jeudi 27 août 2015

La bande dessinée faite de héros en série.

Tome, Stuf, et Janry nous montrent ce que sont des héros.


Bon, mais alors, avec tout ça, qu'est-ce qu'une bonne série ? Et est-ce que ça a un intérêt de faire une série plutôt que des livres solitaires ? Est-ce que Janry, Stuf, et Tome ont réussis leur coup sur Spirou et Fantasio ?

UNE BONNE SÉRIE SE RENOUVELLE.

Pour moi, on pourrait dire qu'une série est bonne si :

CHAQUE BOUQUIN EST BON.

Là, je pense pas qu'il faille expliquer : pour que la série soit bonne, faut que chaque livre soit bon. C'est con, mais fallait y penser.

Par exemple, pour Tintin, chaque album est bon. En soit, on ne lirait que celui-là, on serait déjà content. Quoi Tintin au Congo ? Eh bin moi j'aime bien Tintin au Congo. Et alors ? On a plus le droit d'être raciste dans ce pays ? Comment ça Tintin et les Picaros ? Mais je vous dis flûte !

C'est ça de ne plus porter de pantalon de golf : ça casse le mythe.

CHAQUE BOUQUIN RÉINVENTE SA MANIÈRE.

Le boulot basique dans une série, c'est de raconter les mêmes héros et les mêmes types d'aventures trouzemille fois, tout en trouvant une petite variante, un pas de côté, une approche légèrement différente, pour justifier l'existence de cet énième album.

(Ok on sait qui est XIII, on sait ce qu'il a fait, on sait ce qu'il n'a pas fait, on sait pourquoi il l'a fait, mais attention ! cette fois-ci, on va apprendre avec quelle couleur de chaussettes il l'a fait !)

Ça a été le gros boulot de Tome sur Spirou et Fantasio : trouver une justification interne à chaque album. Et sa justification a lui, c'était d'explorer, d'éclairer, de dépiauter une donnée spécifique de la série : le manque de peur du couple vedette, leur amitié, le côté bout-en-train de Fantasio et aventurier de Spirou, la bienveillance du village de Champignac, le célibat de Spirou.

Un récit de suspense.

Un récit d'amitié.

Un récit de guerre froide.

Un récit de dépressif.

Un récit anti-raciste.

Un récit avec des bisous.

Les récits ne se répètent pas et partent dans des directions différentes à chaque fois, tout en impliquant les héros.

Finalement, on n'en apprenait pas plus sur la couleur des chaussettes du héros, mais bien plus sur la structure interne de la série et les motivations des personnages.

Bref : une série ça creuse (enfin, ça devrait), et ça creuse dans une direction différente à chaque fois (enfin, ça devrait).

C'est comme ça que Lewis Trondheim et Joann Sfar en sont arrivés à faire la série Donjon. Une série mère (Donjon), puis une série fille (Donjon crépuscule, qui se passe bien après la série mère), puis une série grand-mère (Donjon potron-minet, qui se passe bien avant), puis une série tante (Donjon parade, qui se passe durant la série mère) et une série cousines germaines (Donjon monsters, qui peut se passer n'importe quand selon les tomes). À chaque fois, les auteurs ont creusé un bout immergé de l'iceberg pour en extraire de nouvelles pépites par des chemins de traverse et je crois que je me suis perdu dans ma métaphore.


Donjon, c'est moult.

CHAQUE BOUQUIN POUSSE PLUS LOIN SA MANIÈRE.

Plus que de dessiner tel type d'aventure imposé, avec tel type de héros imposé, la contrainte ultime c'est de dessiner tout cela encore, et encore, et encore, et encore. « Nan ! Tu quittes pas ta planche de Spirou et Fantasio pour faire autre chose ! Nan ! Tu pars pas te balader ! Tu restes là et tu dessines. Et tu arrêtes de chouiner, aussi. »

Ce qui permet aux auteurs, paradoxalement, de s'améliorer.

Comme un dessinateur obsessionnel qui voudrait brouilloner cent cinquante fois le même dessin pour qu'il soit parfait avant d'enfin le publier, les dessinateurs de série, par la nature même de la série, vont dessiner cent-cinquante fois Spirou qui ronchonne, Spirou qui court, Spirou qui tombe, Spirou qui se réceptionne, Spirou, Spirou, Spirou. Et chaque dessin de Spirou courant sera comme le brouillon du prochain dessin de Spirou courant dans sa prochaine aventure.

Plusieurs Spirou qui courent de mieux en mieux.

Les coloristes, les dessinateurs, les scénaristes peaufinent, rentrent dans les détails ; ils deviennent à demi fous en voulant toujours faire mieux ; ils trouvent de nouvelles solutions plus intelligentes ou plus synthétiques ou plus belles, ou les trois à la fois ; ils font des dépressions carabinées parce qu'ils ont l'impression de ne pas trouver ces fameuses solutions meilleures que leurs solutions précédentes ; ils comprennent aussi ce qui les attire vraiment dans leur forme d'art, ils laissent de côté le superflu et se concentrent sur ce qui leur paraît vraiment essentiel (Janry s'enfonce dans une quête toujours plus profonde des détails et des volumes, ce qui l'amène à abandonner le superflu : les filles en pantalons), à force d'avoir trop réfléchi à tout ça, ils en ressortent brisés, sans plus pouvoir retrouver la magique naïveté de leurs premières approches de la bande dessinée.

Bref, c'est un cheminement merveilleux.

Je vois pas ce que vous voulez dire. Je vais très bien.

Et c'est précisément ce cheminement que n'ont pas réussi à prendre les auteurs de Donjon et tant mieux pour leurs santés mentales quoi que, Sfar, ces temps-ci, ça a pas l'air d'aller fort qu'ont suivi si brillamment Stuf, Tome, et Janry.

UNE BONNE SÉRIE EST UN ŒIL POSÉ SUR LES AUTEURS.

Si on délaisse un peu les auteurs (ces gros égocentriques) pour s'intéresser à nous (la huitième merveille du monde), notre intérêt, à nous, lecteurs, de lire des séries, ce n'est pas tellement d'observer les personnages et leurs évolutions.

On ne parle même pas des séries dans lesquelles les personnages n'évoluent pas du tout (Tintin, Astérix, Fantasio) (le genre de série qui est quand même méga-majoritaire) et que s'en est même ancré dans les statuts de la série elle-même (pour ne pas désarçonner les pauvres petits consommateurs lecteurs et qu'ils puissent commencer la série par n'importe quel bout). Dans ces cas là, l'intention est clairement de ne pas faire évoluer les personnages.

ALORS, OUI, D'ACCORD.

Il existe d'autres séries qui sont censées faire viellir/changer leurs héros... Mais, franchement, Blueberry, ils change beaucoup dans ses aventures ? Franchement ? Il prend trois ou quatre ans dans les dents et change de coupe de cheveux. Grand max. Ça reste du décorum.

Sinon, y a Buddy Longway. C'pas mal, Buddy Longway. Il évolue quand même plus que Blueberry, Buddy Longway

Y a aussi Love and Rockets, des frères Hernandez, une sorte de soap opera sensible et intelligent et un peu long quand même. 
Qui dure depuis 35 ans.

Mais ce que je voulais dire était la chose suivante : l'évolution des personnages n'est pas le coeur des séries en bande dessinée.

LE COEUR DES SÉRIES EN BANDE DESSINÉE, CE SONT LES AUTEURS.

« Qu'est-ce qu'ils nous ont encore mijoté ce coup-ci. » « Hummmm, pas terrible, ils ont déjà fait mieux. » « Dis-donc, avec cette histoire de dépression dans Vito la Déveine, ça a pas l'air d'aller fort fort pour Janry, Tome et Stuf. » « Dis-donc, avec cette histoire d'idées noires, ça a pas l'air d'aller fort fort pour Franquin. » « Dis donc, avec cette histoire de village qui se déchire à cause du pognon dans la zizanie, Le domaine des dieux, Le devin, Obélix et compagnie, ça a pas l'air d'aller fort fort pour Goscinny et Uderzo. »

Et le personnage fourbe apparut dans Astérix.

CHEZ SPIROU ET FANTASIO...

Nous avons vus nos trois auteurs tenter de nouvelles choses.

Raconter l'amitié.

Raconter la tristesse.

Raconter la solidarité

Raconter les sentiments.

Ou vouloir tout changer.

Ils ont réussi. Ils ont raté. Ils ont essayé.

(C'est bien pour ça que, malgré le fait que Machine qui rêve ne soit qu'une demie-réussite, il reste un livre marquant de la série.)

(Parce qu'ils ont essayé.)

CE SONT LES AUTEURS QUI SONT AU COEUR DE TOUT.

Ce sont les auteurs qu'on scrute mi-amicalement mi-sévèrement. Ce sont les auteurs dont on suit le chemin. Ce sont leurs capacités à se renouveler, leurs inventivités, leurs goûts et leurs passions que l'on observe. Ce sont eux que l'on voit grandir, changer, et lutter. S'enhardir, ou abandonner. Explorer d'autres voies, ou s'encroûter. Affronter leurs lacunes, ou les esquiver. Se racornir ou exploser.

Ce sont les auteurs dont on suit les luttes, les réussites et les renoncements.

CE SONT LES AUTEURS QUI SONT NOS HÉROS.

En tout cas, me concernant, Stuf, Janry, et Tome sont clairement des héros.

jeudi 20 août 2015

La bande dessinée n'est pas du cinéma.

Tome, Janry, et Stuf se plantent un peu.

BON. ALORS. OU EN ÉTIONS-NOUS RESTÉS ?

Les auteurs Tome, Janry, et Stuf, dans une fort louable envie de pousser leurs techniques le plus loin possible, ont voulu modifier leur manière de raconter/dessiner/colorier Spirou. Et ils ont vu les choses en grand. Ils ont tout changé.

Seulement, comment renouveler complètement son style et garder un niveau qualitatif aussi haut que pour les précédents livres ? Pas facile. Forcément, on doit passer par des phases de tâtonnement, des essais pas forcément réussis mais qui amèneront à mieux comprendre ce qu'on veut faire et à se gaver au livre suivant (comme pour les premières couleurs de Stuf, par exemple).

Sur ce coup, les auteurs ont essayé de se raccrocher aux branches en se disant (j'adore faire parler les auteurs sans leur accord et juste pour qu'ils disent exactement ce que j'ai besoin qu'ils disent) : « Bon, les gars, on cherche à faire un récit plus réaliste. Et quel médium présente des récits plus réalistes avec des tas de solutions dont on pourrait s'inspirer ? Le cinéma. »

LE CINÉMA ?

Le cinéma .

EST-CE QU'ON EST SÛR DE ÇA ?

Franchement, oui. Ils y a des tas d'éléments dans machine qui rêve qui font penser au cinéma.

DES PREUVES ! JE VEUX DES PREUVES !

Puisque vous insistez, allons-y pour une bonne et longue énumération.

LES OPPOSITIONS ORANGE CONTRE BLEU.

Toutes les couleurs de machine qui rêve sont basées sur ce hiatus entre le orange (des gentils) et le bleu (des méchants).


Et bin dans les films (actuels) (et plutôt à gros budget), c'est pareil.


La répartition des couleurs dans les bandes annonces en 2014.

Pourquoi ? Parce que le orange et le bleu sont des couleurs complémentaires qui se font naturellement et efficacement ressortir l'une l'autre. Cela crée des images naturellement contrastées et plus lisibles, sans qu'on ait à se prendre le chou cent-sept ans. Et, en plus, maintenant, on peut faire tout seul dans son coin durant le ré-étalonnage numérique du film.



Du coup, c'est souvent dans les films d'action (ou dans les bandes annonces) qu'on utilise ce mélange bleu/orange. Parce que ce sont des films qui vont vite, avec des images illisibles moches port nawak dont on a besoin de faciliter la lecture.

On pourrait très bien faire ce genre de contraste colorimétrique avec du vert et du rose. Mais bon, le rose... C'est un peu moins cinégénique.

« Ouais... C'est une manière d'expliquer les choses... »

Bref, Tome, Janry, et Stuf utilisent le même concept dans Machine qui rêve : accroître les contrastes de couleurs pour faciliter la lecture des différentes cases et faire ressortir le personnage de Spirou par rapport à son environnement.

Comme ici on fait ressortir les personnages par rapport au décor du fond.
(Presque tous les extraits de films seront tirés de Piège de cristal, de John Mc Tiernan.)

LES CADRAGES EXPRESSIFS.

Les zooms, quoi. Arrêtons de nous la péter avec des termes que personne comprend, ça devient pénible.



Au cinéma, quand on cadre quelqu'un en gros plan, c'est pour saisir sur son visage les moindres variations de ses sentiments. Il est émotionné : on va regarder ça au plus près.

Quand on zoome sur un personnage, c'est qu'un nouveau sentiment naît en lui. On était là, tranquille, à la cool, en plan large, et tout d'un coup, une pensée, un évènement choque notre personnage, et des tas de sentiments le traversent, et on se rapproche de lui pour voir ce sentiment prendre corps.

C'est ce qui arrive à Spirou et Hans Gruber dans les extraits ci-dessus. Ils sont trop choqués.

LES DÉCORS.

ce n'est pas spécialement le décor en soi qui est cinématographique, mais la manière de le représenter. Voyez dans l'extrait ci-dessous :


Première image : décor net. Deuxième et troisième image : décor beaucoup plus schématique, décor flou.

Au cinéma, le flou, c'est quand on n'en a rien à foutre. C'est pas compliqué : le sujet est net ; ce qui intéresse le sujet est net ; ce qui n'intéresse pas le sujet est flou.

Le sergent Al Powell a déjà bien du mal à sauver sa vie. Tout ce qui l'intéresse, c'est son volant. Tous le décor au fond est flou. 
Par la suite, Argyle est tranquille dans sa voiture à écouter de la musique sans se préoccuper de rien d'autre : 
la voiture de Al Powell est donc floue à son tour.

De la même manière, Al Powell est flou, parce que le chef de la police en a rien à foutre de sa gueule.

Et donc, là, tout pareil aussi : le décor devient flou parce que le policier, tout à son coup de téléphone, n'en a plus rien à faire de surveiller la maison et ne fait plus gaffe à rien. Notamment aux lumières qui s'allument dans le fond.

LES JEUX DE LUMIÈRE, JUSTEMENT.



Quand on s'appelle JJ Abrams et qu'on veut se la péter à peu de frais en comprenant rien au cinéma veut représenter une certaine perte de repère chez un personnage (due à une euphorie passagère, un effort soudain, ou à une tête située dans le fondement), ça se fait, des fois, d'utiliser des réverbérations bizarroïdes de lumières. Un peu comme quand on se réveille et qu'on a les yeux qui piquent, et que la moindre source lumineuse nous fait l'effet d'un spot de 3000 watts (on est pas au taquet, on est un peu perdu, on flotte).

Dans les extrait ci-dessus, Spirou est un peu perdu, et Hans flotte (de joie).

LES AMORCES.

(Les trucs qui se passent devant le sujet de l'action et qui forment une sorte de contrepoint à l'action principale.)

ici, le jeu du chat et de la souris.

Ici, les phares de voiture de police et le policiers qui s'affairent 
(une amorce qui disparaît à partir du moment où les deux agents du FBI décident de prendre les choses en main).

OUI BON BREF. ON A COMPRIS JE CROIS. CINÉMA, CINÉMA, TCHI TCHA.

En partant sur Machine qui rêve, le but des auteurs était de freiner sur les exagérations et donner un tour plus réaliste aux actions représentées. Pour cela, les auteurs se sont naturellement inspirés d'un art plus réaliste (avec des vrais gens dedans) (même s'ils sautent d'un immeuble de cinquante étages accrochés à un tuyau d'incendie ou qu'ils se tapent contre des robots géants venus de la Lune) : le cinéma.

OUI BIN BON D'ACCORD, MAIS : 1 - LA PLUPART DE CES FILMS SONT POSTÉRIEURS À MACHINE QUI RÊVE, CE N'EST DONC PAS DU POMPAGE.

C'est complètement vrai. Les auteurs n'ont pas pompé tout bêtement des solutions déjà exprimées dans des films. Ils ont compris de l'intérieur les qualités et les utilisations possibles du cinéma. Et ils ont essayé de les décalquer, en étant parfois très nettement précurseurs (notamment sur le coup des oranges/bleus). N'oublions pas qu'ils sont géniaux.

LAISSEZ MOI FINIR, MONSIEUR, JE NE VOUS AI PAS INTERROMPU : 2 - EN QUOI C'EST MAL, LE CINÉMA ? 

Le cinéma est linéaire.

C'est la grosse différence avec la bande dessinée.

Un film va toujours de l'avant, ne recule pas, n'avance pas en rapide, ne stoppe pas. On s'installe dans notre siège de salle de cinéma, on profite de la clim, et le film se déroule inéluctablement à la vitesse de 24 images par seconde.

Ce que ne fait pas la bande dessinée. Une bande dessinée se lit, s'interrompt, on revient en arrière voir si on a pas loupé un truc, on anticipe de trois pages pour voir s'il va s'en sortir, et de toute manière, on perçoit toujours deux pages entières en même temps. En tournant la page précédente, en visualisant la nouvelle page, on a une vision globale de ce qui va arriver au personnage.

Du coup, des tas de techniques cinématographiques perdent en impact en bande dessinée.

Quand un personnage a des flashs. Au cinéma, ça devient fun. 
Parce qu'on ne sait pas quelle sera la prochaine image.

En bande dessinée, l'effet est beaucoup moins fort, parce qu'on a déjà vu du coin de l'oeil ce mini flash qui va arriver. On n'a plus la surprise.


 Et, paradoxalement, les contrastes de couleurs, qui sont là pour accroître les contrastes entre les situations, ne font qu'accroître notre anticipation du changement de ton et notre non-surprise, notre non-perte de repères.

DE MÊME POUR UN ZOOM (AVANT OU ARRIÈRE).



Au cinéma, le temps file, le plan évolue, change, et ce changement exprime quelque chose. En bande dessinée, on perçoit les trois cases en même temps, elles sont répétitives et un peu bébêtes. C'est raté.

PAR CONTRE.

Quand il y a un petit coup de suspense de fin de page, et qu'on se retrouve paumé je sais pas où je sais pas quand je sais pas comment ; là, c'est sûr, la déstructuration et le zoom, ça marche.


On tourne la page. Et bim.


Là, ce qui donne le côté perdu, le côté déstructuré et sans repère, c'est la rupture de ton entre les deux pages (et pas dans la même page) et le très gros plan sur les lunettes qui rend le dessin difficilement identifiable (qui nous perd nous aussi).

Non mais parce que j'espère qu'on est d'accord : Tome, Janry, et Stuf sont des gros boss. Je trouve juste qu'ils ont utilisé de nouveaux outils mis au point spécialement pour ce récit avec un peu moins de maîtrise que d'habitude.

PAR EXEMPLE, LES COULEURS.

Elles sont très bien, ces couleurs, je l'ai déjà dit.

Seulement, elles sont un peu trop systématiques.

Trop de orange, trop de jaune, trop de bleu. Ce qui nivelle l'ensemble des personnages et n'en fait plus ressortir aucun.


Avant, le rouge de Spirou et le bleu de Fantasio étaient systématiquement utilisés pour les faire ressortir de décors aux couleurs différentes. Là, cet effet est complètement annulé.

D'ailleurs, dans l'aventure-qui-n'eut-jamais-de-fin suivante de Spirou et Fantasio (Zorglub à Cuba, un livre dont ils n'ont jamais fini que huit pages) on voit que Stuf a nettement corrigé le tir.

 Avec des peaux moins oranges et de petits attributs colorés (costume rouge et noeud-papillon rose, pour rester dans la gamme des couleurs orangées) qui sont là pour faire ressortir nos protagonistes préférés.

De même, les ambiances bleues se permettent un peu de vert et de rouge.

AU FINAL.

Ces trois auteurs avaient réussi à réfléchir suffisamment sur eux et leurs travaux pour se remettre en cause, remettre en cause leurs mécanismes et outils de travail, identifier, isoler, et dépouiller leurs buts et méthodes artistiques pour les pousser à la fois plus loin et dans un chemin de traverse.

Ce n'est pas donné à tous le monde.

CE N'ÉTAIT PAS RÉUSSI, ON EST D'ACCORD. MAIS CE N'ÉTAIT PAS RATÉ NON PLUS.

Simplement, les nouveaux outils mis en place auraient mérité un petit temps d'adaptation et deux ou trois albums de mise en jambe avant d'être complètement maîtrisés.

Comme Stuf a mis deux livres pour paramétrer ses couleurs et savoir exactement où il voulait aller ; comme Janry est passé de la plume au pinceau et a mis deux livres pour dompter complètement son nouvel outil ; comme Tome a mis plusieurs livres avant de se consacrer pleinement à l'écriture des scénarios en dégageant ses thèmes propres plutôt qu'en subissant ceux de ses prédécesseurs ; il aurait fallu laisser un peu de temps à nos petits génies pour qu'ils donnent leur pleine mesure dans cette nouvelle manière.

CE QUI A ÉTÉ RATÉ, FINALEMENT, C'EST LE COCHE.


jeudi 13 août 2015

La bande dessinée dans la machine.

Tome, Janry, et Stuf nous montrent comment ils assument leurs partis pris depuis longtemps développés en poussant le bouchon encore un peu plus loin dans leur (presque presque) dernier album de Spirou et Fantasio : machine qui rêve.

LE DESSINATEUR.

Janry allait vers plus de détails, plus de volumes et plus de réalisme. Et bin, là, côté réalisme, vous allez être servi. Il renonce presque à toutes exagérations dans les poses ou les actions des personnages. Quand un personnage saute, il ne saute plus sept mètres de long en gigotant de tous ces membres. Il saute péniblement deux mètres, avec les articulations qui craquent à la réception. Comme nous, quoi.



Un saut un peu moins flambant.

PAPY FAIT DE LA RÉSISTANCE.

Si on compare les mêmes actions des mêmes personnages dans Machine qui rêve et dans un autre album de la série, ça devient évident que Spirou a pris un sacré coup de vieux. Ou un sacré coup de réalisme, c'est comme on veut.



Une position de sommeil un peu moins décontract (plus rigide, moins molle).



Une glissade, euh, un peu moins n'importe quoi.


Et même une position debout plus réaliste. 
(Quand Janry a renoncé à faire sans arrêt des genoux pliés quand les personnages sont au repos pour leur garder un aspect dynamique, ça a du lui faire tout drôle tellement c'était devenu systématique.)

De cette manière, les actions de Spirou nous paraissent plus dangereuses (il ne peut plus faire de saut dans le vide de trente mètres et se rattraper comme un chat, donc, là, si Spirou est dans le vide, bin, faut qu'il fasse gaffe à pas lâcher, sinon ça va être chaud pour ses fesses) et plus proche de nous (on s'identifie mieux à un gars qui se blesse avec un canif plutôt qu'avec un gars qui survit à une explosion thermonucléaire (personnellement, je n'ai jamais survécu à une explosion thermonucléaire, par contre, je me suis effectivement déjà blessé avec un canif).

C'est ce que fait tout le temps Jackie Chan pour rendre ses personnages plus vulnérables et plus proches du spectateur, 
juste avant qu'il ne fasse des trucs incroyables.
(Ici, les personnages se prennent des portes dans la figure et chouinent, et entre-temps, ils attrapent des haches en plein vol.)

DU COUP, IL FAUT FEINTER.

Si un dessinateur exagère les poses de ses personnages, ce n'est pas spécialement parce qu'il est nul et qu'il en a rien à foutre du réalisme. C'est pour essayer de mieux communiquer une intention, un mouvement, une pensée. On exagère pour être plus clair.

Fantasio fait les gros yeux : on a compris qu'il est surpris.

Si Janry décide de ne plus faire d'exagérations, est-ce que cela veut dire qu'il va devenir super confus et flou dans les intentions ou actions de ses personnages ?

HÉ BIN NON.

Sans déconner ?

MAIS COMMENT FAIT-IL ALORS ?

Par le cadrage.

Ce n'est plus le dessin en lui même qui surjoue l'action, c'est le cadrage de la case, ou sa répétition, ou sa forme, ou sa composition. Bref, tout ce qui fait la spécificité du travail d'un dessinateur sur une bande dessinée.
Cadrage (qui donne une impression de mouvement en plaçant les pieds en premier plan).


Répétition (pour montrer le temps qui s'écoule lentement).

Forme des cases (longues et effilées pour donner l'impression de vitesse)

Lumière (pour rendre compte d 'un Spirou étourdi).

C'est quand même pas mal, non, de laisser tomber un peu toutes ces exagérations de dessin pour essayer d'exprimer ce que l'on veut de manière un peu plus subtile ?

HÉ BIN, OUI ET NON...

Comment ça ?

ATTENDEZ. LAISSEZ-MOI PARLER D'ABORD DU COLORISTE, ET ENSUITE, J'Y REVIENS.

Ha ouais d'accord, le plan de ce billet, c'est n'importe quoi.

LE COLORISTE.

Stuf allait vers plus de nuances dans les colorisations (et un travail de plus en plus important sur les ombres), tout en gardant des oppositions fortes (notamment entre le bleu et le rouge des costumes de Spirou et Fantasio, par exemple). Ça tombe drôlement bien, puisqu'on peut dire que dans cet album tout est en opposition de deux couleurs : le camaïeu d'orange-marron contre le camaïeu de bleu.

ALORS, CÔTÉ PILE, ON PEUT DIRE QUE CE N'EST PAS HYPER-HYPER FINAUD.

On part sur une opposition binaire, avec les méchants et le danger et le froid et le cynique en bleu et les gentils et le moins-de-danger et le chaud et le réconfortant en orange.

BON, ALORS LÀ, SPOILER, JE VOIS PAS COMMENT FAIRE AUTREMENT.

C'est assez pratique parce que, bon, dès que Spirou rentre dans un endroit bleu, on sait qu'il va lui arriver des bricoles.

 Oho...

OHO... 

On quitte le cadre acceuillant du foyer de Secottine pour plonger dans un bleu ma foi fort inquiétant.

Et puis ça permet de savoir assez facilement qui est gentil et qui est méchant.

La seule personne pas en bleu. Devinez de quel côté elle est ?

Par contre, là, y a pas écrit bonheur sur leurs gueules.

Donc, là, oui, d'accord, c'est pratique mais pas très fin. Bon. Mais, et d'une, ça nécessite une sacré dose de métier pour s'en sortir. De fait, Stuf se retrouve à devoir mettre au service du récit toute sa science acquise précédemment des 25 nuances de la même couleur.

Vous inquiétez pas pour lui, il a l'habitude, il fait ça depuis longtemps.

Et de deux, ça permet d'exprimer des trucs très compliqués, comme ça, sans avoir l'air de faire aucun effort.

LES COULEURS, ÇA FAIT MAL À LA TÊTE.

Le chef des méchants bleu n'est pas bleu (comme la fille, d'ailleurs). Qu'est-ce à dire ?

Même Spirou est splité en orange et bleu. Humm... Y aurait-il une feinte ?

Quand même chaud, non ? Je veux dire : est-ce qu'on aurait pu exprimer une telle nuance de gentil-méchant-mais-gentil-mais-un-peu-méchant-mais-gentil-quand-même-mais-bon-pas-au-top-non-plus-on-peut-pas-dire-ça si on avait pas eu un méga cador comme Stuf. Pas sûr.


ÇA PEUT MÊME CARRÉMENT ÊTRE SIOUX.

La société civile (à priori pas méchante) est encadrée de bleu. Résultat : elle est méchante.

DONC, BON, LÀ, SI J'AI BIEN TOUT SUIVI, STUF EST IRRÉPROCHABLE.

Pas sûr.

HA MAIS C'EST PAS VRAI ! J'AIMERAIS UN PEU D'OPTIMISME, ICI !

Je suis à mon max.

BON, MAIS ALORS QU'EST-CE QUI VA PAS CE COUP LÀ ?

Attendez, je dois encore parler du travail du scénariste avant.

HA MAIS FLÛTE, TU LE FAIS EXPRÈS OU BIEN ! ?

C'est tout un talent de faire un billet pourri, vous pouvez pas comprendre.

LE SCÉNARISTE, DONC.

Tome a épuré de plus en plus ses thèmes et sa narration pour arriver au coeur de qu'il apprécie : un monde extérieur dangereux (rendu d'autant plus dangereux qu'il se rapproche du nôtre) contre des amis qui s'allient pour lutter contre cette menace extérieure. Et comme menace extérieure, on est très bien servi dans machine qui rêve, puisqu'il s'agit carrément de toute la sociaytay !

La société est (presque toute) bleue !

L'ADVERSITÉ, 'Y À QU'ÇA D'VRAI.

Tout se passe en trois étapes : 1 - on s'attache au(x) personnage(s) principal (paux) ; 2 - quelque chose ou quelqu'un lui tape dessus ; 3 - on observe haletant comment fait ce personnage pour s'en sortir vaillamment.



Walter White qui tape sur des distributeurs de serviettes ou Spirou qui tape sur des cartons, c'est pareil. 
C'est leur réaction face à l'adversité.

Avant, Spirou et Fantasio avaient l'habitude d'arriver quelque part, de régler la situation,et de se casser. Veni Vidi Vici. Tome, lui, aime à concerner plus fortement son(ses) personnage(s) principal (paux). C'est donc soit à Spirou soit à Fantasio que les ennemis vont s'en prendre. Pas à une peuplade reculée d'Amérique du Sud ou d'Europe de l'Est. 

La pas-frousse.

L'amitié des bannis.

La famille de Moscou.

Le rigolo et l'aventurier chez Vito.

Rayon, racisme, et changement de couleur.

Fatalité.

Plus concerné par ce qui arrive aux personnages, le suspense monte d'un cran. Le personnage est plus concerné par l'action; Nous sommes plus concerné par le personnage. Nous sommes plus concerné par l'action.

(C'est toujours mieux quand, dans un film, le personnage principal doit régler leur compte à des tas de terroristes ET qu'il a avalé par mégarde une bombe miniaturisée (OU, à la rigueur, que sa femme soit prise en otage).)

ET JUSTEMENT, POUR MACHINE QUI RÊVE, TOME Y VA À FOND DANS L'IDENTIFICATION.

On colle aux basques de Spirou du début à la fin. Pas une page sans lui (en fait si : une seule). Il est perdu, il a froid, il est seul, il pige rien, et nous avec. On est immergé à fond dans sa vision. Une vision dans laquelle tout le monde lui tape dessus (dès qu'il rencontre quelqu'un, c'est pour se faire mettre en joue / poursuivre / dézinguer / etc.).

ET POUR ALLER ENCORE PLUS LOIN, SPIROU AYANT UN TROU DE MÉMOIRE, TOME FAIT COMME LES CUISINIERS DE LA TÉLÉ : IL DESTRUCTURE.

Au lieu d'écrire son récit de manière linéaire, il mélange différentes temporalités, fait des flashbacks et des flashforwards.  Comme ça, c'est autant le bordel dans notre tête que dans celle de Spirou.

BREF.

On suit l'histoire d'un Spirou seul, déstructuré, et qui se fait taper par tous le monde. On ne peut qu'être à fond pour lui et pour qu'il s'en sorte (personne n'aime le mec qui noie les chatons, tout le monde aime les chatons). Notre immersion est à son summum, comme jamais dans une aventure de Spirou et Fantasio avant.

BON MAIS C'EST BIEN ALORS, NON ?

Pas tout à fait.

RAAAAH MAIS TU ES SIBYLLIN, QUAND MÊME.

C'est un fait, chacun des auteurs de Spirou et Fantasio a poussé sa mécanique très loin pour en obtenir des effets puissants, un réalisme accru, et un suspense au cordeau.

J'AI ENVIE DE DIRE : SUPER.

Mais ils l'ont fait en s'inspirant du cinéma.

HA MERDE.

Voilà, oui, comme vous dites.

C'EST MOCHE.

Pas tant que ça ; mais un peu quand même. Comme nous le verrons la semaine prochaine.