jeudi 20 août 2020

La bande dessinée perdue dans les discours.

Je vais essayer de faire trois posts sur des bandes dessinées relativement récentes en essayant de savoir à chaque fois comment elles s'y prennent pour rendre crédible leur récit. Comment elles arrivent à faire oublier leur côté purement fictionnelles pour emporter le lecteur et lui faire croire à ce qu'elles racontent. Comment elles gèrent la suspension volontaire d'incrédulité (pour placer un mot savant) et, tout simplement, comment elles rendent leur récit crédible.

Je vais essayer de faire ça parce que, dans le monde actuel, la vérité, la réalité a de moins en moins d'importance (il suffit de regarder comment se vit actuellement la politique, où l'on peut raconter absolument n'importe quoi dans tous les sens et où ça n'a absolument aucune conséquence, soit que les mensonges ne sont jamais démentis parce que bon, hein, bof, c'est pas grave, soit que les mensonges sont effectivement démentis mais que ça n'implique jamais de remise en cause des personnes qui les ont proférés) (on peut se rendre compte, dans un tout autre registre, que, par exemple, au cinéma, il n'est plus du tout important de crédibiliser un univers où d'observer comment des personnages peuvent évoluer de manière crédible dans un univers (en ayant des réactions logiques), mais que les gros films sont devenus des spectacles de foire, des cirques qui sont simplement des propositions de sensations fortes qu'il s'agit de recevoir sur l'instant sans que rien ne soit construit pour les justifier ou les dépasser ; des Space Mountain géants de 2h30).

Étrangement, la bande dessinée semble échapper un peu à cette tendance (pas éditorialement, hein, on est d'accord que les éditeurs sont aux fraises ; mais les œuvres produites essayent encore et malgré tout de travailler sur la crédibilité/vraisemblance de leurs récits).

À ce titre Les Indes Fourbes, de Alain Ayroles et Juanjo Guarnido (avec l'aide aux couleurs de Jean Bastide et Hermeline Janicot-Tixier) est un bon point de départ.

Malheureusement, je ne vais pas pouvoir parler de cette thématique aujourd'hui sans révéler l'intrigue du récit, donc, bon, vous êtes prévenus, ça va spoiler.

ATTENTION SPOILERS !

Je ne le redirai plus, je vais révéler l'histoire complète de la bande dessinée en question. Si vous n'avez pas lu le livre (ou si vous n'êtes pas de ces gens un peu déviant (comme moi) qui s'en foutent complètement de connaître une histoire avant de la lire) passez votre chemin.

JE VAIS RACONTER TOUTE L'HISTOIRE, ATTENTION !

C'est l'histoire d'un clodo qui devient roi d'Espagne vers 1650.

VOILÀ !

NE ME DITES PAS QUE JE N'AVAIS RIEN DIT !

Et la problématique du récit et la suivante : comment rendre cette énormité crédible (parce que si quelqu'un se met à vous raconter que le roi d'Espagne au temps de sa plus grande splendeur est en fait issu de la plus basse des castes de la société espagnole de l'époque, vous allez vite fait classer le type dans la catégorie des complotistes un peu débile et passer à autre chose) (or, là, non).

Et bien Ayroles le fait ici par le biais du verbe, du narrateur, du raconteur d'histoire (ce qui est d'autant plus intéressant à notre époque qui est remplie non plus de politiques ou de journalistes mais de raconteurs d'histoires qui cherchent simplement à vendre celle-ci le mieux possible).

Le concept du scénario est simple : faire perdre pied au lecteur. Lui raconter une chose, puis une autre qui contredit la première, puis une troisième qui contredit la seconde, puis une quatrième qui explique que la première n'était pas si fausse que ça finalement, pour aboutir à un lecteur qui lâche l'affaire et qui est prêt, par une sorte d'épuisement, à croire tout ce qu'on lui dit pour peu que cela ait un sens, même vague.

Le récit fonctionne donc au premier, au second, et même au troisième degré.

1° degré : l'histoire d'un gars qui est très fort pour embrouiller tout le monde et qui va utiliser son talent pour monter dans la société (Rastignac style).

2° degré : la mise en scène du fait que le discours vaut plus que les faits et qu'il vaut mieux savoir raconter quelque chose de faux que décrire quelque chose de vrai (Jean-Michel Blanquer style).

3° degré : faire vivre au lecteur une plongée dans cette perte de réalité du discours en étant baladé d'un mensonge à un autre, ne plus trop savoir si quoi que ce soit est vrai, et s'abandonner au narrateur (Lynch style).

Ainsi, le récit déconstruit le récit, en en montrant les arcanes.


MAIS QUELLES SONT CES FAMEUSES ARCANES ?

Le récit est un embrouillamini de bouts de récits enchâssés.

Il y a 4 récits principaux.

Premier récit : l'aventure de Pablos (le clodo qui devient roi).
Deuxième récit : l'aventure de l'Alguazil (un militaire espagnol) après qu'il ait interrogé Pablos.
Troisième récit : comment les indiens ont vécus tout ça de leur point de vue
Quatrième récit : Pablos, plus vieux, explique comment tout s'est réellement passé, et la suite.

Pour plus de rapidité, j'ai essayé de résumer ça dans un schéma. 


Conclusion de l'histoire : Pablos est une belle merde.


OUI MAIS !

Tout ceci serait vrai si on ne tenait pas compte des deux autres récits de l'histoire.

Le premier est le récit de l'enfance de Pablos, particulièrement difficile (son père meurt pendu pour vol, son frère meurt battu à mort, il crève de fin pendant la moitié du récit et les 9 dixièmes de sa vie).


Ainsi, son comportement est présenté comme une nécessité de survie dans une jungle ultraviolente qui le traite comme la dernière des merde depuis sa plus tendre enfance.

Comme il le dit lui-même, tout le monde lui crache dessus depuis qu'il est tout petit, alors un peu plus, un peu moins, autant le faire pour survivre, voire devenir riche.


Le second récit (à la toute fin du livre) (ça va encore spoiler) (m'enfin, là, je pense que vous avez pris le pli) explique comment, par le jeu des circonstances, il va devenir en quelque sorte le sosie du roi d'Espagne, pour permettre à celui-ci de s'évader un peu de la pression du pouvoir, et comment, par pur hasard, il va être amené à en fait prendre sa place.


Certes, Pablos est une belle merde, mais son comportement est tellement rapport avec la situation politique et sociale qu'il vit qu'il finit (presque malgré lui, pour le coup) par devenir roi.

Le roi est une belle merde, parce que la société est horrible. Et tout cela est permis par la parole, qui ne vaut rien.

 

N'hésitez pas à me contacter si vous avez besoin que je vous remonte le moral.

dimanche 16 août 2020

La bande dessinée au moment de l'action.

Dans Mécanique céleste, la plupart du temps (on reviendra sur ce "la plupart du temps"), Merwan représente l'action un tout petit peu après son acmée.

(Comme c'est pas hyper clair comme phrase et que l'intrigue de Mécanique céleste est somme toute assez simple (une triple partie géante de balle au prisonnier) reformulons ça un peu plus simplement : Merwan dessine l'action juste 5 dixièmes de seconde après qu'un personnage se soit pris un gros ballon en plein tête.)

POURQUOI ?

Tout d'abord, parce que c'est plus cool et plus simple. D'un côté, on peut mesurer l'impact de la balle dans la gueule et montrer que le tireur est badass (dans certains passages, quand c'est un méchant qui tire sur un gentil, le méchant ou carrément toute l'action est hors champ, pour justement éviter de rendre badass et d'iconiser le méchant ; le méchant reste méchant, le gentil devient cool). De l'autre, ça permet de faire un bilan de qui est où et qui fait quoi au moment crucial en suspendant un peu le temps. On peut bien comprendre où en est l'action et on repart sur une nouvelle aventure échevelée.

Ouille, ça à l'air de faire mal.

Ensuite parce que ce qui intéresse Merwan ce n'est pas l'action mais l'effet de l'action (sur les personnages). L'action n'est qu'un moyen de faire transparaître / de traduire / de représenter les sentiments des personnages. Les personnages font quelque chose et Merwan montre ce qu'ils ressentent juste après qu'ils l'ont fait. Les personnages subissent quelque chose et Merwan montre ce qu'ils ressentent juste après l'avoir subi.

Les motivations des personnages (ce qui se passe avant l'action) sont expliquées via des dialogues (les personnages analysent leurs positionnement et sentiments les uns pour les autres) (de manière bien détaillée et longue) (on se croirait dans une comédie dramatique fauchée des années 70). Mais ce qui se passe après l'action est toujours montré de manière réellement chorégraphique. C'est presque de la danse. Cela ne passe pas par le dialogue mais par la position respective des personnages les uns entre les autres et par la position, la pause, la chorégraphie de chaque corps intrinsèquement.

Et ça papote, et ça papote, et blablabli, et blablabla, et je t'aime, et moi non plus.

Avant l'action, c'est le temps de l'analyse intellectuelle, après l'action, c'est le temps de la décharge libératoire de pulsion / violence / défoulage / lâchage de chevaux.

1°) On est frustré, on est frustré, on en discute, on est toujours frustré, on en re-discute, on arrive pas à trouver de solution.

2°) On trouve un échappatoire par l'action.

3°) On se lâche et on exulte juste après l'action.

C'est ce moment juste après l'action qui traduit la personnalité profonde de chaque personnage et qui est intéressante à représenter. Et qui est représentée ici par des moyens purement chorégraphiques, purement graphiques.



Juste un peu après le tir.

Juste un peu après avoir évité le tir.

Juste un peu après le virage.

Juste un peu après le tir.

Juste un peu après s'être pris la balle dans la tête.

Juste un peu après la chute dans la flotte.

Exultation !

EST-CE QUE JE RACONTE N'IMPORTE QUOI ?

Oui, un peu (vous avez l'habitude).

Pour deux raisons.

Premièrement parce que, dans Mécanique céleste, la scène n'est pas uniquement représentée 5 dixièmes de seconde après l'action. On a également un enchaînement classique de cases une seconde, dix secondes après l'action.

Ici, on est à la fois juste 5 dixièmes après que le type touche l'eau, mais on est surtout 2 secondes après qu'il ait reçu la balle dans la tête. On garde le même concept, mais on l'adapte pour raconter quelque chose, quand même. On va pas mettre que des instants over-the-top sans aucune continuité narrative.

Deuxièmement parce que, dans Mécanique céleste, la scène n'est pas toujours représentée après l'action. On a également des enchaînements classiques de cases avant l'action.

OUI MAIS ATTENTION IL Y A UN "MAIS" !

Déjà, concernant la scène qui se poursuit après l'acmée de l'action. Oui, bien sûr, on ne va pas faire une bande dessinée qu'avec des moments over-the-top, ce serait trop épuisant, il faut bien développer les scène de manière un peu classique. Cependant, on peut malgré tout noter que Merwan se débrouille sans arrêt pour placer le moment de ses cases juste un peu après le moment clef de l'action (pas le moment du saut, mais le moment où le personnage est déjà en suspension, pas le moment de la réception, mais le moment où le personnage a déjà un peu rebondi par terre, pas le moment du tir de balle, mais le moment où la balle vient à peine de quitter les doigts de la tireuse, etc.). Cela permet, purement graphiquement, de représenter un moment un peu en suspend dans l'action (pas le moment de l'action pur mais le moment de relâchement un peu après l'action), un moment qui semble durer un peu plus longtemps, un moment durant lequel les personnages semblent pouvoir "garder la pause" un peu plus longtemps, un moment durant lequel leur chorégraphie, leur position corporelle semble pouvoir durer un peu plus longtemps, un moment qui valorise cette chorégraphie, cette position du corps, ce dessin.

Tout en suspension, on dirait du Noureev.

Ensuite, concernant l'action avant l'action...

Il y a d'abord les moments de pure non-action. Ce sont des moments de suspense ou le temps ne s'écoule pas, et où on peut passer cinq cases à détailler une situation sous tous les angles. Là, c'est un peu du Sergio Leone qui fait monter la pression sans qu'on sache qui va tirer le premier ni ce que vont faire les autres ensuite. C'est simplement pour capter notre attention et faire monter la sauce (on se retrouve un peu comme les personnages qui sont psychologiquement sous pression et qui ont besoin de l'action pour se lâcher ; on se retrouve sous pression et on attend que l'action pour jubiler).



Il y a presque plusieurs cases qui se passent en même temps, on est vraiment dans du temps suspendu, distendu, déformé.

Il y a ensuite les moments qui ne correspondent pas à ce que j'ai dit précédemment. Les moments où la case représente parfaitement le moment central de l'action, la fameuse acmée de l'action, ou ceux où la case se place juste avant cette acmée (j'aurais jamais autant écrit "acmée" de ma vie, avouez que c'est un mot difficile à placer dans vos sorties du vendredi soir au bar d'en face).

On ressent bien, la réflexion, le calcul, la concentration du gars qui essaye de faire quelque chose de pas facile facile.

Dans ce cas là, on se retrouve non pas dans la décharge d'énergie libératoire après l'action mais dans le calcul, la réflexion, l'anticipation des personnages pour savoir ce qu'ils vont faire (on est un peu comme dans un match de Rolland Garros avec la balle qui arrive sur un joueur et on ne sait pas s'il va la patater au fond du court à droite, la patater au fond du court à gauche, ou l'amortir comme un gros chacal près du filet). Ces cases sont aussi très intéressantes parce qu'on arrive presque à voir les personnages réfléchir en direct. On comprend, on ressent, on perçoit leurs questions. "Est-ce que je vais faire la passe ? Est-ce que je vais babouler un tir ? Est-ce que je vais essayer de l'embrouiller ?"

Comme pour tout ce qui a trait à ce qui se passe avant l'action, on s'intéresse ici à ce que les personnages pensent (comme lors des longues scènes de discussions qui préparent et exposent les enjeux de l'action qui va suivre), sauf que dans ce cas précis cela se passe sans dialogue. Juste par la position du corps, le choix du dessin, la focalisation plus forte sur les visages et les yeux des personnages, la contextualisation de l'action, le choix précis du moment décisif à représenter, on arrive à lire dans les personnages comme dans un livre ouvert.

Ainsi, quelles que soient les choix opérés, Merwan se débrouille pour refléter les pensées des personnages par l'action et ses corollaires (chorégraphie et choix du moment de l'action représenté).


jeudi 6 août 2020

La bande dessinée comme une vanité.

En art, une vanité est la représentation symbolique du temps qui passe et qui détruit tout, même les entreprises humaines les plus grandioses. Inutile de croire que son existence a une quelconque justification : au final, on meurt et plus rien ne vaut grand chose.

La vanité est avant tout un genre pictural, dans lequel on représente allégoriquement un personnage coutoyant la mort. En général, c'est pas hyper compliqué : s'il y a un crâne dans l'image, c'est une vanité (le crâne représente ce que va devenir le personnage représenté).


Des crânes par çi, des crânes par là, des crânes partout.

La bande dessinée possède un atout que n'a pas la peinture : elle s'inscrit dans le temps. Elle peut, physiquement, en passant d'une case à une autre, montrer le temps qui passe (et qui détruit tout, donc). Elle peut, dans une première case, montrer un jeune homme plein d’idéaux et de grands desseins, et, la case suivante, le représenter vieux, affaibli, et brisé d'échecs successifs. C'est pas très gentil, mais c'est le genre qui veut ça.

Ici, je vais essayer de montrer trois manières de s'y prendre en bande dessinée, par quatre auteurs très différents : Gibbons et Moore, McGuire, Haugomat.

GIBBONS & MOORE.

Ils le font d'une manière finalement assez classique, sans vouloir tout chambouler, en maximisant simplement une approche "classique" de la bande dessinée.

Soit, dans Watchmen (couleur de John Higgins, traduction de Jean-Patrick Manchette) (oui, je reste sur cette traduction, je l'aime bien), le Docteur Manhattan qui, après une expérience scientifique, est devenu un super-héros capable de beaucoup beaucoup de choses, mais notamment de voir le futur. Et qui dit voir le futur dit voir la vieillesse de sa petite amie, par exemple, la mort de son collègue, la mort d'un peu tout le monde en fait, et l'inéluctabilité de ces morts. La vanité des choses, quoi.

Gibbons & Moore le font de deux manières : 

1°) Par une approche purement scénaristique dans laquelle on montre le Docteur Manhattan perdre petit à petit le contact avec le monde (puisque tout est inéluctable, rien ne sert à rien, tout est inutile, toute action ou toute émotion est vaine) (action vaine, vanité, vous voyez le truc).


2°) Par le découpage de certaines planches qui essayent de nous plonger dans la psyché du Docteur Manhattan. Comment voit-il les choses ? Bon. C'est un peu difficile d'imaginer les pensées d'un super héros invincible qui peut transmuter le plomb en or autant que de connaître les tirages du lotos de aujourd'hui jusqu'à la fin des temps. Alors ils prennent un chemin de traverse : le Docteur Manhattan pousse un autre personnage (Laurie Juspeczyk) à entrer dans ses souvenirs et se place ainsi dans un état proche de celui du Docteur, dans lequel passé, présent, futur se mélangent et n'ont plus vraiment de valeurs.



Ici, c'est le découpage qui crée la vanité.

RICHARD McGUIRE

Dans Here, McGuire représente exactement le même endroit un peu plus de 150 fois, à des dates différentes (ça peut aller de la préhistoire à un futur proche). Au début, on est un peu perdu, puis les mêmes personnages ont tendance à revenir, parfois plus jeunes, parfois plus vieux. On voyage dans le temps à travers les différentes pages du livre.

Deux détails plus sioux : 

1°) le livre est organisé en double page (1 double page = le lieu (la pliure du livre représentant un angle de mur dans la pièce)).

2°) On a pas forcément, sur une double page, une seule époque de représentée. Parfois, des cases sont placées dans la double page, qui ne sont pas toutes aux mêmes dates.


Ainsi, de nombreux effets se superposent. Le premier, le plus évident, est le même que celui observé dans Watchmen : on observe des personnages grandir, vieillir, disparaître. Le livre embrasse des vies entières en quelques pages. Le temps passe, et détruit tout. Le deuxième joue des différentes cases qui peuvent être placées dans une même double page : le contraste entre ces cases qui peut mettre côté à côte un événement tragique et une naissance, une mort et une simple perte de boucle d'oreille, un moment d'apaisement et ce qui se trouvait au même endroit il y a 10 000 ans (rien du tout) génère cette prise de conscience de la futilité des choses.





Enfin, le fait de n’observer toujours que le même lieu à différentes époques en confondant la pliure du livre et l'angle de la pièce place le lecteur dans une position très particulière : un point de vue à la fois externe et omniscient. D'un côté, on ne sait rien des personnages que ce qu'on en voit. On ne connait aucune de leurs pensées, uniquement leurs actes. On est un simple observateur. D'un autre côté on a une vision très globale, dans le temps, du lieu et des personnages. On en connait beaucoup plus sur le passé et le futur du lieu et d'eux-mêmes que n'importe lequel d'entre eux. On est une sorte d'observateur omniscient détaché sans aucun pouvoir d'intervention (comme Bill Murray dans un jour sans fin et Bruno Ganz dans les ailes du désir) (une référence pop, une référence intello, je me mets tout le monde dans la poche).

En fait, le livre nous place bien, cette fois-ci, dans la tête du Docteur Manhattan (un type capable de connaître tous les actes des personnes autour de lui, sans pouvoir y changer quoi que ce soit).

C'est de cette position que naît le sentiment de vanité : même omniscient, rien ne peut être changé.

Ici, c'est la composition qui crée cette vanité.

TOM HAUGOMAT

Dans À travers, Haugomat reprend un peut tous les éléments déjà vu, avec un pas de côté.

1°) Il ne s'attache pas à un lieu mais à un personnage. Chaque double page est centré sur le même personnage (page de gauche) et ce qu'il voit (page de droite). Le livre le suit de sa naissance à sa mort, à raison d'une double page par an (grosso modo).


2°) Comme dans les deux récits précédents, on observe les personnages vieillir et disparaître, accomplir de grands exploits (le personnage principal deviendra astronaute) mais en vain (vain, vanité, tout ça).



3°) Nous épousons le même point de vue que dans Here : nous sommes à la fois omniscients temporellement, totalement extérieurs aux pensées des personnages, impuissants à influer sur quoi que ce soit. 

4°) À ce point de vue de lecteur omniscient/extérieur/impuissant s'ajoute le point de vue du personnage principal (puisque, je le rappelle, chaque double page est centré sur le personnage principal (page de gauche) et ce qu'il voit (page de droite)). Ainsi, nous faisons sans cesse la navette entre notre point de vue de lecteur (qui est imprégné de vanité) et le point de vue du personnage (qui n'est pas spécialement connoté, même si ce qu'il vit n'est pas toujours très rose) (mais ce n'est pas un point de vue expressément allégorique sur la vie, la mort, et patati). Au final, ça fait chboum là dedans et les deux points de vues en viennent à s'interpénétrer. Notre point de vue de lecteur déteint sur le personnage et nous avons l'impression qu'il jette sur tout ce qui l'entoure un regard sinon de vanité mais bien de nostalgie ou de mélancolie. C'est bien sûr bien le cas dans certaines scènes (quand il regarde les photographies de ses parents morts) mais pas du tout dans d'autres (quand il regarde la fille dont il est amoureux ou son père fumer à l'extérieur de la maison). Pourtant, cette interpénétration génère en nous l'impression que le personnage, aussi jeune soit-il, a déjà l'idée de la vanité de ce qu'il observe (SPOILER il finira par se séparer de sa femme, son père mourra FIN SPOILER). Le personnage vit les situations à travers nos propres sentiments de vacuité.



Ici, c'est la construction d'un double point de vue qui crée ce sentiment.

Point de vue, composition, découpage, des questions extrêmement importantes en bande dessinée, qui trouvent réponses à la fois innovantes et porteuses de sens dans ces trois récits.