Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


vendredi 29 mars 2013

La bande dessinée est un livre dont vous êtes le héros.

Pour Mignola, le plus important est ce qui se passe dans votre tête. Et il aime qu'il s'y passe beaucoup de choses. Il organise donc ses dessins (et les transitions entre ses dessins) pour favoriser cela.

James Sinclair et Mike Mignola, 
Hellboy – Bottes de Fer
Dark Horse & Delcourt (avec l'aide d'Anne Capuron et Virginie Le Magoarou).

Alors donc, du sang dans le caniveau, tout ça... La difficile mission d’organiser le passage d’une image à l’autre... D’à la fois guider le lecteur et le laisser s’accaparer la bande dessinée.

A ce petit jeu, comme d’habitude, chacun sa méthode...

Mike Mignola, par exemple, est un auteur qui aime bien que le lecteur s’approprie non seulement l’ensemble de sa bande dessinée, mais aussi chaque dessin particulier. Il aime bien que chaque dessin, chaque case, vive dans l’esprit du lecteur.

Et comment fait-il ça ?

Eh bien il organise des marges dans ses cases elles-mêmes.

Matriochka de cases : plusieurs cases dans une même case.

Dans la première case, on a la combinaison de deux phénomènes :
  • L’action est clairement séparée entre les trois parties du dessin. On va donc imaginer les mouvements des deux personnages (on « voit » Bottes de Fer et Hellboy tomber, chacun dans leurs petites cases).
  • La partie intermédiaire est vide. Cette partie joue le rôle d'une immmmmense bande blanche qui laisse la place à l'imagination. Que ce soit dans l’espace (on voit bien Hellboy tomber sur toute la longueur du vide de la case) ou dans le temps (comme la chute sur toute cette hauteur prend du temps, mettre ce vide, c’est indiquer « Dans cette case, il se passe pas mal de temps. Faites-en ce que vous voulez, petit lecteur adoré. »).

Tout ce processus pourrait être de simples bêtises abstruses sorties de ma caboche, s’il n’y avait pas les deux autres cases à côté de celle que nous venons de voir.

Anaphore de construction.

Cette double case fonctionne exactement comme la précédente, elle répète les mêmes thèmes, sauf que cette fois-ci la séparation en plusieurs cases est (presque) effective (ainsi que l’évolution dans le temps, du coup). Ces deux cases fonctionnent comme un manuel de lecture de la case précédente. Et ça fonctionne.

Auteur serviable fournissant un guide de lecture.

Puisque du coup nous lisons (enfin, je dis « nous », « nous » ; mais bon, « moi ») je lis à peu près de cette manière :

Application du guide par un lecteur malléable (moi).

1. On commence la case en entrant par la gauche. A cette gauche, nous voyons, esseulé, un monstre qui tombe. Nous l’imaginons tomber de toute la hauteur du vide au-dessus de lui.
2. Dans ce vide, justement, un fil d’Ariane nous emmène en 3 (mieux qu’un livre dont vous êtes le héros).
3. Nous découvrons un autre héros isolé qui traverse une muraille, nous l’imaginons tombant de plus en plus dans le vide sous lui, avec ses cailloux.
4. Ha oui, effectivement, on l’imagine tomber comme ça, oui. Avec ses cailloux.
5. Ha oui, ça se confirme. Hellboy tombe.
6. Il tombe tellement qu’il touche le sol.
7. Et arrive à attraper le monstre (à ce moment, Hellboy entre dans la « zone »  qui était occupée par Bottes de Fer dans la première case ; Hellboy conquiert le terrain du monstre.)

Voilà donc, a priori, comment Mignola guide (par la construction) et laisse libre (par le vide dans les cases) son lecteur.

MAIS CE N’EST PAS FINI !

Il va faire de même avec les personnages (et plus uniquement avec les situations, les actions qu'il décrit) en nous expliquant (par le dessin) que ces fameux personnages sont classes puis en nous invitant à imaginer (toujours par le vide, le manque) ce qui leur passe par la tête.

I can’t hear you over the sound of how awesome I am we are.

Dans la page qui nous occupe, on ne voit JAMAIS le visage de Hellboy (et on voit une fois celui de Bottes de Fer – bouh qu’il est moche). Cacher le visage dans le noir, c’est la même chose que laisser du vide dans la case : on laisse le lecteur libre d’imaginer ce qu’il veut (ici, il est libre d’interpréter les pensées des personnages).

La case appuie d’ailleurs ce concept puisque, en plus des visages cachés, il y AUSSI du vide autour des personnages, vide qui pousse à l’imagination.

C’est très vrai avec Bottes de Fer : les deux fois où son visage n’apparaît pas, où il est noyé dans le noir, son environnement immédiat est vide. Que ce soit le ciel ou le gazon, tout pousse le lecteur à imaginer les actions et les pensées de Bottes de Fer. Pour être plus précis : le vide nous dit que du temps s'écoule dans la case (le temps que Bottes de Fer tombe dans la première case, le temps que Bottes de Fer se fasse traîner dans la dernière case), et qu'il faut le meubler. Nous le meublons en complétant les actions du personnage, mais également en imaginant ce qu'il pense durant ces actions.

Cela se vérifie aussi, bien sûr, mais dans une moindre mesure, avec Hellboy.

Un petit être mignon et mystérieux.

Un personnage fort (mais mystérieux aussi).

Mignola se contente, en quelque sorte, d'une caractérisation à minima ; iconisant son héros, dépréciant son ennemi (bouh qu'il est laid) avec nuance (mais il est aussi touchant, quand même, un peu). Le reste, finalement, c’est notre affaire. Le noir sur les visages et le vide autour d'eux permet de nous imaginer leurs pensées. Le blanc entre les cases (réelles ou « simulées ») permet de nous imaginer leurs actions. Qu'on se débrouille...

CECI DIT, LE SYSTÈME A SES LIMITES...

Quand il s’agit de décrire une action précise (pas uniquement une trajectoire, un mouvement ; mais une action plus complexe, comme un combat ou un dialogue), Mignola sait très bien qu’il ne peut pas dire au lecteur « bon bhé je te laisse, hein, tu fais bien ce que tu veux, je t’ai donné les grandes lignes, après, tu brodes, je m’en fous » (on appelle ça la méthode Stan Lee) (ou la méthode Jodorowsky) (private jokes de fins connaisseurs de la bande dessinée).


Je vais te pilonner la gueule, sacripant.

Dans ce cas-là, très logiquement, les espaces se réduisent (plus de grands vides), puisque la case va décrire directement ce qu’il faut, en faisant moins appel à l’imagination du lecteur (mais un peu quand même, via de grandes ellipses entre les cases).

La case est encore très construite (on ne se refait pas) mais uniquement pour expliquer au lecteur le sens de l'action. La composition ne nous dit plus « allez-y imaginez ce que vous voulez » ; mais elle nous explique que Hellboy est supérieur au monstre (parce qu’il est au-dessus et le plus à droite et que son gros poing va s’abattre) (c’est comme une photo finish, c’est le premier qui arrive à droite qui gagne) (sens de lecture, tout ça).

Tant de compositions qu’on ne sait que choisir.
C'est aussi la seule fois qu'on voit le visage de Bottes de Fer.
Parce que l'auteur a pris les choses en main et que le lecteur n'a plus à imaginer ses pensées.

SURLIGNONS TROIS FOIS POUR ÊTRE BIEN CLAIR.

Pourquoi, un coup, la composition de la case ça donne « des cases-dans-les-cases qui laissent le lecteur libre », et, le coup d’après, ça donne « une case bien organisée qui guide le lecteur » ?

Parce que, dans le premier cas, il y a des vides qui soulignent ces séparations, qui sont comme des bandes blanches séparant de vraies cases. Parce que, dans le deuxième cas, tout est compressé, qu’il n’y a pas d’espace, pas de temps qui s'écoule, et donc pas de place pour que le lecteur laisse s’épanouir son imagination.

HÉ OUI !

Mais bon, la baston, c’est pas spécialement ce qui passionne Mignola (parce que, justement, il faut trop guider le lecteur) (c’est un gauchiste, le Mignola, c’est un hippie). Il revient donc vite (grâce à une grande ellipse) à une case atmosphérique dans laquelle le lecteur se retrouve beaucoup plus libre de ses mouvements.

A vous de jouer.

Durant toute cette page, en organisant des caniveaux dans les cases mêmes, en laissant le plus d'incertitude possible sur les personnages, l'auteur a « libéré » le lecteur, lui a donné beaucoup plus de latitude pour interpréter son histoire, ce qui nous donne une sorte d'acmé de l'appropriation d'une bande dessinée par un lecteur.

2 commentaires:

  1. Ah ouééééé...

    On peut aussi voir la première et la dernière case comme un étirement du temps à la Sergio Leone. Ces moments d'éternité avant et après l'action qui fonctionnent en miroir (une case en haut à gauche et l'autre en bas à droite, séparées par le slatch, la barre oblique de l'action, cases 2, 3 et 4 qui compresse trois actions dans un seul mouvement de haut en bas).

    Quoi que : chez Sergio Leone ces étirements de temps expriment la tension. Or Chez Mignola on a plus un ornirisme désespéré (l'esprit de Chandler dans un décor de Gaiman). Il serait peut-être plus juste de les comparer aux ralentis (ou arrêts sur image) de Peckinpah. On y médite, assomés entre deux plages de violence, sur la précarité de l'existence et la nostalgie d'un monde qui s'effondre.

    La bande dessinée est un pays sauvage perdu.

    (merci au passage pour toutes les critiques du zouave)

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    1. Mais, en fait, je crois, ce n'est pas faux de parler de moment "à la Leone". Dans Leone, c'est le fait que le temps dure qui génère la tension. (Le fait que ça dure n'est pas une simple illustration de la tension, mais quelque chose qui fait monter la pression. Parce qu'on regarde les différents protagoniste et on se dit "Mais à quoi il pense" "Il va tirer ou pas" "Oui, là, il va tirer" " Mais pourquoi il a pas tiré" "Mais qu'est-ce qu'il fout". Comme à la fin du "Bon la brute et le truand".)

      ça marche au cinéma parce qu'on est extérieur aux personnages. Alors qu'ici, en bande dessinée, on est plus avec eux. On devine mieux leurs pensées. On entre plus en empathie. Quand le temps dure, on n'essaye pas de deviner leurs actions, mais plus leurs pensées.

      Du coup, c'est vrai, la bande dessinée est mieux fichue pour rendre la mélancolie, et toute sorte de sentiments plus ou moins semblables.

      Quoi que, bon, Peckinpah est un bon contre-exemple de cinéma dans lequel les pensées des personnages sont très "lisibles" et mélancoliques...

      Raaah ! J'en sais rien, finalement !

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