Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


dimanche 3 février 2013

La bande dessinée est un homme qui danse.

Prudhomme nous explique que la construction d'une case, bon, oui, d'accord, à la limite, mais que lui voit les choses un peu autrement, en utilisant le dessin différemment.

David Prudhomme, Rébétiko (la mauvaise herbe), Futuropolis.

Donc, la bande dessinée est une femme qui marche. Certes.

Ce serait bête de se priver d'un si magnifique schéma.

Une case doit rappeler la case qui la précède (pied en arrière), appeler la case qui la suit (pied en avant) et être légèrement incomplète (corps en déséquilibre) pour donner envie au lecteur de continuer sa lecture, d'aller de case en case.

Pour obtenir ce déséquilibre, les auteurs, la plupart du temps, utilisent une case incomplète ou déséquilibrée dans sa construction. On a l'impression qu'il manque quelque chose. Soit une partie d'image, soit une partie du sujet, soit une partie de l'action. Et cette partie manquante, on va la chercher dans la case suivante.

Bien.

Dans Rébétiko, David Prudhomme tente quelque chose de différent.

La composition de ses cases est très soignée. Il y fait de beaux dessins, bien construits en se disant bien nettement et bien fort « Flûte la bande dessinée, moi je fais des trucs super classes. ».

Une composition chiadée.
Un sujet, un vide, des pierres apparentes pour faire chic (et pour équilibrer l'image).

Il introduit ce fameux déséquilibre, cet envie d’aller à la case suivante, non par la composition de la case (un appel vers quelque chose, une direction, un manque d'information, une étrangeté) mais par le mouvement généralisé de son dessin. Tout bouge dans ses cases. Tout est incertain. La case (sa composition) n’est plus une femme qui marche. Mais les personnages (le contenu de la case) sont des hommes qui dansent.

Dans le première case, par exemple, même quand les personnages sont fixes, ils ne le sont pas vraiment : tel personnage (à droite) est en train de se lever ; tel autre (à gauche) anticipe son mouvement en écartant les jambes (il s'appuie sur son genou tel Marie-José Pérec le 6 août 1992, ce qui ne nous rajeunit pas) ; le dernier est encore le plus statique, mais a déjà soulevé sa jambe gauche et mis un pied à terre pour se relever. Aucun n’est en position de repos et aucun n’est en position active. Ils sont en mouvement, en suspens, en cours de…

 D'accord, on se lève, mais faudrait pas se froisser un truc non plus.

Aucun de ces personnages n'est donc à l'arrêt. Mais aucun de ces personnages n'est placé non plus dans une position exacerbée : ni assis, ni totalement debout, ni en pleine course, ils sont en transition. S’ils étaient statiques ou en pleine action, le dessin serait fini, stable, déterminé. On serait prêt à passer à la case suivante. Ici, le mouvement est en cours de… Il nous place dans une incertitude, une incomplétion. La case n'a plus besoin d'être ce fameux corps en déséquilibre. Les personnages eux-mêmes le sont.

Ce truc de grand malin très doué se reproduit plus ou moins à chaque nouvelle case. Dans la deuxième, par exemple, tous les policiers sont pris dans le mouvement. Ni en appuis, ni en réception, sans impulsions, mais simplement en l'air, en suspens.

 
Tel Noureev en plein saut.

Aucun des personnages de cette case n’a accompli son geste (une simple course). Le lecteur est ainsi poussé à compléter leurs actions. A imaginer la course complète.

Admirez celui des gendarmes avec le bras et la jambe pliés. On ne sait pas bien ce qu'il veut faire, mais en tout cas il a déjà commencé. A nous d’imaginer la suite.

Tous, ils sont en train d'avancer et leurs positions un rien trichées (essayez de courir avec le genou tout droit, allez-y, je vous regarde), alliées à leurs ombres portées permettent de les voir voler, flotter, et communique cette impression de flottement, de mouvement, à toute la case.

ALERTE : COMPLÉMENT AU BRISAGE DE RÈGLE.

Nous avions vu précédemment qu'il était important de tenir compte du sens de lecture d'une bande dessinée (de gauche à droite). En complément, nous avions précisé que, si un personnage allait de la droite vers la gauche (comme ces gentlemen policiers), une impression de « ne pas aller dans le bon sens » se dégagerait. Et justement, ici, la position des policiers, leur action (nuire aux héros), leur course, paraissent bien éloignés des personnages de la case précédente. Pour tout dire, on a l'impression qu'ils pataugent dans la semoule et qu'ils sont bien loin de pouvoir attraper nos héros. (Enfin, je dis ça, mais s'il faut, vous avez l'impression toute opposée. N'empêche, moi et ma sincérité, nous avons cette impression.) De fait, Prudhomme utilise la règle du sens de lecture pour souligner la nonchalance des héros et l'aspect décontracté de leurs aventures (c'est quasiment le thème du livre). Ils voient l'arrivée des policiers d'un œil sinon endormi, au moins goguenard. Et ils ont bien raison, puisque les policiers semblent loin, pataugeant et inoffensifs.

La différence entre la Bordurie et la Grèce.

Alors attention, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Bien sûr, Prudhomme n'est pas le seul à décrire des personnages en mouvement. Mais il prend soin de ne pas les dessiner dans des positions extatiques, tendues, extrêmes, à la fin d'une action. Si l'agent Bordure à également les jambes qui flottent au-dessus du sol, sa position est très différente : il adopte un vrai comportement de coureur (genoux pliés, buste en avant) et le reste de son corps accompagne le mouvement (le buste, donc, et le poing dans la figure, bien sûr). Il a fini son mouvement. Il va passer à autre chose. Nous, lecteurs, avons envie de passer à la case suivante pour passer à une nouvelle action. Nous avons d’autant plus envie de lire cette prochaine case que la composition de la case penche vers la droite, vers la prochaine case.

Les gendarmes grecs, eux, ont des bras dont les mouvements sont beaucoup plus flottants, « pris en cours de route ». Même leurs ombres flottent, dans cette troisième case. Même les phylactères, au-dessus des personnages, tenant une conversation détachée. Le corps du bordure est comme une flèche, le corps des gendarmes grecs est une incertitude. Le Bordure pousse le lecteur dans la prochaine case, le Grec pousse le lecteur à compléter le mouvement de sa case. Son mouvement amène le lecteur à compléter, à imaginer tout ce que peut être son action. Le lecteur se met à animer les personnages, à les rendre vivant. Et c’est cette imagination du lecteur et cette vie des personnages qui les porte jusqu’à la case suivante.

Bien sûr, à certains moments, cette composition devient antinomique du sujet de la case. Quand les choses deviennent trop sérieuses, nos héros ne sont pas fous et ils laissent tomber la nonchalance pour une course bien plus efficace. A ce moment, les règles « classiques » de composition et de sens de lecture reprennent quelques peu leurs droits. Nous disons donc : positions tendues des personnages et déséquilibre introduit par la composition des cases ; de gauche à droite, toute !

Rien que du classique.

Comprenant la gravité de la situation, nos héros décident de passer la seconde et adoptent une position de coureur tel un vrai espion bordure. Les personnages dansent toujours un peu (leurs pieds ne touchent toujours pas le sol), mais les cases plus resserrées, les attitudes plus exagérées (le gendarme et son bâton prêt à s’abattre), la disparition des ombres ; tous ces éléments suppriment une partie du flottement des cases, de la nonchalance des personnages, de l’imagination du lecteur. Celui-ci peut continuer à rêver le mouvement des personnages, mais il est restreint et guidé par la composition. 

Deux David papotent composition et lignes de force.
L'un fait dans le centré, le stable, le complet ; l'autre fait dans le déséquilibre.
Chacun son truc.

Une fois le danger écarté, le flottement reprend petit à petit ses droits. Ou plutôt : une fois le flottement revenu, on comprend que le danger est écarté. Ou plutôt : de concert, l'un dans l'autre, l'un étant équivalent à l'autre, le danger s'éloigne en même temps que le flottement revient, progressivement.

Le danger s'éloigne, les ombres reviennent.

Dans la sixième case (la première de ce strip), le danger est encore partiellement là, l'ambiance reste donc aux lignes de force diagonales. Malgré tout, le danger s'éloigne, et notre héros peut à nouveau danser tel un petit marsupial.

La dernière case acte cet état de fait : des personnages allant contre le sens de lecture, le gendarme de droite en danseuse et en déséquilibre (Noureev, toujours), des ombres revenues : les gendarmes sont bien retombés dans leur semoule inoffensive.

Voilà qui fut bien laborieux pour montrer toute la palette de David Prudhomme... C'est bien compliqué quand un auteur est si doué. Il n'ignore pas les règles « classiques » et sait même s'en servir, à bon escient, et avec parcimonie. Seulement, pour créer des ambiances particulières, pour mieux refléter l'état d'esprit de ses héros, pour mieux émouvoir, ou au moins transmettre des idées à ses lecteurs et les faire participer à sa bande dessinée, il a défini une manière toute personnelle de faire SES bandes dessinées. Ce qui lui permet de raconter sans nul autre pareil des histoires à nulles autres pareilles. De rechercher et définir une identité, pour lui et chacun de ses livres.

7 commentaires:

  1. Les scènes d'action sont très compliquées quand on veut faire une BD "intello". Trop efficace et, au feuilletage, ça peut rebuter le lecteur(trice) de Télérama. Il faut donc montrer l'action tout en essayant de la rendre inattendue. J'ai rencontré ce problème il y a peu pour un projet et je ne suis pas sûr de m'en être bien tiré.

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    1. C'est un peu tout le problème de la bande dessinée "du milieu" (une BD entre l'indé et le mainstream).

      Il faut trouver un équilibre entre toutes les influences pour que les différents éléments ne jurent pas dans le tout. Il faut glisser de l'indé dans les séquences mainstream et inversement.

      C'est, a priori, ce qui donne la BD la plus riche (enfin, au moins riche en possibilités), mais c'est aussi la plus difficile à construire, à "faire tenir".

      Et la plus difficile à faire lire (tout le monde repose le livre sur son rayon en se disant que ce n'est pas pour lui).

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  2. Je suis entièrement d'accord sur le problème "cul entre deux chaises". Il faut compenser par un thème accrocheur pour... les lecteurs curieux. En croisant les doigts. Pour l'instant ma méthode donne de bons résultats: ventes médiocres... Hum, je me demande si je peux faire ça différemment. Pas sûr, snif.

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    1. Alors, je n'ai pas une connaissance encyclopédique du marché mais, effectivement, je dirais que les auteurs "du milieu" qui s'en sortent le mieux (financièrement), ce sont ceux qui arrivent à conserver une base de raconteur d'histoire très solide à laquelle ils agrègent les autres éléments qui les intéressent.

      Le problème, parfois, c'est qu'ils perdent le bon dosage.

      Et le second problème, bien sûr, c'est qu'entre une histoire qui intéresse un auteur et une histoire qui intéresse "les gens", parfois, ça ne colle pas, sans que personne ne puisse rien y faire.

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  3. Ah, ça, les chemins du succès sont perdus dans une brume épaisse.

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  4. Avec de grandes dents et une haleine empoisonnée.

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