samedi 9 février 2013

La bande dessinée fait la planche.

Bilal nous explique que, lui, les cases, ça le saoule, et qu'il préfère travailler une page complète.

Enki Bilal, Le sommeil du monstre, Les humanoïdes associés.


Le sommeil du monstre, c'est particulier quand même...

Il faut dire qu'il n'a pas été réalisé de manière classique. Bilal a dessiné / peint / créé / généré-du-plus-profond-de-son-âme chaque case séparément. Une fois toutes les cases finies, il les a ensuite agencées, regroupées, sur différentes planches.

L'avantage de cette méthode pour Bilal a été que :
  • Il a pu dessiner chaque case à la taille qu'il voulait (s'il voulait faire une case en 4 par 3 et ensuite la réduire, il le pouvait) (folie des grandeurs).
  • Il a pu dessiner chaque case quand il le voulait (pas forcément de manière linéaire).
  • Il a pu dessiner chaque case avec la composition qu'il voulait, sans se prendre le chou avec les autres cases environnantes, sans tenir compte de ces fariboles de femme qui marche ou d'homme qui danse, non mais, c'est quoi ces conneries.
La légende veut d'ailleurs que ces cases n'aient pas été réfléchies pour s’emboîter efficacement sur chaque planche (qu'il n'y avait pas de brouillon de planche) et qu'au final c'est vraiment un gros coup de bol une sacrée preuve du talent de Bilal que tout se combine si bien. M'enfin je trouve quand même que c'est un peu me prendre pour un jambon. Je sais pas vous...

 L'art du papier découpé.

En regardant la planche de plus près, on peut d’ailleurs remarquer que, pour certaine cases, le rebord est plus épais d’un côté que de l’autre, tout simplement parce que la case a été plus grossie pour lui permettre de rentrer dans la composition. On remarque aussi que les bords des cases ne sont pas complètement alignés (ohlàlààà, ça déborde, c'est mal faiiiiit). Et Bilal rajoute même les phylactères à la fin en truc informatique tout moche, sans y avoir réfléchi en amont, pour ne pas interférer avec la création de l’image.

Donc, à priori, ici, la méthode de Bilal s’oppose complètement à la manière classique de réaliser une bande-dessinée. Et pourtant ça marche quand même ! Quelle histoire !

Ça marche parce que Bilal ne réfléchit plus en termes de continuité de case. Ce n'est plus vraiment une bande de dessins à la queue leu leu. Il ne réfléchit plus au récit, à la narration, et à  son impact général sur le lecteur. Il a d'ailleurs bien raison de le faire puisqu’une des qualités principales de Bilal, c'est son inventivité poétique. Poésie qui est beaucoup plus difficile à faire passer quand on réfléchit à la construction d'une planche (ça interfère avec l'inventivité) (alors autant s'en foutre).

Calcul facile : Inventivité + Poésie = Inventivité poétique.

Dans cette première case, Bilal peut rajouter de petites et intrigantes bizarreries, les plaçant là où il faut pour équilibrer l'image, sans se soucier de la construction générale de la planche. Il n'est pas parasité par des enjeux annexes et peut se focaliser complètement sur son image pour donner le meilleur de lui-même (vas-y champion !)... D'ailleurs, côté parasitage / planche / continuité, il ne se foule pas trop, le bougre.

Une bande dessinée ludique, un jeu des sept erreurs intégré.

Alors là ! Bravo la continuité. Ha bravo ! Bon. Il faut reconnaître qu'on peut donner raison à Bilal : ces différences n'interfèrent pas dans la lecture, ne sortent pas le lecteur du livre, et, en plus, elles rendent l'image meilleure. En travaillant case après case, Bilal enrichit chacune d’elle avec beaucoup de traits et de recherches (des détails qui font, au final, très œuvre), un plaisir du dessin manifeste, travaillant l’ambiance, la sensation, plutôt que le récit / la narration / l’art séquentiel à soupapes inversées. Et c'est bien le but recherché (par Bilal) (sur cet album).

Le retour de David (pas lui, l’autre).
Les grandes cases de Bilal utilisent une composition « classique »,
 ne favorisant pas la narration mais la contemplation.

Ce n'est pas tout... Envisager les cases les unes après les autres, se faire suer à les fignoler, amène également à vouloir les mettre en valeur. Donc les mettre en grand sur une planche pour qu’on puisse bien les admirer (pas la peine de passer trois jours sur une case si c’est pour la faire en 3 cm² dans un coin de page).

Ainsi, Bilal a été conduit au fur et à mesure de ses bandes dessinées à réduire petit à petit le nombre de cases contenues dans une seule planche. 

Cinq cases pour une planche (comme ici), c'est relativement peu. Les auteurs tournent en général à huit ou neuf. Certains montent à un bon quinze de moyenne (Oui, Jean-David Morvan, je pense à toi et à tes pauvres amis dessinateurs qui perdent la vue à dessiner dans des toutes petites cases, les pauvres choux).

On arrive là au point intéressant de cette démarche :

Moins de cases = moins de choses à raconter en une page = une action qui se modifie moins vite = en une page, il se passe moins de choses, il s’écoule moins de temps = les personnages semblent plus en suspens = l’ambiance est plus contemplative = on soigne l’ambiance / les personnages = on se désintéresse de la narration = on fignole les cases pour que transparaisse l’ambiance = on met en valeur les dessins = on fait de plus grandes cases = on place moins de cases sur une planche = moins de choses à raconter en une page = une action qui se modifie moins vite = ... et patati et patata…

On obtient donc un cercle vertueux, un système cohérent.

En plus, du point de vue du lecteur, réduire le nombre de cases mène celui-ci à avoir directement une vue d'ensemble de la page de bande dessinée. Plutôt que de suivre le fil des cases, on se prend de grandes images dans les mirettes. On n’a pas à détailler une action très segmentée, mais plutôt à comprendre l'aspect général de la planche. 

De fait, Bilal (je me répète) ne s'intéresse pas à l'action (et il fait bien), et n’a donc pas besoin que le lecteur détaille précisément, avec un rythme précis, le récit.

Intériorité : beau gosse.

Action : mal fichu, on comprend rien.

Une bande dessinée ludique, suite :
Reconnais la case avec de l'action ratée dedans.

Puisqu'il s'intéresse à cette intériorité, ses personnages vont rester assez statiques (ils ne sont pas pris dans l'action, mais plutôt dans une introspection personnelle) et commencer à discuter. Et parce qu'ils discutent, l'auteur malin aura tendance à faire de grandes cases calmes pour laisser la situation s'installer. De grandes cases qui laissent le lecteur se plonger dans les personnages.

Zen.

Au final, chaque case permet de montrer un aspect différent de la scène, de la relation entre les personnages, de l'état même dans lequel se trouve chaque personnage. De toute la planche, la scène n'évolue pas. Mais la description de la situation, de leur relation, s’approfondit. Nous connaissons de mieux en mieux les deux personnages représentés, dont Bilal réalise un portrait. Comme ceux-ci ont plusieurs facettes, il a simplement besoin de plusieurs cases.

Comme un portrait cubiste réalisé avec les moyens de la bande dessinée.

4 commentaires:

  1. Beaucoup de blabla pour un résultat pas super passionnant. Bon, ça fait longtemps que je ne lis plus de Bilal. Je me demande où tu as pu trouver de l'"inventivité" là-dedans.

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    1. Je prônerais pour : à chacun ses goûts et sa sensibilité.
      Si tu es pas touché pas le trait de Bilal, ni par son histoire, au final, je te l'accorde, ça peut être pénible.
      Mais je suis assez d'accord avec cet description faite dans l'article de nonchalance de l'histoire, l'histoire seule ne justifie pas les dessins. Chaque dessin se justifie par lui même et ajoute une touche de langueur (en prenant pour ma part la seconde définition du mot langueur, la première étant proche de ce que tu ressent).
      J'ai plus la sensation d'être plongé dans un autre monde dans lequel se passe une histoire que de juste lire une histoire, en être spectateur.
      Je trouve que le sommeil du monstre de Bilal est d'une inventivité sans pareil! (peut être mon œuvre préférée, donc la meilleur à mes yeux)
      Mais à chacun ses goûts et tu as raison de dire que tu aime pas si tu n'aime pas.
      Des poèmes de certains grands écrivains ne me touchent pas, à chacun sa sensibilité.

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    2. Le fait est que, au fur et à mesure, Bilal a de plus en plus privilégié les ambiances et a abandonné sa narration en même temps qu'une certaine folie-douce-de-science-fiction. Du coup, ses premiers lecteurs (dont ceux qui l'avaient suivi dans Pilote ou Métal) l'ont petit à petit lâché ; tandis qu'il a gagné un autre lectorat (apparemment plus large, vu les piles de bouquins à la fnac pour chaque nouvelle sortie). Moi, honnêtement, je préfère sa première partie de carrière, où il travaille plus la matière de la bande dessinée ; mais, comme je disais, je trouve qu'il y a beaucoup de choses intéressantes ensuite aussi. Une démarche qui se tient. (Bon, "Les fantômes du Louvre", c'est une autre paire de bretelles.)

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  2. Bin, moi je trouve que ses dessins se tiennent encore dans ce livre là. C'est sûr qu'il s'est fait petit à petit bouffer par son côté "artiste", "visionnaire". Mais, bon, je pense aussi que, sur cet album, il s'est débrouillé pour en faire quelque chose.

    Je voulais un peu essayer de le défendre parce que, le pauvre Enki, tout le monde lui tombe dessus. Bon, bhé c'est raté :-).

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