dimanche 16 août 2020

La bande dessinée au moment de l'action.

Dans Mécanique céleste, la plupart du temps (on reviendra sur ce "la plupart du temps"), Merwan représente l'action un tout petit peu après son acmée.

(Comme c'est pas hyper clair comme phrase et que l'intrigue de Mécanique céleste est somme toute assez simple (une triple partie géante de balle au prisonnier) reformulons ça un peu plus simplement : Merwan dessine l'action juste 5 dixièmes de seconde après qu'un personnage se soit pris un gros ballon en plein tête.)

POURQUOI ?

Tout d'abord, parce que c'est plus cool et plus simple. D'un côté, on peut mesurer l'impact de la balle dans la gueule et montrer que le tireur est badass (dans certains passages, quand c'est un méchant qui tire sur un gentil, le méchant ou carrément toute l'action est hors champ, pour justement éviter de rendre badass et d'iconiser le méchant ; le méchant reste méchant, le gentil devient cool). De l'autre, ça permet de faire un bilan de qui est où et qui fait quoi au moment crucial en suspendant un peu le temps. On peut bien comprendre où en est l'action et on repart sur une nouvelle aventure échevelée.

Ouille, ça à l'air de faire mal.

Ensuite parce que ce qui intéresse Merwan ce n'est pas l'action mais l'effet de l'action (sur les personnages). L'action n'est qu'un moyen de faire transparaître / de traduire / de représenter les sentiments des personnages. Les personnages font quelque chose et Merwan montre ce qu'ils ressentent juste après qu'ils l'ont fait. Les personnages subissent quelque chose et Merwan montre ce qu'ils ressentent juste après l'avoir subi.

Les motivations des personnages (ce qui se passe avant l'action) sont expliquées via des dialogues (les personnages analysent leurs positionnement et sentiments les uns pour les autres) (de manière bien détaillée et longue) (on se croirait dans une comédie dramatique fauchée des années 70). Mais ce qui se passe après l'action est toujours montré de manière réellement chorégraphique. C'est presque de la danse. Cela ne passe pas par le dialogue mais par la position respective des personnages les uns entre les autres et par la position, la pause, la chorégraphie de chaque corps intrinsèquement.

Et ça papote, et ça papote, et blablabli, et blablabla, et je t'aime, et moi non plus.

Avant l'action, c'est le temps de l'analyse intellectuelle, après l'action, c'est le temps de la décharge libératoire de pulsion / violence / défoulage / lâchage de chevaux.

1°) On est frustré, on est frustré, on en discute, on est toujours frustré, on en re-discute, on arrive pas à trouver de solution.

2°) On trouve un échappatoire par l'action.

3°) On se lâche et on exulte juste après l'action.

C'est ce moment juste après l'action qui traduit la personnalité profonde de chaque personnage et qui est intéressante à représenter. Et qui est représentée ici par des moyens purement chorégraphiques, purement graphiques.



Juste un peu après le tir.

Juste un peu après avoir évité le tir.

Juste un peu après le virage.

Juste un peu après le tir.

Juste un peu après s'être pris la balle dans la tête.

Juste un peu après la chute dans la flotte.

Exultation !

EST-CE QUE JE RACONTE N'IMPORTE QUOI ?

Oui, un peu (vous avez l'habitude).

Pour deux raisons.

Premièrement parce que, dans Mécanique céleste, la scène n'est pas uniquement représentée 5 dixièmes de seconde après l'action. On a également un enchaînement classique de cases une seconde, dix secondes après l'action.

Ici, on est à la fois juste 5 dixièmes après que le type touche l'eau, mais on est surtout 2 secondes après qu'il ait reçu la balle dans la tête. On garde le même concept, mais on l'adapte pour raconter quelque chose, quand même. On va pas mettre que des instants over-the-top sans aucune continuité narrative.

Deuxièmement parce que, dans Mécanique céleste, la scène n'est pas toujours représentée après l'action. On a également des enchaînements classiques de cases avant l'action.

OUI MAIS ATTENTION IL Y A UN "MAIS" !

Déjà, concernant la scène qui se poursuit après l'acmée de l'action. Oui, bien sûr, on ne va pas faire une bande dessinée qu'avec des moments over-the-top, ce serait trop épuisant, il faut bien développer les scène de manière un peu classique. Cependant, on peut malgré tout noter que Merwan se débrouille sans arrêt pour placer le moment de ses cases juste un peu après le moment clef de l'action (pas le moment du saut, mais le moment où le personnage est déjà en suspension, pas le moment de la réception, mais le moment où le personnage a déjà un peu rebondi par terre, pas le moment du tir de balle, mais le moment où la balle vient à peine de quitter les doigts de la tireuse, etc.). Cela permet, purement graphiquement, de représenter un moment un peu en suspend dans l'action (pas le moment de l'action pur mais le moment de relâchement un peu après l'action), un moment qui semble durer un peu plus longtemps, un moment durant lequel les personnages semblent pouvoir "garder la pause" un peu plus longtemps, un moment durant lequel leur chorégraphie, leur position corporelle semble pouvoir durer un peu plus longtemps, un moment qui valorise cette chorégraphie, cette position du corps, ce dessin.

Tout en suspension, on dirait du Noureev.

Ensuite, concernant l'action avant l'action...

Il y a d'abord les moments de pure non-action. Ce sont des moments de suspense ou le temps ne s'écoule pas, et où on peut passer cinq cases à détailler une situation sous tous les angles. Là, c'est un peu du Sergio Leone qui fait monter la pression sans qu'on sache qui va tirer le premier ni ce que vont faire les autres ensuite. C'est simplement pour capter notre attention et faire monter la sauce (on se retrouve un peu comme les personnages qui sont psychologiquement sous pression et qui ont besoin de l'action pour se lâcher ; on se retrouve sous pression et on attend que l'action pour jubiler).



Il y a presque plusieurs cases qui se passent en même temps, on est vraiment dans du temps suspendu, distendu, déformé.

Il y a ensuite les moments qui ne correspondent pas à ce que j'ai dit précédemment. Les moments où la case représente parfaitement le moment central de l'action, la fameuse acmée de l'action, ou ceux où la case se place juste avant cette acmée (j'aurais jamais autant écrit "acmée" de ma vie, avouez que c'est un mot difficile à placer dans vos sorties du vendredi soir au bar d'en face).

On ressent bien, la réflexion, le calcul, la concentration du gars qui essaye de faire quelque chose de pas facile facile.

Dans ce cas là, on se retrouve non pas dans la décharge d'énergie libératoire après l'action mais dans le calcul, la réflexion, l'anticipation des personnages pour savoir ce qu'ils vont faire (on est un peu comme dans un match de Rolland Garros avec la balle qui arrive sur un joueur et on ne sait pas s'il va la patater au fond du court à droite, la patater au fond du court à gauche, ou l'amortir comme un gros chacal près du filet). Ces cases sont aussi très intéressantes parce qu'on arrive presque à voir les personnages réfléchir en direct. On comprend, on ressent, on perçoit leurs questions. "Est-ce que je vais faire la passe ? Est-ce que je vais babouler un tir ? Est-ce que je vais essayer de l'embrouiller ?"

Comme pour tout ce qui a trait à ce qui se passe avant l'action, on s'intéresse ici à ce que les personnages pensent (comme lors des longues scènes de discussions qui préparent et exposent les enjeux de l'action qui va suivre), sauf que dans ce cas précis cela se passe sans dialogue. Juste par la position du corps, le choix du dessin, la focalisation plus forte sur les visages et les yeux des personnages, la contextualisation de l'action, le choix précis du moment décisif à représenter, on arrive à lire dans les personnages comme dans un livre ouvert.

Ainsi, quelles que soient les choix opérés, Merwan se débrouille pour refléter les pensées des personnages par l'action et ses corollaires (chorégraphie et choix du moment de l'action représenté).


1 commentaire:

  1. Vos explications et analyses sont très bienvenues quand on veut travailler la dramaturgie. Merci.

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