jeudi 30 mai 2013

La bande dessinée est humaine.

Bouzard (alors, là, je n'ai pas trouvé de lien sur internet ; à la rigueur, il y a ça ; qu'est-ce que c'est que ces auteurs qui ne sont pas 2.0) prend les choses en main et nous règle définitivement cette histoire de relation lecteur-auteur, parce que ça va bien maintenant.

Bouzard et Philippe Ory, Football Football – tome 1, Dargaud.

Là, on ne peut plus s’échapper. Ça va bien les « l’auteur est présent de manière diffuse un peu partout dans sa propre bande dessinée ». Non. Dans celle-ci, l’auteur s’adresse à nous. Il se dessine. Il s’incarne. Il est le plus proche possible de ce qu’on pourrait imaginer d’une figure littéraire dont on entendrait la « voix ». (Mais en fait non, hein, je vous grille la fin.)

Ne nous voilons pas la face, l’auteur nous parle, l’auteur existe.

TOUT D'ABORD, UN PETIT RÉCAPITULATIF DES ÉPISODES ANTÉRIEURS.
On a vu dans un précédent message (enfin, j'ai essayé de l'expliquer mais bon, je suis pas certain d'avoir été super super clair) que Binet, en fait, était partout et nulle part à la fois. Il était dans le dessin, il était dans le rythme, il était dans TOUS les personnages, bref, il était dans tous les détails de sa bande dessinée.

Très peu de traits pour tout exprimer. Tous les traits comptent. L'auteur est partout.

Si on y réfléchit, cette remarque s'applique également à Guibert et son ami Cope. Ce n'est pas Cope que nous voyons, c'est l'image que Guibert a des souvenirs de Cope. Encore une fois, ce sont les pensées que Guibert a eues (au moment d'écouter les souvenirs de son ami) et dans lesquels nous pénétrons. Toujours cette histoire d’accueillir dans notre caboche les rêves de quelqu'un d'autre.


 Vieille dame ou jeune garçon, les deux personnages se souviennent en beige, de 3/4 droit, en faisant la moue.

Nous accueillons SES rêves, SES pensées, SES souvenirs. Donc, forcément, là aussi, l'auteur est partout, dans le moindre détail de ce monde qu'il se construit dans sa petite tête. 

MAIS !

On n’accueille pas une espèce de gros goujat qui sent des pieds et qui commence par vous apostropher « Et alors là, ptite tête, le mec, tu sais ce que je lui dit, hé bien je lui dit d'aller se faire shampouiner ! Voilà c'que j'lui dit ! Parce que c'est pas ça le vrai monde ! Le vrai monde, laisse moi t'expliquer ce que c'est... ». Là encore, le dessin met forcément une distance. Du coup, la bande dessinée ne peut pas être confondue avec le monde réel, ne peut pas être prise comme « modèle » (ce que certains critiques de cinéma font des fois en délirant sur le thème du « ce film nous montre les choses terribles qui se passent en banlieue / en Afrique / en politique / chez ma belle-mère ») (alors que non, c'est juste une représentation, une fiction, c'est pas pour de vrai ; ça peut à la rigueur servir un propos, mais ce n'est en rien un argument ou une preuve). Le dessin, lui, nous hurle dans les oreilles : « Hé, banane, c'est pas réel, c'est juste une représentation ! Tu crois pas que si Astérix avait vraiment un nez de cette dimension, il ferait que tomber en avant sous son poids ? Hein ? ».

Hé bin avec Bouzard c'est pareil.


Non mais franchement ? Vous croyez que c'est possible une fracture comme celle-ci ? Mais ne soyez donc pas si naïf ! Et qu'est-ce que c'est encore que ces nez ? C'est une névrose, ou bien ? Y en a qui essayent de compenser quelque chose, ici...

Cette propriété du dessin-réel-mais-pas-trop-quand-même s'applique aussi à la figure de « l'auteur » (à dire avec une voix grave et sérieuse).

ALORS, OUI, CERTES, ON VOIT BOUZARD DANS SA BANDE DESSINÉE...

MAIS !

On voit une simple représentation de Bouzard avec un gros nez et une sorte de houpette-à-la-Tintin-mais-derrière. Là encore, le dessin nous dit : « Gros nul, tu vois pas que c'est du pipeau, tu crois vraiment que Bouzard a cette bouille pas possible ? Mais bien sûr que non ! » (le dessin est décidément très familier avec nous, ça commence à bien faire).

La ressemblance de Bouzard avec Tintin est criante.

D'ailleurs, on peut noter que, quand Bouzard veut donner l'impression que quelqu'un de réel parle, il n'utilise pas de dessin, juste du texte, comme dans un roman (là où la voix de l'auteur est prépondérante) mais que dès qu'il veut mettre une distance, le dessin réapparaît.

Feinte de vraie voix.

En se faisant apparaître dans sa propre bande dessinée, Bouzard ne se met pas en scène lui-même. Il met en scène ses propres pensées. Il nous surligne trois fois le fait que ce sont ses goûts, ses idées personnelles qui se trouvent mises en scène dans la bande dessinée.

Bouzard se met en scène pour, en fait, mettre en scène ses pensées.

L’auteur n’est plus un « raconteur tout puissant » mais essaye de se faire comprendre au mieux de son lecteur en lui dessinant, en quelque sorte, des schémas. (« Alors, là, tu vois, Zuberbühler il s’avance, face à la cage, tranquillement, tout gonflé de l’arrogance de ses 21 ans. Attends, c’est pas clair, je vais te faire un dessin sur un coin de table, comme ça tu seras fixé. »)

Rodolphe Töpffer joue sur la forme et sur le fond, d’accord.
Mais il conserve un aspect schématique, crobardé.

Que ce soit dans la bande dessinée de Guibert ou dans celle de Bouzard, ou celle de n'importe qui, on partage des souvenirs, des pensées, des anecdotes. La bande dessinée est faite pour ça. Elle est, presque malgré elle, construite pour exceller dans ce domaine. Que ce soit les pensées de l’auteur, celles d’une tierce personne, ou même celles d’un personnage fictif. Ce qui prend corps, ce n’est pas le narrateur, c’est ce qu’il narre. Ce n’est pas qui se souvient, mais ce dont il se souvient.

Bouzard nous montre son quotidien (romancé, hein) et cela fait écho au nôtre.
Sfar se cache derrière Pascin, et nous avons envie de nous y cacher aussi.

Chez Guibert, on est en empathie avec les souvenirs du narrateur, souvenirs qui forment la matière et la structure du récit. 

Chez Bouzard, on est en empathie avec les anecdotes/réflexions du narrateur, réflexions qui forment aussi la matière et la structure du récit. 

La page de Bouzard qui nous occupe mêle : une vraie-fausse lettre de lecteur, une petite histoire, des souvenirs sur Eric Cantona et des souvenirs sur Georges Best. Tous ces éléments s'y mélangent, comme les pensées se mélangent dans la tête de quelqu'un. (Un peu comme chez Blueberry.) Du coup, encore une fois, le récit en lui-même apparaît comme une pensée vivante, mouvante, dans laquelle on peut se reconnaître.

En fait, dans une bande dessinée, on entre en empathie avec le récit lui-même. La bande dessinée, en elle-même, est un souvenir / un pensée / un rêve.

MAIS, BON, COMME D'HABITUDE, HEIN, A QUOI ÇA SERT TOUT CE PATAQUÈS ? J’EN FAIS QUOI, MOI, DE CES PENSÉES ?

Cela nous permet (en sus de s'identifier aux personnages) de s'approprier directement les pensées représentées dans le livre. Se dire, non plus seulement « ces personnages me ressemblent » mais aussi  « ces pensées ressemblent aux miennes ».

Au final, on se dit alors « cette bande dessinée me ressemble ».

Tout cela rejoint alors l'objectif d'Astérix, qui était de faire de l'art à partir des comportements humains que nous reconnaîtrions dans une bande dessinée. Sauf que nous nous reconnaissons cette fois-ci dans la variété, le mouvement, la versatilité, l'humanité des pensées représentées dans le récit.

Voilà pourquoi on aime la bande dessinée… La bande dessinée est humaine... Comme nous.

C'est la bande dessinée en elle-même qui nous semble humaine, vivante, changeante et qui crée l'impression artistique.

vendredi 24 mai 2013

La bande dessinée, c'est du grand art.

Uderzo, Goscinny et leur coloriste-sans-nom nous montrent que la bande dessinée, même avec des gros nez et des rayures verticales qui amincissent, peut être un reflet exact de la réalité.
  
Albert Uderzo (de qui sont les couleurs ? Mystère...) & René Goscinny, Astérix en Corse, Dargaud.
(Plus précisément, la première page d'Astérix en Corse.)

Quand j'étais enfant, ce que je trouvais vraiment épatant dans les Astérix, c'était que les personnages s'y engueulaient exactement comme mes parents (surtout, bien sûr, Bonnemine et Abraracourcix).

C'est ce qui fait, de toute éternité, la caractéristique et la force des aventures d'Astérix et Obélix. Créer une bande dessinée historique, supposée culturellement éloignée de la notre, pour mieux faire ressortir les points communs que nous avons avec tout ce petit monde.

Cet aspect est particulièrement prégnant dans la première page (présentée ici) d'Astérix en Corse.

Les auteurs réalisent un parallèle entre les enfants du village et les adultes qu'ils imitent. Sauf que les enfants n'imitent pas simplement les comportement de leurs parents. Ils imitent également la mécanique générale du récit.

On pourra donc observer dans cet album :
  • La diversité des gens (beaucoup de nations défilent dans le livre).
United Colors of plein de têtes.

Comme au rugby, il faut se retrouver sur les valeurs.

  • Les relations entre amis (Astérix et Obélix, bien sûr).
 C'est vrai ça ! Et pourquoi Obélix a pas droit à la potion magique ?

Se réjouir des choses simples...

  • Les relations entre « collègues » (qui rappellent drôlement des parents à la sortie de l’école).

Névroses parentales transmises aux enfants.

Haha, sacré eux !

  • Les relations dans la famille.
Oui, maman...

Oui, maman...
(Au passage, un bien beau message féministe sur la nécessité des femmes à la cuisine pendant que les hommes s'amusent.)

  • Et bien sûr, les enfants qui s'amusent.
Sont-y-pas mignons ?


Sont-y-pas mignons ?

Bref, en fait, les enfants sont utilisés pour nous présenter tous les ingrédients d'Astérix...

Et, en sus, ils permettent d'expliquer comment réaliser la recette...

Astérix, en une case.

Des enfants s'amusent donc à être des romains et des gaulois qui se battent (les auteurs s'amusent à raconter des histoires de romains et de gaulois qui se battent), pour finalement sortir du jeu et reproduire les comportements de leurs parents (pour finalement sortir du récit et reproduire les comportements de leurs contemporains).

Ils jouent comme des enfant, et juste après ils se disputent comme des grands.

Le contexte général de la guerre des Gaules ne tient pas bien longtemps (le jeu des enfants ne dure pas bien longtemps) et laisse rentrer le côté humain des personnages (les disputes) : un comportement qui ressort du récit historique-péplum-sérieux-entre-ici-Jean-Moulin parce qu'il est en rupture avec celui-ci (le côté parodique de Astérix et Obélix) et parce qu'il sonne vrai (la volonté des auteurs de représenter des personnages les plus réalistes et humains possibles).

Le côté humain des engueulades entre Obélix et Astérix allié au côté over-the-top du démontage de romains.


Over-the-top et engueulades, donc.

On peut remarquer que le dessin et le scénario sont à l'unisson de ce projet. Tout ce qui est dit est à la fois vrai et exagéré. Tout ce qui est dessiné est vrai et exagéré (les fameux nez !). Toutes les postures, les actions, sont à la fois vraies et exagérées. Tout est juste dans le ton, le vocabulaire, le rythme. Tout est juste dans les postures, les attitudes, les morphologies (même si caricaturales).

PETITE PAUSE : OBELIX, CE PERSONNAGE HYPER RÉALISTE.

Obélix et compagnie.

Obélix a des jambes arquées / pliées. Parce qu'il est très gros, et que c'est difficile de soutenir ce gros ventre pour ces petites jambes (qui sont petites parce que tous les personnages ont de petites jambes)...

Obélix a un pantalon qui lui arrive au plexus. Parce que là, il est calé. Et que, sinon, il ne ferait que tomber (ou alors il lui faudrait des bretelles).

Obélix a le gras des bras qui pendouille-mais-pas-trop. Exactement comme dans la vraie vie.

Obélix est l'exemple type du système « vrai et exagéré » des auteurs : un personnage exagérément gros, qui répond aux lois de la vraie physique.

ET ON Y RETOURNE.

Ainsi, les histoires d'Astérix et Obélix sont une lutte permanente contre l'idéalisation. Les auteurs cherchent, au contraire, la normalité physique autant que psychologique. Les héros se disputent, les héros se charrient, les héros tiennent les uns aux autres. Les héros sont petits, grands, poilus, chauves, gros, ou simplement enrobés.

Toutes les couleurs de la vie.

Les auteurs ne veulent pas décrire un monde tel qu'il pourrait être, ou un monde qui pourrait nous faire rêver, nous inspirer. Il veulent décrire notre monde.

Ils ne veulent pas qu'on s'imagine pouvoir être Tom Cruise sauvant le président de l'ONU le jour de la fin du monde (ce qui serait, du coup, un peu vain). Ils veulent simplement tendre un miroir dans lequel on se reconnaisse.

Le seul idéalisme que l'on pourrait voir passe au travers d'une sorte de trans-nationalisme, puisque dans cet album il n'y a pas simplement des petits et des gros, il y a aussi des petits espagnols et de gros anglais. Une certaine vision universaliste, donc. (Goscinny était d'ailleurs assez énervé du parallèle de Gaulle / Astérix fait dans les années soixante par les médias. Pour lui, ayant passé son enfance en Argentine et ayant débuté sa vie professionnelle aux États-Unis, la notion de nation était très floue. Et cela rejoint donc le propos des livres. Décrire l'humain. Qui, comme les nuages radioactifs, ne s'arrête pas à une frontière.)

Idéalisme trans-nationalo-régional : taper sur les romains.

Bon, d'accord...

Mais à quoi ça sert de tendre ce miroir ?

On a vu précédemment que l'art essayait de « produire chez l’homme un état de sensibilité et d’éveil ».

Et c'est ce que font Uderzo et Goscinny en nous faisant nous reconnaître dans leurs personnages.

Ils semblent réels. Leur monde semble être le nôtre. L'humanité des personnages devient la matière créée par le livre. Il semble que nous voyions mieux certains aspects de nos vies sous le coup de projecteur des auteurs. Il semble que nous soyons plus sensibles, plus éveillés à notre propre vie.

Les auteurs ne cherchent ni la vraisemblance (la potion magique, bha oui!) ni le vrai (les gaulois gagnent, César est vert de peur) mais à créer cette impression de vrai en rendant saillants les différents aspects de notre vie au travers des décalages historiques.

Cela crée donc une sorte de cercle vertueux de « réalité ».

On se dit réellement « Sont-y-pas mignons ? ». 
On opère réellement un parallèle entre ces enfants et ceux de notre époque. Seuls les costumes changent.

Les auteurs insufflent de la « vraie vie » dans des personnages. Le lecteur reconnaît cette « vraie vie » et se l'approprie d'autant plus facilement. Du coup, le lecteur insuffle lui aussi sa « vraie vie » (en se rappelant les engueulades de ses parents, les jeux des enfants). Le récit n'en semble que plus « vrai ». Le lecteur n'en est que plus « éveillé ».

Du grand art, donc.

vendredi 17 mai 2013

La bande dessinée, c’est du Flaubert.

Binet nous explique comment être un auteur invisible, caché dans les moindres recoins de son œuvre.

Binet, Haut de gamme – volume 1 – Bas de gamme, Dargaud.

Nous n’en avons toujours pas fini avec cette histoire d’auteur, et de sa place par rapport au lecteur… Pour nous aider, faisons appel aux grands anciens et voyons donc un peu ce que Gustave Flaubert dit dans sa correspondance à propos de tout ça :

« C'est un de mes principes, qu'il ne faut pas s'écrire. L'artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant […]. »

Binet applique donc cet espèce d’aphorisme et se cache sous la forme d’une abstraction : la musique.

Portrait de l’auteur, là, en haut.

Tout le livre tourne autour de la musique, du rapport des différents personnages à la musique, de la définition même de la musique. La passion de Binet pour la musique diffuse dans toutes les pages du livre. Il y est à la fois invisible (on ne voit pas Binet se balader dans ses pages) et tout-puissant (sa passion décide des sujets, des personnages, du rythme, etc.).

« L'auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans l'univers, présent partout, et visible nulle part. L'art étant une seconde nature, le créateur de cette nature-là doit agir par des procédés analogues : que l'on sente dans tous les atomes, à tous les aspects, une impassibilité cachée et infinie. »

Binet est parmi nous, alléluia.

Binet se trouve donc dans TOUS les sujets de la case (et de l’histoire) (et du livre). La musique ? Une des passions de l’auteur, assurément. Le dialogue ? Deux manières d’appréhender cette musique, qui existent bien-sûr « pour de vrai », que l’auteur a sûrement rencontrées, et qu’il met en scène. Les deux personnages ? On ne va pas dire qu’ils sont « inspirés de faits réels », mais bon, disons qu’ils synthétisent des caractères assez faciles à observer dans toutes les écoles de musique. Et puis le piano. Ou comme dit tonton Gustave :

« Il ne s’agit pas seulement de voir, il faut arranger et fondre ce que l’on a vu. La Réalité, selon moi, ne doit être qu’un tremplin. »

Est-ce que Binet prend parti ? Est-ce qu’il apparaît plus dans un personnage que dans un autre ? Pas spécialement. Les personnages exposent simplement deux opinions opposées sur cette musique (celle de Chopin).

Plus prosaïquement (parce qu’effectivement cet argument était un peu vaseux), Binet passe l’ensemble du bouquin à agonir Chopin tout en mettant en exergue d’y-celui un très joli « Pardon, Chopin… » qui rétablit un peu la vérité. 1 partout la balle au centre. Binet est bien cet auteur flaubertien qui ne donne pas réellement son opinion et aborde « une impassibilité cachée et infinie ».

Mince, Binet est Dieu.

Et puis bien sûr, Binet est partout dans son dessin, hein, pas la peine de le préciser mais bon je le fais quand même.

On touche là, vraiment VRAIMENT, à la plus grande force de la bande dessinée (selon moi). Flaubert veut se dissoudre dans son œuvre. Bon. Mais il galère comme un chacal. Bon. Parce qu’il est difficile pour un romancier de « disparaître », qu’on entend toujours « sa voix », qu’on a toujours l’impression qu’il nous parle, à nous, et de par ce fait, qu’il flotte au-dessus de nous. Bon.

Binet, lui, l’air de rien, a réussi à disparaître, à se dissoudre dans son œuvre, sans même forcer.

Cela ne veut pas dire qu’il renonce au style. Non. On sent indubitablement sa présence : le dessin est là pour qu’on ne confonde pas une bande dessinée de Reiser avec une bande dessinée de Hergé. On sait indubitablement qu’il y a un ou des auteurs, qui irriguent la moindre case, le moindre trait (« dans tous les atomes, à tous les aspects »), mais on ne l’identifie pas en tant que personne s’adressant directement à nous (« il ne faut pas s'écrire »). Il s’est en fait caché dans tous les aspects de l’univers que nous observons.

« Rappelons-nous toujours que l’impersonnalité est le signe de la force ; absorbons l’objectif et qu’il circule en nous, qu’il se reproduise au dehors sans qu’on puisse rien comprendre à cette chimie merveilleuse. Notre cœur ne doit être bon qu’à sentir celui des autres. Soyons des miroirs grossissants de la vérité externe. »

Grosso modo, en ne pensant pas à se mettre dans sa propre œuvre, l’auteur va y mettre tout ce qui lui passe sous la main, et donc il va fatalement y mettre du réel et du vrai.

Ces personnages font de l’art sans le savoir.

De fait, c’est bien ce que fait Binet. Il ne parle pas spécialement de lui. On ne connaît finalement pas son opinion sur Chopin. Mais sa passion de la musique, de la bande dessinée, des gens, arrivent à nous rendre « vrais » ces personnages. On croit à leurs oppositions. On croit en leurs dialogues. On se dit « bon bin d’accord, ils n’existent pas, mais ce genre de conversation pourrait très bien avoir lieu ». Binet, crée une impression de vérité. Il fait de l’art. Et justement :

« J’éclate de colères et d’indignations rentrées. Mais dans l’idéal que j’ai de l’Art, je crois qu’on ne doit rien montrer, des siennes, et que l’Artiste ne doit pas plus apparaître dans son œuvre que Dieu dans la nature. L’homme n’est rien, l’œuvre tout ! »

Ce qui, chez Binet, donne cette case :

L’auteur est pudique, il se cache.

Elle n’a l’air de rien, cette case, hein ? Et c’est bien pour ça qu’elle correspond parfaitement à ce que dit Flaubert.

En vrai, Binet a besoin de relancer son dialogue. Il n’est pas arrivé à la fin de sa page. Il ne peut pas dessiner sa chute. Alors il refait se disputer les deux personnages sur deux autres cases, avant de balancer la fin de l’histoire. En technique, on pourrait dire que c’est une « relance des enjeux narratifs par un renforcement des antagonismes ». Aha. Ça calme.

Deux cases qui jouent la montre avant le dernier strip et le gag final.

Mais nous ne percevons pas ces deux cases comme « une intervention de l’auteur pour ménager ses effets » (pour préparer la montée vers le gag final, pour soigner le rythme du récit), on n’entend pas du tout Binet nous dire « allez, c’est reparti, encore deux cases ». Cette accalmie / reprise est motivée factuellement par les personnages (qui sont chafouins) et par la musique même (qui se la joue grands sentiments et fait elle-même une pause). Et il ne nous vient pas du tout à l’idée que ces deux cases pourraient avoir une autre fonction. L’auteur s’est, en apparence, complètement effacé. La grande classe.

Machiavel encore plus machiavélique parce qu’il se cache.

Dans cette nouvelle case, par exemple, la pianiste a arrêté de jouer. Donc il n’y a plus de musique dans le haut de la case. C’est LOGIQUE. Rien ne choque le lecteur. Du coup, il y a un grand espace blanc. Cet espace blanc est motivé dans le récit par l’absence de musique. MAIS EN FAIT il est surtout motivé par Binet parce qu’une grande case vide donne l’impression que beaucoup de temps s’écoule dedans, qu’ainsi il modifie le rythme de sa bande dessinée, que sa chute paraîtra d’autant plus brusque, et que la dernière réplique claquera.

Là encore, l’auteur manipule le rythme du récit en se cachant derrière les élément même de ce récit.



Le rythme est différent, l’effet est différent, la narration est moins souple.
L’auteur intervient dans le rythme de la lecture déguisé en partition de musique.

Ce qui nous fait retomber sur une citation de Flaubert :

« La forme ne peut se produire sans l'idée et l'idée sans la forme. Je crois la forme et le fond deux subtilités, deux entités qui n'existent jamais l'une sans l'autre. »

Forcément, hein. Puisque l’auteur avance masqué, qu’il se cache, il faut bien qu’il se cache quelque part. Ce qu’il est, ce qu’il pense, ce qu’il fait, comment il compose, bref, ce qu’on appelle le fond, ne va plus s’afficher au grand jour, avec des flèches et des gros panneaux en néon qui clignotent « Je pense ceci », « Je dis cela ».

Tous ces éléments vont donc se cacher dans ce qu’on appelle un peu abusivement la forme. Et quelle forme plus pure que le dessin ?

Fond déguisé en dessin de professeur de piano blasé.

Qu’est-ce qui est en apparence plus superficielformel et qui ne trahit en fait que des choix fondamentaux qu’un dessin ? On pourrait reprendre toutes les citations de Flaubert et les appliquer directement au dessin de Binet :

« L'artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant […]. »

On a déjà vu que Binet, par définition était dans le moindre trait.

C’est un élément consubstantiel de sa bande dessinée. Comme il y a des vaisseaux spatiaux dans une bande dessinée de science fiction, et que cela nous parait naturel (alors que ça n’existe pas), il y a des personnages avec des très très gros nez (par exemple) dans une bande dessinée de Binet. Ce n’est pas plus choquant que ça. Ce sont simplement les règles d’un univers, des règles que nous comprenons et que nous intégrons.

Tout le monde est horrifié par cette image.

Personne n’est choqué par celle-ci.

Parce qu'il s'agit bien de ça : intégrer les codes de représentation (autrement dit le style, autrement dit pour tonton Gustave « comment qu’il parle », et plus largement pour des auteurs de bande dessinée « comment qu’ils s’expriment ») et évoluer dedans sans même plus nous en apercevoir.

Cet aspect qui met la forme (le trait, le dessin, ces fameuses règles de représentation) au premier plan permet de créer du fond sans presque que le lecteur ne s’en rende compte. Car, comme le dis Gus :

« La forme ne peut se produire sans l'idée et l'idée sans la forme. »

Le fond du fond.

Il faut bien représenter le personnage… Sauf que, bien sûr, pas le moindre trait n’est innocent. Le trait qui forme la bouche crée du fond. La position du corps crée du fond. Une cerne dit quelque chose. Deux cernes disent autres choses. Deux cernes et des rides sur le front créent encore un fond différent. La manière de représenter la veste (sans s'embêter à dessiner les surcoutures, allant à l'essentiel, au vrai, n’accaparant pas toute l’attention) crée du fond.

On pourrait retirer UN SEUL trait, et l’idée, le sentiment que transmet ce dessin changerait du tout au tout.

Bien évidemment que, en bande dessinée peut être plus qu’ailleurs, la forme ne peut se produire sans l'idée et l'idée sans la forme.

Et c’est la suprême élégance, l’aspect formel le plus abouti, la stylisation la plus fine de la bande dessinée, que d’arriver à sans cesse le faire oublier au lecteur.

jeudi 9 mai 2013

La bande dessinée s'identifie.

Kyle Baker nous explique que, ça va bien les Guibert, ça va bien les auteurs, ça va bien de voyager avec des amis... S'il ne s'agit pas de mettre en scène des souvenirs, on peut utiliser les mêmes tactiques, non ? C'est pas interdit quand même ?



Kyle Baker, Pourquoi je déteste Saturne, Vertigo & Delcourt.

Oui, donc, en forme de complément au précédent message, je tiens à préciser que, apparemment, Guibert n’est pas le seul à utiliser cette espèce de contexte « assis au coin du feu avec des copains ».

D'autres auteurs peuvent le faire, et dans des situations bien différentes.

Chez Kyle Baker, par exemple, on se crie dessus en direct et en voix off. 

Le personnage principal soigne son syndrome de dépersonnalisation en se parlant à elle-même, certes, mais dans une bande dessinée.

Le « système narratif » est un peu équivalent à celui de Guibert. On a de la monochromie (noir + blanc + une seule autre couleur) (dans les deux cas, c'est du beige) (je ne juge pas, je constate). On a une attention portée sur les personnages. On a une mise en scène de leurs pensées et de leurs dialogues via des narratifs. Et puis, donc, on a ce lecteur qui se trouve toujours proche des personnages, comme s'il était planqué dans un coin de la pièce en train d'observer tout ça.

On note que l'auteur triche un peu sur le mobilier, foutu n'importe comment, juste pour faire style au premier plan.
C'est pas joli-joli.

L'ambiance est très différente entre les deux récits. D'un côté nous avions des souvenirs. Des souvenirs émouvants, en plus. Ici, nous avons deux personnages qui se prennent le chou.

D'un côté, nous restions à bonne distance pour respecter l'échange entre les deux personnages. Ici, c'est le souk, les personnages crient, se moquent autant des voisins du dessus que de nous-même, alors on peut se rapprocher. Pour essayer de les séparer, qui sait. On n'est pas obligé de garder une distance polie. Ça ne transmettrait, au mieux, que de l'ennui face à l'engueulade. On peut se rapprocher pour ressentir « l'énergie » de la scène.




Non, ne vous impliquez pas, ça va mal finir !

Ce qui rapproche beaucoup cette bande dessinée de celle de Guibert, c'est que les dialogues sont « off », en dehors de la case (chez Guibert, ce sont des narratifs, ici, ils sont vraiment en dehors de la case). Du coup, dans les deux cas,  le dessin et l'écrit font des boulots très distincts : 
  • Au dessin, la mission de transmettre une ambiance (luxe, calme et nostalgie chez Guibert ; tempête et rock 'n' roll chez Baker), ambiance dans laquelle est englobé le lecteur grâce aux différents cadrages. Les dessins ne disent pas simplement : « vous êtes ici chez vous, asseyez-vous sur le canapé, participez donc à la conversation » ; ils surenchérissent en transmettant l'état d'esprit général du lieu dans lequel est supposé se trouver le lecteur (on ne ressent pas la même chose si on est assis sur le canapé d'une vielle dame qui prépare des cookies ou si on est assis sur la chaise en métal froid d'une gare, un soir de neige à 23 heures) (on ne ressent pas la même chose si on discute avec une vielle pianiste ou si on est au milieu d'une bonne gueulante entre deux sœurs) (les cadrages sont donc différents).
  • Au texte (qui est hors de la case), la mission de transmettre ce qui est « hors champ » (ce qui est hors de la case) et qu'on ne peut pas juste deviner en observant les protagonistes (l'explication de la situation de la pianiste chez Guibert ; l'explication de ce qu'a fait l'une des deux sœurs chez Baker ; deux actions qui se sont passées avant les scènes respectives).

Au final, pour les deux bandes dessinées, parce que les dessins sont occupés à « inclure » le lecteur, à le placer au milieu des personnages, et à lui expliquer dans quel genre d'endroit il est tombé, bref, à abattre un boulot dingue « d'ambiance », ces mêmes dessins ont besoin d'un peu d'aide (l'écrit en voix off) quand il s'agit d'expliquer des actions plus prosaïques. 

Le dessin transmet les sentiments. L'écrit transmet les actions.

Et, alors, histoire de montrer que cette méthode « d'inclusion du lecteur » peut être utilisé par vraiment n'importe qui, devinez voir où on la retrouve ? Mais oui. Dans Rio Bravo, de Howard Hawks.

Quand Hollywood copiait honteusement la bande dessinée française.

Si on regarde les différents photogrammes de cette scène, on s’aperçoit que la méthode est vraiment identique. 

Tout d'abord un plan général, parce qu'on est encore extérieur à toute cette joyeuse bande de couettes copains.

Puis on se rapproche. On fait style qu'on s'intéresse au mec qui chante.

On se rapproche encore. On est maintenant au même niveau qu'un peu tout le monde.

Nous sommes maintenant carrément au niveau du vieux. Ils nous ont presque accepté. Ils vont quand même pas nous obliger à dégager maintenant, ces bouseux.

On finit au milieu d'eux, entre toutes les chaises. On lève alors la tête, et c'est le drame. On surprend le regard de John Wayne. Un regard de grand benêt.

Surtout, il y a dans cette scène la même séparation entre une « image inclusive qui nous donne l'ambiance » (une ambiance western, avec des plans américains ni trop éloignés - on est chaleureux - ni trop proches - mais on reste virils, ho !) et une « voix off qui nous explique la situation ».

Alors, en guise de voix off, on aurait pu avoir du bien balourd, du genre :

On est pas bien, là, entre mecs, sans bonnes femmes pour nous faire chier ?

Mais nous n'avons pas affaire à un balourd. Nous avons affaire à Howard Hawks. Il fait donc passer l'explication de la scène par une des armes fatales du cinéma : la musique (et ici, une petite chansonnette country qui nous dit toute la camaraderie ressentie par les différents protagonistes, simplement parce que tous participent à la fête ; une chanson qui montre et scelle une amitié).

Dans les deux (les trois) cas évoqués, on n'est pas seulement avec les personnages parce qu'on se trouve dans la même pièce, on est également avec eux parce qu'on comprend parfaitement leurs états d'esprit.

Les images nous expliquent le contexte (nostalgie, engueulade, amitié virile), nous font partager la vie des protagonistes.

Les textes (souvenirs, dialogues, chansons) nous expliquent leurs situations (pianiste triste, sœurs paumées, cow-boys amicaux).

Dans les trois cas, il s'agit de traiter de rapports très forts entre différents protagonistes : les souvenirs d'un meilleur ami chez Guibert ; les relations fraternelles tendues au bord de la rupture chez Baker ; la prise de conscience de très fortes amitiés chez Hawks. (Au contraire des deux autres auteurs, Guibert utilisera cette méthode tout du livre durant, puisque les souvenirs de son meilleur ami constituent l'ensemble du livre.)

Donc, a chaque fois qu'il faut « mettre sur le devant de la scène le côté humain des choses », cela peut ne pas être stupide d'inclure le lecteur dans la scène qui se déroule sous ses yeux (pour qu'il apporte sa propre humanité, pour qu'il s'implique).

Quand les visage des deux filles se rapprochent, le lecteur se rapproche aussi d'elles.
Baker implique tellement le lecteur qu'il participe presque à la dispute. 

Il y a ainsi un double mouvement : on connaît les pensées des personnages (les personnages se rapprochent de nous) et on se met à leur place (nous nous rapprochons des personnages). Au final, à force de rapprochement, les positions du lecteur et des personnages se confondent, et l'identification, si elle n'est pas totale, est drôlement bien renforcée.