vendredi 15 février 2013

La bande dessinée est un plat de spaghettis.

Charlier et Giraud sont bien d'accord que la planche, c'est important, mais alors par contre l’équilibre, le zen, tout ça, très peu pour eux. Eux, ils veulent de la vie.

Jean-Michel Charlier et Jean Giraud (couleurs de Evelyne Tran-Lê ?), 
Blueberry – Nez Cassé, 
Dargaud

Au début de Blueberry, il y a l'envie de faire un western. Un western tout ce qu'il y a de plus classique, s'inspirant de John Ford, de Howard Hawks et de tous les grands anciens.

On voit donc apparaître, au fur et à mesure des aventures du héros, des personnages comme McClure, inspiré de Stumpy, un personnage croquignolet du film Rio Bravo réalisé par Hawks ; ou Chihuhua Pearl, inspirée de Chihuahua (jusque-là, c'est cohérent), un personnage qui apparaît cette fois dans La poursuite infernale de Ford.

UNE POSE EXPLICATION POUR DÉBUTANT.

Giraud est connu sous plusieurs identités : celle de Jean Giraud (ou Gir), sous laquelle il a principalement dessiné les aventures du lieutenant Blueberry ; et celle de Moebius, sous laquelle il a écrit des aventures de science-fiction existentiallo-introspectives.

Bien plus tard, après la mort de Charlier, Giraud se prendra en main tout seul comme un grand et tentera une sorte de méga-fusion de toutes les influences possibles dans le cycle « Mister Blueberry » en mélangeant :

  • Un retour aux origines classique du western (« Mister Blueberry » s'inspire entre autres de la chevauchée fantastique – toujours de Ford – et se passe durant le fameux duel à OK Corral, qui a inspiré tout un tas de films, et notamment – surprise – le fameux La poursuite infernale).
  • Un nouvel approfondissement du personnage principal (on en apprend de belles sur sa jeunesse, sa psyché, son rapport aux indiens).
  • Un pervertissement général de la série, le dessin et l'approche de Giraud fusionnant avec celle de Moebius, pour donner à la bande dessinée une ambiance plus autobio, plus personnelle, plus interne. Le désert dans lequel avance Blueberry devenait alors une sorte d'extension du désert B qu'explorait Moebius.

Mais pour l'instant nous sommes encore en 1980, Charlier tient bon la barre. Il créait avec Giraud les aventures de Blueberry depuis une bonne quinzaine d'années (enfin, bon, en 80, ça fait 5 ans qu’ils ont rien foutu, mais bon, Nez cassé est le grand retour du héros au nez cassé), et il a su faire évoluer son personnage et ses péripéties. Cette évolution répond à des tas de contraintes et je serais bien en mal de savoir lesquelles ont été les plus fortes (c'est la fête aux énumérations, aujourd'hui, dites donc) :

  • Faire un western qui se démarque du tout-venant pour en faire une vraie bonne bande dessinée, une œuvre, quoi.
  • Faire une bande dessinée qui colle également à l'air du temps, et, c'est sûr, quand son héros est un joli tunique bleue à raie sur le côté et que mai 68 arrive, il faut bien changer tout ça : il deviendra donc rebelle, parmi les indiens, dans le désert.
  • Faire un western qui tient compte du genre et donc pourquoi pas de l’apparition des westerns spaghettis (personne ne parle jamais des westerns choucroute, je me demande bien pourquoi).
  • Il paraît que les meilleurs scénaristes vont vers leur dessinateur, Charlier, en tout bon scénariste qu'il est, va donc vers les intérêts de Giraud (qui se baladait pied nus façon baba cool dans les rues de Paris ou allait se dorer le cuir à Tahiti avec les Izo-Zen).

La bande dessinée de Blueberry trouve donc son chemin dans toutes ces envies contradictoires qui enrichissent et complexifient les récits.

Cela se voit bien sûr dans les histoires (celles d'un marginal du côté de la morale et non pas de la norme – ce qui rejoint le néo-western (ou plutôt le revisionist western, mais bon, là, ça devient pointu), le western spaghetti, et les aspirations de Giraud). Cela se voit itou dans le dessin (très détaillé) qui permet de rendre un monde imparfait de manière très subtile, un monde qui n'est pas lisse, dans lequel les murs sont décrépis, les costumes râpés, les caleçons pas au top de leur forme, les personnages plus ridés que de raison. Comme le récit lutte contre ses propres contraintes, comme le héros lutte contre ses pairs, le dessin va donc lutter contre le western classique, classieux, épuré, en saturant les cases et les planches.

UNE POSE EXPLICATION POUR MOI MÊME.

Je ne suis pas un grand spécialiste des auteurs et j'ignore donc complètement comment le couple Charlier/Giraud fonctionnait, surtout en 1980. S'il faut, à cette époque, Giraud avait phagocyté Charlier. S'il faut, à cette époque, Charlier retenait Giraud prisonnier dans sa cave en lui faisant pousser des petits cris d'animaux. Nous parlerons donc dans cette critique des « auteurs », un terme tout ce qu'il y a de plus œcuménique. Revenons à nos moutons.

LA CRITIQUE COMMENCE POUR DE VRAI.

De fait, chaque case est remplie à ras bord, sans aucun espace pour respirer. Même quand le désert apparaît, c'est dans une case toute biscornue, sans appel d'air, avec des buissons, des rochers et des personnages parasites.

Les premières cases sont un bien bel exemple de cette volonté, puisqu'on y fout tout ce qu'on peut (15 personnages dans la première case ; 18 dans la troisième ; on fait difficilement plus chargé) (et c'est sans compter les décors, les maisons, les bornes, les chevaux, les chiens). Dans la première case, les personnages discutant entre eux (le sujet de la case, quoi) sont en tout petit, au fond, sur l’extrême droite. Dans la troisième case, le personnage qui parle est lui aussi au second voire troisième plan, dans un coin de case.

Tentatives des auteurs d'être le moins intelligible possible.

Il s'agit de parasiter la manière classique de construire des bandes dessinées. Au lieu de dessiner tranquillement des gros plans sur les protagonistes, on la meuble avec des tas d'actions annexes et accessoires. On donne ainsi un rythme différent à la case (ce n'est plus un simple dialogue pépère). On la dynamise. On parasite aussi son message. Le lecteur ne se concentre plus simplement sur les dialogues mais est également attiré par tout un tas d'autres éléments, d'actions, de personnages. La bande dessinée échappe ainsi à sa bête fonction de raconteuse d'histoire pour devenir beaucoup plus vivante. Le sujet, ce n'est plus vraiment le récit, mais le bordel qu'il y a dans ce récit, la vie qu'il y a dans ce récit.


Tentative réussie.

Comme disait Pierre Bonnard : « il ne s’agit pas de peindre la vie mais de rendre vivante la peinture ». Eh bien c'est exactement ça : faire une bande dessinée vivante de par son foisonnement. Il ne s’agit pas de décrire précisément un objet. Il s’agit de donner le plus de choses à voir, en les faisant sans cesse varier. Ce n’est pas grave si c’est outré. Il faut que ça bouge, que ça fourmille, que cela change sans arrêt. Que, dans la planche, le regard se perde, que le lecteur soit chahuté. Il ne faut pas forcément que ce dont on parle soit vivant, mais il faut que la manière d'en parler soit vivante.

Blueberry – Bonnard : le cadre-décadré-dans-le-cadre, une idée qui progresse.

Mais nous sommes en bande dessinée (j'espère que vous suivez jusque-là), et il ne s'agit pas seulement de rendre vivante chaque case, mais de rendre également vivante la page entière. Comment ? Eh bien avec la même méthode que pour chaque case : foutre le bordel ; le grand jeu étant ici de rendre le découpage de la planche le plus compliqué/pourri possible. Cela donne visuellement un aspect brindezingue (comme le sont les personnages), fouillis, vivant (comme le sont les cases) et inattendu (comme l'est le récit).

Si ce n'est pas fouillis, je ne sais pas ce qu'il vous faut.

(Alors, donc, nouvel aparté, le récit est inattendu, et c'est bien là tout le talent « des auteurs » : rendre le récit lui aussi vivant, accordant la tonalité globale du livre à celle d'une planche et même d'une case. Malheureusement, ce n'est pas tellement le but de cette critique et il va nous falloir revenir à la description plus réduite de la planche.) (C'est reparti.)

Dans cette page, le sujet change lui aussi, et de manière anarchique. Deux sujets se chevauchent même carrément dans la dernière case.

Je vais vous parler de ça. Oh et puis non, plutôt de ça. Attendez ! J'ai changé d'avis...

Dans cette page, les cases débordent littéralement les unes sur les autres, sans gêne, parasitant même la lecture (on serait presque tenté de lire la quatrième case avant la troisième).

Qui empiète sur qui ?

À noter quand même que les auteurs savent ce qu'ils font. Ce n'est pas que du gros bordel incontrôlé pour faire style. Quand il y a un risque réel de saturation de l'image, pouf, ils glissent dans la planche une légère aération avec une case à bords perdus (celle en bas à droite, là, juste au-dessus).

La logique, pour faire respirer la planche, aurait été d'épurer le décor. Mais cette logique ne colle pas avec le reste de la démarche de la bande dessinée (surcharger les images). Comment s'en sortir alors ? Tout simplement en ne mettant pas de décors du tout. On reste fidèle à sa philosophie tout en équilibrant la planche. Qui se poursuit donc de la même manière.

La vie trouve toujours un chemin.

Dans les dernières cases, on a donc :
  • Des cases qui se chevauchent.
  • Des cases qui se chevauchent ET qui changent de sujet.
  • Des cases qui se chevauchent, qui changent de sujet ET qui sont anarchiques (un cheval et son cavalier se font couper le sifflet par une autre case).
  • La saturation des espaces (avec des buissons, des rochers, des chemins caillouteux).
  • La multiplication des personnages qui servent à pas grand-chose.
  • La multiplication des personnages qui servent à pas grand-chose sinon à donner de la vie par le mouvement de leurs chevaux.
Dans toute cette construction, le fond rejoint la forme. S'il s'agissait au départ d'introduire une certaine vie dans des personnages classiques, l'aspect plastique de la planche est venu aider cette démarche, puis transcender tout le bazar ; les personnages donnant vie au récit et le récit donnant vie à la bande dessinée en elle-même.

Ce qui donne une œuvre qui respire, qui vibre dans nos mains.

8 commentaires:

  1. Giraud a les pieds nus dans Paris parce qu'il fait une photo genre Beatles - je ne pense pas que c'était son genre à l'époque (peut-être aussi parce que c'était un gros bosseur).

    Il y a une chose dont tu ne parles pas du tout et qui est pourtant primordiale: le problème des contraintes. Contrairement à ce que tu sous-entend, je ne pense pas qu'il y ait collaboration sur le découpage entre les deux. Charlier doit donner son scénario - cases, dialogues - et Giraud se dépatouille avec ça. Un scénario de Charlier, c'est riche, il faut donc trouver des solutions narratives pour raconter tout ça ET se faire plaisir dans le dessin. Ça explique par exemple les images surchargées en dialogues - ça me saoûle toujours ces dialogues Blueb - et tarabiscotées dans leurs placements (j'imagine très bien que Gir a regroupé plusieurs cases en une seule pour pouvoir faire un panoramique). De plus, c'est apparente richesse est aussi un moyen d'aller vite: Giraud évacue aussi beaucoup de choses que d'autres dessinateurs se sentiraient obligés de dessiner.

    À propos des westerns choucrouttes: on en parle pas parce qu'ils n'ont rien de bien marquant visuellement et narrativement (du cinéma très sage) et pas grand monde n'a vu les Winnetou en France.

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    1. Bin, comme je disais, je ne connais pas du tout le genre de relation qu'avaient Charlier et Giraud. Mais par contre on peut quand même voir une cohérence avec "plein de dialogues" + "intrigue très riche et rapide" + "cases surchargées". Que ce soit l'un qui va vers l'autre ou le contraire, que ce soit Charlier qui se dit "ha, tu aimes charger, hé bien je vais t'en donner de la matière à charger" ou Giraud qui se dit "Non mais qu'est-ce que c'est que toutes ces cases, tu me cherches, tu vas me trouver, tes cases, je les fais pas, je vais plutôt faire une grande cases horizontale avec pleins de trucs dedans" ; le résultat est là : le foisonnement du dessin et du scénario sont l'unisson.

      Après, la contrainte, c'est un peu LE TRUC de la bande dessinée (enfin, je crois). Comment raconter tout ce qu'on veut alors qu'on a juste quelques malheureuses pages... Et je ne pense pas que la vitesse soit juste due à Giraud. Pour le coup, Charlier aussi était intéressé par ça, par le côté Dumas ajouté à la nécessité de compresser le récit parce que c'est de la bande dessinée et qu'il n'y a pas beaucoup de pages, le côté "on regarde pas en arrière, on fonce, et on fini "La mine de l'Allemand perdu" en catastrophe".

      Pour moi, sur Blueberry, le plaisir de raconteur de Charlier (qui en rajoute dans les intrigues, qui en rajoute dans les dialogues) et le plaisir de dessinateur de Giraud (qui en rajoute dans les cases) se sont trouvé.

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  2. Je suis un lecteur récent de ton blog et je lis avec plaisir tes articles, plein d'humour et d'intérêt. Je t'encourage fortement à continuer dans cette voie là !

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    1. Merci merci merci merci... J'espère bien continuer encore quelques semaines à dire des bêtises...

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  3. Très très intéressant! Je lis Blueberry depuis toute petite et je ne m'étais jamais posée LA question : pourquoi cette BD-là ne me lasse absolument pas, alors que, soyons honnête : je la connais par coeur, tandis que bien d'autres BD de type "réaliste" (dans le dessin, l'histoire, l'espace-temps, etc.) ne m'ont jamais fait vibrer? Et bien tout simplement à cause du génie de ses créateurs! Merci donc, cette analyse m'a donnée envie de me replonger dans mes Blueberry pour les lire d'un autre oeil.

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    1. En général, c'est un truc qui marche assez bien. Pourquoi on relit sans arrêt tel ou tel livre ? Parce que les auteurs ne sont pas des tocards et qu'ils se décarcassent. Fastoche :-).

      Ceci dit, pour les Blueberry, le côté "vivant" de l'ensemble fait que, effectivement, on peut les relire souvent. Ce n'est pas l'histoire en elle-même qui est le coeur du succès de Blueb. C'est tout l'art utilisé par ses auteurs. Impossible de se lasser de ça.

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  4. Merci pour cette analyse trés interessante! On est telement subjugué, en lisant Blueberry par l'avalanche de details, d'infos et de sens qu'on oublie d'intelectualiser la mise en page que l'on ne fait que subir.
    Cette BD est telement riche qu'a chaque relecture on decouvre de nouvelles choses, grace à toi j'ai encore d'autres angles à explorer.
    Bonne continuation!

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    1. C'est justement le but ! Bourrer ras la gueule le livre pour que le lecteur se mette la tête à l'envers tout seul. Du coup, il n'arrive plus à tout analyser, et il ne perçoit plus "l'oeuuuuuvre d'art", mais se laisse emporter avec plaisir dans tout le bazar.

      Bref, vous avez tout compris.

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