Fred nous explique qu'il est tellement fort qu'il fait bien ce qu'il veut, quand il veut, et que c'est précisément ça qui rend ses bandes dessinées vivantes.
Chagnaud et Fred, L'histoire du corbac aux baskets, Dargaud.
A la base, Fred est connu pour être un grand spécialiste des critiques du genre « mon fils peut le faire, et en mieux », « ce Picasso est accroché à l’envers et on s’en tape », « c’est moche ». (Une sorte de Reiser, mais qui dessine des contes de fées.)
Alors, donc, bon, bien sûr qu’il n’est pas moche, le dessin de Fred. Mais surtout, je ne pense pas que ce soit tant le dessin qui puisse désarçonner les lecteurs que la manière qu’a Fred de raconter une histoire. Parce que dans ce cadre, Fred, il fait un peu tout ce qu’il veut quand il le veut. Et c’est peut-être ça qui désarçonne (plus que le non-académisme du bazar) : le fait qu’on ne sache pas bien où se trouve Fred, puisqu’il est partout.
Il peut par exemple définir deux personnages, et prendre soin de les schématiser.
Une boule avec un nez pointu, un cube avec un chapeau pointu.
Alors si on voit ça, on se dit « Ok, d’accord, c’est parti pour des personnages définis par leurs fonctions… ».
Mais en fait non.
Fred est beaucoup BEAUCOUP plus intelligent et nous combine des tas de couches, des tas de fonctions, des tas d’effets dans la même case. Et il les utilise tous à bon escient, sans qu’aucun ne parasite l’autre.
Narration schématique : les deux personnages sont incarnés par leurs masques.
Narration underground-indé-fou-fou : transition entre deux cases dans le même dessin, le personnage continue son dialogue, mais du temps a passé entre ses deux représentations
Rien à faire de la narration : pur plaisir plastique du dessin.
Rien à faire de la narration, mais quand même : pur plaisir plastique + dessin signifiant (le corbeau, il est blasé).
Fred ne renonce donc à rien : il se permet de raconter une histoire de manière rigoureuse, inédite, inventive, graphique, rythmée, belle, fermez le ban, on n’en peut plus. Et on n’a fait qu’une case. Qui n’est même pas dans la planche du début.
Si on prend cette case par exemple :
C’est mal rangé, c’est mal dessiné, ce Fred ne fait rien pour attirer la sympathie.
Bin ça paye pas de mine. Et pourtant (vous y avez cru, hein, que j’allais dire du mal)… On y trouve tellement de génie laudatif que ça donne le tournis.
On a donc, dans le désordre:
1.
Des purs plaisirs de graphiste, en variant les tons : tous les éléments sont dessinés différemment : les feuilles de papier, les livres au premier plan, la bouteille cachée derrière le phylactère, la poupée à côté, le mur du fond ; c’est à chaque fois une manière de dessiner différente (des gribouillis, des hachures, des gros traits, des traits fins, des surfaces remplies ou laissées vides).
Tous les éléments se distinguent déjà par leurs traits.
ALERTE : PROCÈS D’INTENTION, « ON SE MET DANS LA TÊTE DE L’AUTEUR ET ON FAIT SON CUISTRE ».
On s’imagine bien Fred devant sa feuille se dire « Oh bin là, je vais dessiner ça comme ça. Et dans ce coin, je mets quoi ? Une bouteille ? Bin d’accord. Et comment je la dessine ? Bin, je sais pas moi ! Qu’est-ce que j’ai sur la table pour faire cette bouteille ? Bon, bin ça, ça suffira bien. » Etc. Etc. Il varie les plaisirs, quoi. Ce qui amène une image visuellement très riche. Parce que chaque dessin, chaque graphisme, donne une identité propre à chaque objet qui ressort ainsi de l’image. Le bazar est donc à la fois très bien rangé (grâce aux simples traits de Fred) mais également très vivant (l’image est variée, pas du tout ennuyeuse). En s'amusant à dessiner, il nous entraîne à nous amuser à lire.
2. Une narration « sur-signifiante » pas laissée en plan. La case parle de toutes les pages déjà remplies et on voit toutes les pages déjà remplies. C’est incroyablement basique mais l’effet d’exagération, la montagne de feuilles, permet d’appuyer le propos à bon escient, d’identifier le sujet, de guider le lecteur dans le discours du personnage. La case est bien fichue, mais elle n’est pas gratuite. D’ailleurs, Fred utilise cette narration par l’évidence dès qu’il le peut. On parle de quelque chose ? Il le montre. Cela permet de ne pas tourner autour du pot et de changer rapidement de sujet. Le sujet est énoncé, utilisé et traité en une case. Pas la peine d'une seconde case pour peaufiner. La seconde case sera bien utile pour parler d'autre chose.
Allier le discours et le dessin ? Il peut le faire.
3. Et un peu d’expressionisme par-dessus le marché (tout en subtilité).
Le message subliminal caché au fond de l’image : l’ambiance est à la tristouille.
Je sais pas si vous vous rendez compte, mais on en est à deux cases de décortiquées (et en survolant), et on a déjà brassé plus de qualités que dans un album de CENSURECENSURECENSURE. C’est assez ébouriffant.
Pas convaincu ? Une troisième case peut-être, alors ?
Concentré de qualités.
On a donc une image très composée, graphiquement classe qui fait ressortir le sujet de la case. (Alors que bon, hein, on peut pas dire que je choisisse les cases les plus « faites à l’épate » qui soient.)
Composition qui centre le dessin sur le visage du personnage en foutant tout le reste dans des masses de noir.
Mais, en plus, les masses de noirs ne sont pas plaquées bêtement autour du visage. Comme dans la deuxième case étudiée, Fred se demande « Bon alors, comment je vais remplir tout ça, moi ? » et il le fait en variant sa palette. Nous avons :
- Un aplat de noir (dans le coin haut gauche).
- De gros traits (autour du visage, des lunettes, des oreilles) qui rejoignent le fond.
- Une barbe en poils de balais hirsutes.
- Une veste sombre (marron).
Là encore, ce n’est ni gratuit (cela isole les différents éléments et donne de la profondeur à une case qui ne se résume pas à deux yeux), ni fortuit (cela varie les traits, varie le plaisir du dessinateur et du lecteur qui explore cette case jamais pareille, jamais sclérosée, jamais coincée dans un système, toujours vivante).
C’est esthétique, instructif, narratif, et vivant. Rien que ça.
PARCE QU’IL FAUT BIEN CONCLURE
Pour rester libre, inattendu, éveillé, Fred est sans cesse en mouvement. D’une case à l’autre (et dans une même case) le trait est épais ou fin, détaillé ou schématique. Le dessin lui-même est parfois « descriptif », « symbolique » ou « expressionniste ». Comme on veut.
Ce qui ne veut pas dire que Fred fait n’importe quoi, hein. Puisque TOUTES ses cases ont une composition soignée, qui encadre le sujet, libère le dessin, fait reconnaître tous les objets.
La composition utilisée pour exprimer un sentiment ou isoler les objets. Ou les deux.
Au final, c’est l’expression, le sentiment, la sensation qui prévaut. Pas grave si on bouge un peu le mobilier entretemps, ce qui compte c’est que l’on comprenne bien ce qui se passe – disons – émotionnellement dans la case. Chaque dessin a un but précis (transmettre une émotion) qu’il convient d’énoncer clairement (quelle émotion), sans s’embêter avec les coins de tables. Un dessin mouvant pour avoir plus d’impact, plus de beauté.
Très bien identifiés, ces sentiments peuvent varier très vite d’une case à l’autre. Une fois qu’ils sont traités, Fred ne revient pas dessus, c’est l’efficacité maximum (les pages, la pensée, le crayon ne sont mentionnés qu’une fois). L’objet décrit varie très rapidement. Le rythme de la planche est lui-même précipité, changeant, vivant.
Bref, Fred utilise toute la palette, mais alors TOUTE TOUTE, pour varier, s’amuser, vibrer, vivre dans son dessin. Et plus que tout, c’est cette vie, toujours changeante, toujours incertaine, que nous guettons et recueillons case après case.