jeudi 6 août 2020

La bande dessinée comme une vanité.

En art, une vanité est la représentation symbolique du temps qui passe et qui détruit tout, même les entreprises humaines les plus grandioses. Inutile de croire que son existence a une quelconque justification : au final, on meurt et plus rien ne vaut grand chose.

La vanité est avant tout un genre pictural, dans lequel on représente allégoriquement un personnage coutoyant la mort. En général, c'est pas hyper compliqué : s'il y a un crâne dans l'image, c'est une vanité (le crâne représente ce que va devenir le personnage représenté).


Des crânes par çi, des crânes par là, des crânes partout.

La bande dessinée possède un atout que n'a pas la peinture : elle s'inscrit dans le temps. Elle peut, physiquement, en passant d'une case à une autre, montrer le temps qui passe (et qui détruit tout, donc). Elle peut, dans une première case, montrer un jeune homme plein d’idéaux et de grands desseins, et, la case suivante, le représenter vieux, affaibli, et brisé d'échecs successifs. C'est pas très gentil, mais c'est le genre qui veut ça.

Ici, je vais essayer de montrer trois manières de s'y prendre en bande dessinée, par quatre auteurs très différents : Gibbons et Moore, McGuire, Haugomat.

GIBBONS & MOORE.

Ils le font d'une manière finalement assez classique, sans vouloir tout chambouler, en maximisant simplement une approche "classique" de la bande dessinée.

Soit, dans Watchmen (couleur de John Higgins, traduction de Jean-Patrick Manchette) (oui, je reste sur cette traduction, je l'aime bien), le Docteur Manhattan qui, après une expérience scientifique, est devenu un super-héros capable de beaucoup beaucoup de choses, mais notamment de voir le futur. Et qui dit voir le futur dit voir la vieillesse de sa petite amie, par exemple, la mort de son collègue, la mort d'un peu tout le monde en fait, et l'inéluctabilité de ces morts. La vanité des choses, quoi.

Gibbons & Moore le font de deux manières : 

1°) Par une approche purement scénaristique dans laquelle on montre le Docteur Manhattan perdre petit à petit le contact avec le monde (puisque tout est inéluctable, rien ne sert à rien, tout est inutile, toute action ou toute émotion est vaine) (action vaine, vanité, vous voyez le truc).


2°) Par le découpage de certaines planches qui essayent de nous plonger dans la psyché du Docteur Manhattan. Comment voit-il les choses ? Bon. C'est un peu difficile d'imaginer les pensées d'un super héros invincible qui peut transmuter le plomb en or autant que de connaître les tirages du lotos de aujourd'hui jusqu'à la fin des temps. Alors ils prennent un chemin de traverse : le Docteur Manhattan pousse un autre personnage (Laurie Juspeczyk) à entrer dans ses souvenirs et se place ainsi dans un état proche de celui du Docteur, dans lequel passé, présent, futur se mélangent et n'ont plus vraiment de valeurs.



Ici, c'est le découpage qui crée la vanité.

RICHARD McGUIRE

Dans Here, McGuire représente exactement le même endroit un peu plus de 150 fois, à des dates différentes (ça peut aller de la préhistoire à un futur proche). Au début, on est un peu perdu, puis les mêmes personnages ont tendance à revenir, parfois plus jeunes, parfois plus vieux. On voyage dans le temps à travers les différentes pages du livre.

Deux détails plus sioux : 

1°) le livre est organisé en double page (1 double page = le lieu (la pliure du livre représentant un angle de mur dans la pièce)).

2°) On a pas forcément, sur une double page, une seule époque de représentée. Parfois, des cases sont placées dans la double page, qui ne sont pas toutes aux mêmes dates.


Ainsi, de nombreux effets se superposent. Le premier, le plus évident, est le même que celui observé dans Watchmen : on observe des personnages grandir, vieillir, disparaître. Le livre embrasse des vies entières en quelques pages. Le temps passe, et détruit tout. Le deuxième joue des différentes cases qui peuvent être placées dans une même double page : le contraste entre ces cases qui peut mettre côté à côte un événement tragique et une naissance, une mort et une simple perte de boucle d'oreille, un moment d'apaisement et ce qui se trouvait au même endroit il y a 10 000 ans (rien du tout) génère cette prise de conscience de la futilité des choses.





Enfin, le fait de n’observer toujours que le même lieu à différentes époques en confondant la pliure du livre et l'angle de la pièce place le lecteur dans une position très particulière : un point de vue à la fois externe et omniscient. D'un côté, on ne sait rien des personnages que ce qu'on en voit. On ne connait aucune de leurs pensées, uniquement leurs actes. On est un simple observateur. D'un autre côté on a une vision très globale, dans le temps, du lieu et des personnages. On en connait beaucoup plus sur le passé et le futur du lieu et d'eux-mêmes que n'importe lequel d'entre eux. On est une sorte d'observateur omniscient détaché sans aucun pouvoir d'intervention (comme Bill Murray dans un jour sans fin et Bruno Ganz dans les ailes du désir) (une référence pop, une référence intello, je me mets tout le monde dans la poche).

En fait, le livre nous place bien, cette fois-ci, dans la tête du Docteur Manhattan (un type capable de connaître tous les actes des personnes autour de lui, sans pouvoir y changer quoi que ce soit).

C'est de cette position que naît le sentiment de vanité : même omniscient, rien ne peut être changé.

Ici, c'est la composition qui crée cette vanité.

TOM HAUGOMAT

Dans À travers, Haugomat reprend un peut tous les éléments déjà vu, avec un pas de côté.

1°) Il ne s'attache pas à un lieu mais à un personnage. Chaque double page est centré sur le même personnage (page de gauche) et ce qu'il voit (page de droite). Le livre le suit de sa naissance à sa mort, à raison d'une double page par an (grosso modo).


2°) Comme dans les deux récits précédents, on observe les personnages vieillir et disparaître, accomplir de grands exploits (le personnage principal deviendra astronaute) mais en vain (vain, vanité, tout ça).



3°) Nous épousons le même point de vue que dans Here : nous sommes à la fois omniscients temporellement, totalement extérieurs aux pensées des personnages, impuissants à influer sur quoi que ce soit. 

4°) À ce point de vue de lecteur omniscient/extérieur/impuissant s'ajoute le point de vue du personnage principal (puisque, je le rappelle, chaque double page est centré sur le personnage principal (page de gauche) et ce qu'il voit (page de droite)). Ainsi, nous faisons sans cesse la navette entre notre point de vue de lecteur (qui est imprégné de vanité) et le point de vue du personnage (qui n'est pas spécialement connoté, même si ce qu'il vit n'est pas toujours très rose) (mais ce n'est pas un point de vue expressément allégorique sur la vie, la mort, et patati). Au final, ça fait chboum là dedans et les deux points de vues en viennent à s'interpénétrer. Notre point de vue de lecteur déteint sur le personnage et nous avons l'impression qu'il jette sur tout ce qui l'entoure un regard sinon de vanité mais bien de nostalgie ou de mélancolie. C'est bien sûr bien le cas dans certaines scènes (quand il regarde les photographies de ses parents morts) mais pas du tout dans d'autres (quand il regarde la fille dont il est amoureux ou son père fumer à l'extérieur de la maison). Pourtant, cette interpénétration génère en nous l'impression que le personnage, aussi jeune soit-il, a déjà l'idée de la vanité de ce qu'il observe (SPOILER il finira par se séparer de sa femme, son père mourra FIN SPOILER). Le personnage vit les situations à travers nos propres sentiments de vacuité.



Ici, c'est la construction d'un double point de vue qui crée ce sentiment.

Point de vue, composition, découpage, des questions extrêmement importantes en bande dessinée, qui trouvent réponses à la fois innovantes et porteuses de sens dans ces trois récits.

2 commentaires:

  1. Article très intéressant. En littérature "classique", à rapprocher de "La vie, mode d'emploi" de Georges Perec.

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    1. Oui, c'est très vrai. Avec une différence quand même : ici, les bandes dessinées jouent beaucoup sur la question du point de vue, avec le lecteur qui regarde la scène ; chez Perec, ce processus est remplacé par sa manière d'épuiser un sujet / un lieu / un appartement.

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