Kyle Baker nous explique que, ça va bien les Guibert, ça va bien les auteurs, ça va bien de voyager avec des amis... S'il ne s'agit pas de mettre en scène des souvenirs, on peut utiliser les mêmes tactiques, non ? C'est pas interdit quand même ?
Kyle Baker, Pourquoi je déteste Saturne, Vertigo & Delcourt.
Oui, donc, en forme de complément au précédent message, je tiens à préciser que, apparemment, Guibert n’est pas le seul à utiliser cette espèce de contexte « assis au coin du feu avec des copains ».
D'autres auteurs peuvent le faire, et dans des situations bien différentes.
Chez Kyle Baker, par exemple, on se crie dessus en direct et en voix off.
Le personnage principal soigne son syndrome de dépersonnalisation en se parlant à elle-même, certes, mais dans une bande dessinée.
Le « système narratif » est un peu équivalent à celui de Guibert. On a de la monochromie (noir + blanc + une seule autre couleur) (dans les deux cas, c'est du beige) (je ne juge pas, je constate). On a une attention portée sur les personnages. On a une mise en scène de leurs pensées et de leurs dialogues via des narratifs. Et puis, donc, on a ce lecteur qui se trouve toujours proche des personnages, comme s'il était planqué dans un coin de la pièce en train d'observer tout ça.
On note que l'auteur triche un peu sur le mobilier, foutu n'importe comment, juste pour faire style au premier plan.
C'est pas joli-joli.
L'ambiance est très différente entre les deux récits. D'un côté nous avions des souvenirs. Des souvenirs émouvants, en plus. Ici, nous avons deux personnages qui se prennent le chou.
D'un côté, nous restions à bonne distance pour respecter l'échange entre les deux personnages. Ici, c'est le souk, les personnages crient, se moquent autant des voisins du dessus que de nous-même, alors on peut se rapprocher. Pour essayer de les séparer, qui sait. On n'est pas obligé de garder une distance polie. Ça ne transmettrait, au mieux, que de l'ennui face à l'engueulade. On peut se rapprocher pour ressentir « l'énergie » de la scène.
Non, ne vous impliquez pas, ça va mal finir !
Ce qui rapproche beaucoup cette bande dessinée de celle de Guibert, c'est que les dialogues sont « off », en dehors de la case (chez Guibert, ce sont des narratifs, ici, ils sont vraiment en dehors de la case). Du coup, dans les deux cas, le dessin et l'écrit font des boulots très distincts :
- Au dessin, la mission de transmettre une ambiance (luxe, calme et nostalgie chez Guibert ; tempête et rock 'n' roll chez Baker), ambiance dans laquelle est englobé le lecteur grâce aux différents cadrages. Les dessins ne disent pas simplement : « vous êtes ici chez vous, asseyez-vous sur le canapé, participez donc à la conversation » ; ils surenchérissent en transmettant l'état d'esprit général du lieu dans lequel est supposé se trouver le lecteur (on ne ressent pas la même chose si on est assis sur le canapé d'une vielle dame qui prépare des cookies ou si on est assis sur la chaise en métal froid d'une gare, un soir de neige à 23 heures) (on ne ressent pas la même chose si on discute avec une vielle pianiste ou si on est au milieu d'une bonne gueulante entre deux sœurs) (les cadrages sont donc différents).
- Au texte (qui est hors de la case), la mission de transmettre ce qui est « hors champ » (ce qui est hors de la case) et qu'on ne peut pas juste deviner en observant les protagonistes (l'explication de la situation de la pianiste chez Guibert ; l'explication de ce qu'a fait l'une des deux sœurs chez Baker ; deux actions qui se sont passées avant les scènes respectives).
Au final, pour les deux bandes dessinées, parce que les dessins sont occupés à « inclure » le lecteur, à le placer au milieu des personnages, et à lui expliquer dans quel genre d'endroit il est tombé, bref, à abattre un boulot dingue « d'ambiance », ces mêmes dessins ont besoin d'un peu d'aide (l'écrit en voix off) quand il s'agit d'expliquer des actions plus prosaïques.
Le dessin transmet les sentiments. L'écrit transmet les actions.
Et, alors, histoire de montrer que cette méthode « d'inclusion du lecteur » peut être utilisé par vraiment n'importe qui, devinez voir où on la retrouve ? Mais oui. Dans Rio Bravo, de Howard Hawks.
Quand Hollywood copiait honteusement la bande dessinée française.
Si on regarde les différents photogrammes de cette scène, on s’aperçoit que la méthode est vraiment identique.
Tout d'abord un plan général, parce qu'on est encore extérieur à toute cette joyeuse bande de couettes copains.
Puis on se rapproche. On fait style qu'on s'intéresse au mec qui chante.
On se rapproche encore. On est maintenant au même niveau qu'un peu tout le monde.
Nous sommes maintenant carrément au niveau du vieux. Ils nous ont presque accepté. Ils vont quand même pas nous obliger à dégager maintenant, ces bouseux.
On finit au milieu d'eux, entre toutes les chaises. On lève alors la tête, et c'est le drame. On surprend le regard de John Wayne. Un regard de grand benêt.
Alors, en guise de voix off, on aurait pu avoir du bien balourd, du genre :
On est pas bien, là, entre mecs, sans bonnes femmes pour nous faire chier ?
Mais nous n'avons pas affaire à un balourd. Nous avons affaire à Howard Hawks. Il fait donc passer l'explication de la scène par une des armes fatales du cinéma : la musique (et ici, une petite chansonnette country qui nous dit toute la camaraderie ressentie par les différents protagonistes, simplement parce que tous participent à la fête ; une chanson qui montre et scelle une amitié).
Dans les deux (les trois) cas évoqués, on n'est pas seulement avec les personnages parce qu'on se trouve dans la même pièce, on est également avec eux parce qu'on comprend parfaitement leurs états d'esprit.
Les images nous expliquent le contexte (nostalgie, engueulade, amitié virile), nous font partager la vie des protagonistes.
Les textes (souvenirs, dialogues, chansons) nous expliquent leurs situations (pianiste triste, sœurs paumées, cow-boys amicaux).
Dans les trois cas, il s'agit de traiter de rapports très forts entre différents protagonistes : les souvenirs d'un meilleur ami chez Guibert ; les relations fraternelles tendues au bord de la rupture chez Baker ; la prise de conscience de très fortes amitiés chez Hawks. (Au contraire des deux autres auteurs, Guibert utilisera cette méthode tout du livre durant, puisque les souvenirs de son meilleur ami constituent l'ensemble du livre.)
Donc, a chaque fois qu'il faut « mettre sur le devant de la scène le côté humain des choses », cela peut ne pas être stupide d'inclure le lecteur dans la scène qui se déroule sous ses yeux (pour qu'il apporte sa propre humanité, pour qu'il s'implique).
Quand les visage des deux filles se rapprochent, le lecteur se rapproche aussi d'elles.
Baker implique tellement le lecteur qu'il participe presque à la dispute.
Il y a ainsi un double mouvement : on connaît les pensées des personnages (les personnages se rapprochent de nous) et on se met à leur place (nous nous rapprochons des personnages). Au final, à force de rapprochement, les positions du lecteur et des personnages se confondent, et l'identification, si elle n'est pas totale, est drôlement bien renforcée.
Ça va même plus loin (en allant plus près) dans la scène de dispute, où notre point de vue fait comme les personnages : on brise la zone de confort pour s'approcher trop près des personnages, jusqu'à ne plus les percevoir que morcelés. Dans leur débordement d'émotion, les personnages débordent des cases. Nez contre nez, à portée de dent, c'est leur haleine qu'on sent comme ça ?
RépondreSupprimerOuaip, rien à redire, c'est exactement ça. Le but, c'est toujours d'impliquer le lecteur au maximum.
Supprimer