)

En s'appelant « Astérix », le personnage a beau vivre en Gaule sous l'occupation romaine, 
il abandonne toute velléité de réalisme socio-politiquo-historique.


Il a beau vivre en pleine Amérique du XIX° siècle, 
« Lucky Luke » aura plutôt tendance à se faire agresser par un chien crétin qu'autre chose.

L'irréalisme du nom signe l'irréalisme du récit, et son droit à la fantaisie.

C'EST VRAIMENT BAS DE PLAFOND CETTE LOGIQUE, NON ?

C'est vrai qu'on pourrait légitimement se dire : « Ohlàlà... Ils sont vraiment cons en bande dessinée, avec leurs noms idiots et régressifs. Et après, on essaye de nous faire croire que c'est pas pour les débiles, ou que c'est de l'art, ou je sais pas quoi. ».

OUI.

Mais non. 

Parce qu'on retrouve cette logique des noms liés à l'univers dans lequel évoluent les personnages dans tous les arts narratifsPrenons Flaubert par exemple. Le mec qui rigole pas. Le mec qui prend 10 ans pour écrire un roman et qui, en plus, ensuite, fait la gueule, parce qu'il trouve que ce n'est pas assez bien.

Hé bien les noms de ses personnages sont :

  • « Félicité ».
Héroïne d'un cœur simple. Un  simple prénom et un prénom simple pour un cœur simple.
  • « Bouvard et Pécuchet ».
Qui sonnent comme « Dupond et Dupont ».
  • « Frédéric Moreau » et « Madame Arnoux »
Héros de L'éducation sentimentale, un roman presque autobiographique, avec des noms assez doux, assez passe-partout, assez communs, des noms très « Marion Duval ».
  • « Salammbô » et son père « Hamilcar Barca », « Mathô » et son esclave « Spendius ».
Des noms qui sentent bon l'héroic-fantasy et les temps lointains. C'est normal, c'est un péplum.


DONC, BON, HEIN...

Ça marche à tous les coups. C'est un truc d'écrivain, certes. Ce n'est pas très glorieux, certes. C'est un peu juger tout un univers sur les seuls noms de trois personnages qui se courent après, certes. Mais ça marche à tous les coup.

En nommant un personnage, finalement, il s'agit pour les auteurs de connaitre le mieux possible leurs personnages, leur univers, et trouver le bon équilibre entre les différents éléments qu'ils veulent introduire dans leur récit, puis les faire se refléter dans les noms de leurs héros.

Des noms qui sont, à tous les coups, des notes d'intentions.

OUF. 

FINI.

7 commentaires:

  1. Excellentes ces deux planches copie l'une de l'autre de Lucky Luke et Blueberry (si c'est bien Blueberry...) !

    De quels albums sont-elles tirees ? Lequel est sorti le premier ?

    Quel etait l'objectif ?

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  2. C'est en fait une sorte d'exercice de style publié dans le journal pilote. Morris a redessiné une planche du Blueberry de Giraud avec son style. Giraud a reproduit une planche du Lucky Luke de Morris avec son style.

    Il s'agit du pilote n°631 et des récits initiaux "Blueberry - La mine de l'allemand perdu" et "Lucky Luke - Le Pied tendre". Du coup, en cherchant à vérifier si je ne disais pas trop de conneries, je suis tombé sur un truc qui explique et montre tout très bien : http://elouarnblade.blogspot.fr/2013/12/la-mine-du-pied-tendre.html)

    (J'ai appris récemment que si on était un true arty, il fallait dire que cet exercice démontrait la supériorité de Morris, parce que Morris avait réussi à intégré les contraintes de la planche d'origine et à les amener vers son style, ce que n'avait pas réussi Giraud.) (Ce qui n'est pas une remarque complètement fausse, mais qui prouve seulement que Giraud avait mangé trop lourd avant de faire sa planche et qu'il était moins inspiré, c'est tout.) (Comme Morris était un peu pingre, il avait juste pris une salade (sans sauce) au restaurant, et il avait donc l'esprit alerte au moment de dessiner sa planche.)

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  3. Comme je suis là, j'en profite pour remercier les gens qui m'ont aidé à la rédaction de ses posts : Simon, pour l'idée de base et les réflexions ; Elise et ses demandes d'explications ; et Jérôme, bien entendu, comme d'hab.

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  4. Quid de Ric Hochet ?

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  5. Ric = anglais avec de l'action cool (comme Ric Hunter, mais sans la côté nazi)...
    Hochet = frenchie rigolo.
    Ric Hochet = frenchie avec de l'action cool.

    Maintenant, c'est un blind test complet, vu que je n'ai jamais lu de Ric Hochet de ma vie... Donc je ne sais pas si ma vision de la BD via le nom du héros est juste ou fausse. C'est un bon test pour savoir si j'ai écrit n'importe quoi dans ces posts ou pas. Je sens que la réponse ne va pas être en ma faveur...

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  6. Pas si loin ! Même si "frenchie avec de l'action cool" correspondrait plus à Tif et Tondu. En fait je trouve que ça défini bien le dessin (une ligne claire quasi réaliste, des brushings, des voitures de sport et des courses-poursuites), mais le scénario s'il a son petit côté haletant et tout de même bien porté sur les énigmes. Ça serait peut-être contenu dans le jeu de mot ricochet...

    Maintenant, si on veut jouer... Martin Milan ?

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    1. Martin Milan, deux mots bien français, donc un franchouillard les pieds sur terre. Un nom un peu fantaisite, donc une série genre Spirou ou Tif et Tondu. Un prénom normal, donc des aventures un peu moins fofolle que pour Spirou (pas de champignon qui fait fondre les métaux)...

      Quel jeu passionant !

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