Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


vendredi 17 mai 2013

La bande dessinée, c’est du Flaubert.

Binet nous explique comment être un auteur invisible, caché dans les moindres recoins de son œuvre.

Binet, Haut de gamme – volume 1 – Bas de gamme, Dargaud.

Nous n’en avons toujours pas fini avec cette histoire d’auteur, et de sa place par rapport au lecteur… Pour nous aider, faisons appel aux grands anciens et voyons donc un peu ce que Gustave Flaubert dit dans sa correspondance à propos de tout ça :

« C'est un de mes principes, qu'il ne faut pas s'écrire. L'artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant […]. »

Binet applique donc cet espèce d’aphorisme et se cache sous la forme d’une abstraction : la musique.

Portrait de l’auteur, là, en haut.

Tout le livre tourne autour de la musique, du rapport des différents personnages à la musique, de la définition même de la musique. La passion de Binet pour la musique diffuse dans toutes les pages du livre. Il y est à la fois invisible (on ne voit pas Binet se balader dans ses pages) et tout-puissant (sa passion décide des sujets, des personnages, du rythme, etc.).

« L'auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans l'univers, présent partout, et visible nulle part. L'art étant une seconde nature, le créateur de cette nature-là doit agir par des procédés analogues : que l'on sente dans tous les atomes, à tous les aspects, une impassibilité cachée et infinie. »

Binet est parmi nous, alléluia.

Binet se trouve donc dans TOUS les sujets de la case (et de l’histoire) (et du livre). La musique ? Une des passions de l’auteur, assurément. Le dialogue ? Deux manières d’appréhender cette musique, qui existent bien-sûr « pour de vrai », que l’auteur a sûrement rencontrées, et qu’il met en scène. Les deux personnages ? On ne va pas dire qu’ils sont « inspirés de faits réels », mais bon, disons qu’ils synthétisent des caractères assez faciles à observer dans toutes les écoles de musique. Et puis le piano. Ou comme dit tonton Gustave :

« Il ne s’agit pas seulement de voir, il faut arranger et fondre ce que l’on a vu. La Réalité, selon moi, ne doit être qu’un tremplin. »

Est-ce que Binet prend parti ? Est-ce qu’il apparaît plus dans un personnage que dans un autre ? Pas spécialement. Les personnages exposent simplement deux opinions opposées sur cette musique (celle de Chopin).

Plus prosaïquement (parce qu’effectivement cet argument était un peu vaseux), Binet passe l’ensemble du bouquin à agonir Chopin tout en mettant en exergue d’y-celui un très joli « Pardon, Chopin… » qui rétablit un peu la vérité. 1 partout la balle au centre. Binet est bien cet auteur flaubertien qui ne donne pas réellement son opinion et aborde « une impassibilité cachée et infinie ».

Mince, Binet est Dieu.

Et puis bien sûr, Binet est partout dans son dessin, hein, pas la peine de le préciser mais bon je le fais quand même.

On touche là, vraiment VRAIMENT, à la plus grande force de la bande dessinée (selon moi). Flaubert veut se dissoudre dans son œuvre. Bon. Mais il galère comme un chacal. Bon. Parce qu’il est difficile pour un romancier de « disparaître », qu’on entend toujours « sa voix », qu’on a toujours l’impression qu’il nous parle, à nous, et de par ce fait, qu’il flotte au-dessus de nous. Bon.

Binet, lui, l’air de rien, a réussi à disparaître, à se dissoudre dans son œuvre, sans même forcer.

Cela ne veut pas dire qu’il renonce au style. Non. On sent indubitablement sa présence : le dessin est là pour qu’on ne confonde pas une bande dessinée de Reiser avec une bande dessinée de Hergé. On sait indubitablement qu’il y a un ou des auteurs, qui irriguent la moindre case, le moindre trait (« dans tous les atomes, à tous les aspects »), mais on ne l’identifie pas en tant que personne s’adressant directement à nous (« il ne faut pas s'écrire »). Il s’est en fait caché dans tous les aspects de l’univers que nous observons.

« Rappelons-nous toujours que l’impersonnalité est le signe de la force ; absorbons l’objectif et qu’il circule en nous, qu’il se reproduise au dehors sans qu’on puisse rien comprendre à cette chimie merveilleuse. Notre cœur ne doit être bon qu’à sentir celui des autres. Soyons des miroirs grossissants de la vérité externe. »

Grosso modo, en ne pensant pas à se mettre dans sa propre œuvre, l’auteur va y mettre tout ce qui lui passe sous la main, et donc il va fatalement y mettre du réel et du vrai.

Ces personnages font de l’art sans le savoir.

De fait, c’est bien ce que fait Binet. Il ne parle pas spécialement de lui. On ne connaît finalement pas son opinion sur Chopin. Mais sa passion de la musique, de la bande dessinée, des gens, arrivent à nous rendre « vrais » ces personnages. On croit à leurs oppositions. On croit en leurs dialogues. On se dit « bon bin d’accord, ils n’existent pas, mais ce genre de conversation pourrait très bien avoir lieu ». Binet, crée une impression de vérité. Il fait de l’art. Et justement :

« J’éclate de colères et d’indignations rentrées. Mais dans l’idéal que j’ai de l’Art, je crois qu’on ne doit rien montrer, des siennes, et que l’Artiste ne doit pas plus apparaître dans son œuvre que Dieu dans la nature. L’homme n’est rien, l’œuvre tout ! »

Ce qui, chez Binet, donne cette case :

L’auteur est pudique, il se cache.

Elle n’a l’air de rien, cette case, hein ? Et c’est bien pour ça qu’elle correspond parfaitement à ce que dit Flaubert.

En vrai, Binet a besoin de relancer son dialogue. Il n’est pas arrivé à la fin de sa page. Il ne peut pas dessiner sa chute. Alors il refait se disputer les deux personnages sur deux autres cases, avant de balancer la fin de l’histoire. En technique, on pourrait dire que c’est une « relance des enjeux narratifs par un renforcement des antagonismes ». Aha. Ça calme.

Deux cases qui jouent la montre avant le dernier strip et le gag final.

Mais nous ne percevons pas ces deux cases comme « une intervention de l’auteur pour ménager ses effets » (pour préparer la montée vers le gag final, pour soigner le rythme du récit), on n’entend pas du tout Binet nous dire « allez, c’est reparti, encore deux cases ». Cette accalmie / reprise est motivée factuellement par les personnages (qui sont chafouins) et par la musique même (qui se la joue grands sentiments et fait elle-même une pause). Et il ne nous vient pas du tout à l’idée que ces deux cases pourraient avoir une autre fonction. L’auteur s’est, en apparence, complètement effacé. La grande classe.

Machiavel encore plus machiavélique parce qu’il se cache.

Dans cette nouvelle case, par exemple, la pianiste a arrêté de jouer. Donc il n’y a plus de musique dans le haut de la case. C’est LOGIQUE. Rien ne choque le lecteur. Du coup, il y a un grand espace blanc. Cet espace blanc est motivé dans le récit par l’absence de musique. MAIS EN FAIT il est surtout motivé par Binet parce qu’une grande case vide donne l’impression que beaucoup de temps s’écoule dedans, qu’ainsi il modifie le rythme de sa bande dessinée, que sa chute paraîtra d’autant plus brusque, et que la dernière réplique claquera.

Là encore, l’auteur manipule le rythme du récit en se cachant derrière les élément même de ce récit.



Le rythme est différent, l’effet est différent, la narration est moins souple.
L’auteur intervient dans le rythme de la lecture déguisé en partition de musique.

Ce qui nous fait retomber sur une citation de Flaubert :

« La forme ne peut se produire sans l'idée et l'idée sans la forme. Je crois la forme et le fond deux subtilités, deux entités qui n'existent jamais l'une sans l'autre. »

Forcément, hein. Puisque l’auteur avance masqué, qu’il se cache, il faut bien qu’il se cache quelque part. Ce qu’il est, ce qu’il pense, ce qu’il fait, comment il compose, bref, ce qu’on appelle le fond, ne va plus s’afficher au grand jour, avec des flèches et des gros panneaux en néon qui clignotent « Je pense ceci », « Je dis cela ».

Tous ces éléments vont donc se cacher dans ce qu’on appelle un peu abusivement la forme. Et quelle forme plus pure que le dessin ?

Fond déguisé en dessin de professeur de piano blasé.

Qu’est-ce qui est en apparence plus superficielformel et qui ne trahit en fait que des choix fondamentaux qu’un dessin ? On pourrait reprendre toutes les citations de Flaubert et les appliquer directement au dessin de Binet :

« L'artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant […]. »

On a déjà vu que Binet, par définition était dans le moindre trait.

C’est un élément consubstantiel de sa bande dessinée. Comme il y a des vaisseaux spatiaux dans une bande dessinée de science fiction, et que cela nous parait naturel (alors que ça n’existe pas), il y a des personnages avec des très très gros nez (par exemple) dans une bande dessinée de Binet. Ce n’est pas plus choquant que ça. Ce sont simplement les règles d’un univers, des règles que nous comprenons et que nous intégrons.

Tout le monde est horrifié par cette image.

Personne n’est choqué par celle-ci.

Parce qu'il s'agit bien de ça : intégrer les codes de représentation (autrement dit le style, autrement dit pour tonton Gustave « comment qu’il parle », et plus largement pour des auteurs de bande dessinée « comment qu’ils s’expriment ») et évoluer dedans sans même plus nous en apercevoir.

Cet aspect qui met la forme (le trait, le dessin, ces fameuses règles de représentation) au premier plan permet de créer du fond sans presque que le lecteur ne s’en rende compte. Car, comme le dis Gus :

« La forme ne peut se produire sans l'idée et l'idée sans la forme. »

Le fond du fond.

Il faut bien représenter le personnage… Sauf que, bien sûr, pas le moindre trait n’est innocent. Le trait qui forme la bouche crée du fond. La position du corps crée du fond. Une cerne dit quelque chose. Deux cernes disent autres choses. Deux cernes et des rides sur le front créent encore un fond différent. La manière de représenter la veste (sans s'embêter à dessiner les surcoutures, allant à l'essentiel, au vrai, n’accaparant pas toute l’attention) crée du fond.

On pourrait retirer UN SEUL trait, et l’idée, le sentiment que transmet ce dessin changerait du tout au tout.

Bien évidemment que, en bande dessinée peut être plus qu’ailleurs, la forme ne peut se produire sans l'idée et l'idée sans la forme.

Et c’est la suprême élégance, l’aspect formel le plus abouti, la stylisation la plus fine de la bande dessinée, que d’arriver à sans cesse le faire oublier au lecteur.

9 commentaires:

  1. Excellent encore une fois.
    Je suis curieux : Comment choisissez-vous vos sujets d'analyse ?
    Ils sont tellement diverses.

    A vous lire sur le fait qu'en BD l'idee et la forme sont si liees, je ne sais que penser du fait qu'une palme d'or puisse etre decernee a un film inspire d'une BD sans que son auteur ne soit portee aux nues. C'est triste.

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    1. PREMIÈREMENT.

      Sur "Le bleu est une couleur chaude" et "La vie d'Adèle" (pour ceux qui ne savent pas de quoi on parle : http://www.juliemaroh.com/2013/05/27/le-bleu-dadele/), je n'ai ni lu l'un ni vu l'autre, donc je vais bien sûr beaucoup en parler :-).

      Ce qui est intéressant, justement, c'est de voir ce qui semble être la différence de traitement dans les deux média (suivant les extraits glanés sur l'internet 2.0 du web).

      Dans le film, on a donc une caméra portée, numérique, avec des plans rapprochés (ça fait "pris sur le vif", dans l'instant, vivant, tout ça) ça colle avec la passion (à dire avec l'accent espagnol), la fureur des sentiments (à dire avec l'accent russe). D'où les scènes de cul pleines de passion (accent espagnol) et de fureur des sentiments (russes).

      Dans la bande dessinée, on a des "plans" beaucoup plus larges, une voix off, un trait et une ambiance veloutées. Si je n'avais pas peur de ressasser ce que je dis dans le blog sans arrêt (c'est la vieillesse), je dirais que cette fois-ci le récit est déjà dans le souvenir. La narratrice nous raconte ce qu'il s'est passé avant.

      Idée et forme sont liées dans les deux cas, mais ce sont des idées et des formes différentes.

      MAIS ATTENTION !! Je n'ai ni lu ni vu, donc les auteurs ont le droit de me pourrir s'ils tombent sur ce texte.

      DEUXIÈMEMENT.

      Sur les média.

      Il ne faut quand même pas en demander trop aux média qui ont déjà beaucoup de mal à comprendre que ce n'est pas un "comics de super héros, c'est bon, je peux me moquer, j'ai le droit", et pas non plus un "roman graphique, je connais, j'ai lu Maus une fois, enfin une dizaine de pages, enfin je sais que c'est ça qu'il faut dire, en tout cas, c'est pas de la BD".

      On voit des cerveaux qui grillent en direct quand il s'agit de conceptualiser ce nouvel objet qu'est une bande dessinée. C'est touchant comme un enfant de 3 ans qui essaye de faire ses lacets.

      Soyons charitables.

      TROISIÈMEMENT.

      Pour parler de ma gueule.

      J'ai des idées de sujets (le sens de lecture, la place du lecteur), des idées d'auteurs intéressants (Binet, Uderzo), des idées de notions externes intéressantes et que je connais (ça en fait pas beaucoup) (Flaubert, tout ça)(j'arrive avec du Pessoa bientôt, ça va faire mal). Après, je touille, et je vois si le mélange a bon goût, et si oui, j'essaye d'écrire un bidule dessus.

      Le truc, c'est que (en général) je pourrais appliquer Flaubert à Astérix et analyser l'incipit de Binet. Sauf que je ne peux pas analyser chaque planche avec la profondeur qu'elle mériterait. ça serait 250 pages à chaque fois. Donc j'essaye de me focaliser juste sur un point.

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    2. En verite, je ne parlais pas des medias, mais plutot du realisateur. Je ne parviens pas a comprendre pourquoi il ne parle pas de l'auteure de la BD. Ca me depasse. A priori, ca ne lui coute rien, et ca ne risque pas de lui faire de l'ombre. Mettre justement en perspective le travail de l'auteure, puis du realisateur, ca me semble plutot interessant pour les deux.

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    3. Je ne vais pas faire une réponse très intelligente...

      Je n'arrive pas à me souvenir du discours des autres réalisateurs quand ils adaptent un roman... Il me semble qu'il y a de tout, en fonction du caractère du réalisateur. Du "on a avant tout respecté la vision de l'artiste". Du "j'en avais rien à faire, j'ai fais ça à ma sauce". Du "c'était une bonne base de départ". Du "je sais pas quoi dire".

      De manière générale, Kechiche s'exprime peu. Donc il s'exprime peu sur son rapport à la BD d'origine. Je ne pense pas que ce soit calculé.

      Après, c'est sûr, c'est dommage de ne pas en savoir d'avantage sur le travail d'adaptation, ce qui a motivé cette adaptation, son rapport à la BD, sa vision des deux arts, etc... Mais bon, il n'y peut rien... Il ne peut pas répondre à des questions que les journalistes ne lui posent pas.

      Une occasion manquée.

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  2. Le fond et la forme créent un tout et sont intimement liés. Enfin, ça me paraît évident. Du coup, il serait amusant d'analyser des œuvres où la forme ne rend pas service au fond, et vice-versa. Outre Flaubert, c'est la citation d'Hugo qui me vient en premier à l'esprit : « La forme, c'est le fond qui remonte à la surface. ». Lecture toujours aussi passionnante en tout cas !

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    1. Je crois qu'en général, quand il y a un hiatus entre fond et forme, c'est que l'auteur essaye de plaquer des structures, des thèmes, des bidules-trucs qui ne lui sont pas vraiment personnels. Si la forme est le fond qui remonte, et si le fond ne vient pas de l'auteur mais de l'auteur qui se dit qu'il doit mettre ça pour faire plaisir à l'éditeur ou au lecteur (et avec la criiiiise, c'est sûr, les esprits des auteurs turbinent à mort avec ce genre d'angoisses), alors la bd construite devient, en quelque sorte, hétérogène ; avec des bouts personnels qui ne fonctionnent pas bien avec les autres bouts extérieurs.

      Un bel exemple pourrait être les films qui fleurissent en se moment sur lesquels on rajoute constamment une belle couche laquée de "dark 'n' gritty" ("sombre dur à cuire", grosso modo), juste parce que c'est la mode et que ça permet de faire des films encore plus mauvais que prévu.

      Un exemple pratique, puisqu'il succède à la toute aussi désastreuse vague dark 'n' gritty née dans la bande dessinée il y a plus de 20 ans.

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  3. Ce thème de l'auteur omniprésent et tout puissant est vraiment intéressant. Je réalise que c'est ce qui m'a fait arrêter de lire Astérix sans Gosciny. Car Uderzo n'a pas pu remplacer Gosciny dans Astérix. Il n'est plus dans les BD Or la présence de Gosciny était dans l'à propos du calembour et son indicible sens critique de notre société. Il y a toujours des jeux de mots dans Astérix, il y a toujours des bagarres dans le village mais cela n'est ni à propos ni en écho à nos divisions sociétales. Bref Gosciny n'y est plus...

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    1. En passant de bicéphale à mono-tête, il est clair qu'Astérix a changé de ton. Ce qui est logique, puisque, en quelque sorte, il a changé a moitié d'auteurs. Mais, moi, j'ai toujours trouvé qu'Uderzo tenait quand même la baraque assez bien (pas dans les derniers, bien sûr, faut pas non plus déconner). Vaut mieux une moitié d'auteurs très doués que pas d'auteurs doués du tout. Les premiers scénario d'Uderzo était très biens (mais réorientés jeunesse) et on ne dit jamais assez à quel point c'est un des plus grands dessinateurs (de sa génération ; de son époque ; de tous les temps ; comme vous voulez).

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    2. Je souscris totalement sur le talent d'Uderzo il reste un de mes maîtres en dessin.

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