jeudi 13 août 2015

La bande dessinée dans la machine.

Tome, Janry, et Stuf nous montrent comment ils assument leurs partis pris depuis longtemps développés en poussant le bouchon encore un peu plus loin dans leur (presque presque) dernier album de Spirou et Fantasio : machine qui rêve.

LE DESSINATEUR.

Janry allait vers plus de détails, plus de volumes et plus de réalisme. Et bin, là, côté réalisme, vous allez être servi. Il renonce presque à toutes exagérations dans les poses ou les actions des personnages. Quand un personnage saute, il ne saute plus sept mètres de long en gigotant de tous ces membres. Il saute péniblement deux mètres, avec les articulations qui craquent à la réception. Comme nous, quoi.



Un saut un peu moins flambant.

PAPY FAIT DE LA RÉSISTANCE.

Si on compare les mêmes actions des mêmes personnages dans Machine qui rêve et dans un autre album de la série, ça devient évident que Spirou a pris un sacré coup de vieux. Ou un sacré coup de réalisme, c'est comme on veut.



Une position de sommeil un peu moins décontract (plus rigide, moins molle).



Une glissade, euh, un peu moins n'importe quoi.


Et même une position debout plus réaliste. 
(Quand Janry a renoncé à faire sans arrêt des genoux pliés quand les personnages sont au repos pour leur garder un aspect dynamique, ça a du lui faire tout drôle tellement c'était devenu systématique.)

De cette manière, les actions de Spirou nous paraissent plus dangereuses (il ne peut plus faire de saut dans le vide de trente mètres et se rattraper comme un chat, donc, là, si Spirou est dans le vide, bin, faut qu'il fasse gaffe à pas lâcher, sinon ça va être chaud pour ses fesses) et plus proche de nous (on s'identifie mieux à un gars qui se blesse avec un canif plutôt qu'avec un gars qui survit à une explosion thermonucléaire (personnellement, je n'ai jamais survécu à une explosion thermonucléaire, par contre, je me suis effectivement déjà blessé avec un canif).

C'est ce que fait tout le temps Jackie Chan pour rendre ses personnages plus vulnérables et plus proches du spectateur, 
juste avant qu'il ne fasse des trucs incroyables.
(Ici, les personnages se prennent des portes dans la figure et chouinent, et entre-temps, ils attrapent des haches en plein vol.)

DU COUP, IL FAUT FEINTER.

Si un dessinateur exagère les poses de ses personnages, ce n'est pas spécialement parce qu'il est nul et qu'il en a rien à foutre du réalisme. C'est pour essayer de mieux communiquer une intention, un mouvement, une pensée. On exagère pour être plus clair.

Fantasio fait les gros yeux : on a compris qu'il est surpris.

Si Janry décide de ne plus faire d'exagérations, est-ce que cela veut dire qu'il va devenir super confus et flou dans les intentions ou actions de ses personnages ?

HÉ BIN NON.

Sans déconner ?

MAIS COMMENT FAIT-IL ALORS ?

Par le cadrage.

Ce n'est plus le dessin en lui même qui surjoue l'action, c'est le cadrage de la case, ou sa répétition, ou sa forme, ou sa composition. Bref, tout ce qui fait la spécificité du travail d'un dessinateur sur une bande dessinée.
Cadrage (qui donne une impression de mouvement en plaçant les pieds en premier plan).


Répétition (pour montrer le temps qui s'écoule lentement).

Forme des cases (longues et effilées pour donner l'impression de vitesse)

Lumière (pour rendre compte d 'un Spirou étourdi).

C'est quand même pas mal, non, de laisser tomber un peu toutes ces exagérations de dessin pour essayer d'exprimer ce que l'on veut de manière un peu plus subtile ?

HÉ BIN, OUI ET NON...

Comment ça ?

ATTENDEZ. LAISSEZ-MOI PARLER D'ABORD DU COLORISTE, ET ENSUITE, J'Y REVIENS.

Ha ouais d'accord, le plan de ce billet, c'est n'importe quoi.

LE COLORISTE.

Stuf allait vers plus de nuances dans les colorisations (et un travail de plus en plus important sur les ombres), tout en gardant des oppositions fortes (notamment entre le bleu et le rouge des costumes de Spirou et Fantasio, par exemple). Ça tombe drôlement bien, puisqu'on peut dire que dans cet album tout est en opposition de deux couleurs : le camaïeu d'orange-marron contre le camaïeu de bleu.

ALORS, CÔTÉ PILE, ON PEUT DIRE QUE CE N'EST PAS HYPER-HYPER FINAUD.

On part sur une opposition binaire, avec les méchants et le danger et le froid et le cynique en bleu et les gentils et le moins-de-danger et le chaud et le réconfortant en orange.

BON, ALORS LÀ, SPOILER, JE VOIS PAS COMMENT FAIRE AUTREMENT.

C'est assez pratique parce que, bon, dès que Spirou rentre dans un endroit bleu, on sait qu'il va lui arriver des bricoles.

 Oho...

OHO... 

On quitte le cadre acceuillant du foyer de Secottine pour plonger dans un bleu ma foi fort inquiétant.

Et puis ça permet de savoir assez facilement qui est gentil et qui est méchant.

La seule personne pas en bleu. Devinez de quel côté elle est ?

Par contre, là, y a pas écrit bonheur sur leurs gueules.

Donc, là, oui, d'accord, c'est pratique mais pas très fin. Bon. Mais, et d'une, ça nécessite une sacré dose de métier pour s'en sortir. De fait, Stuf se retrouve à devoir mettre au service du récit toute sa science acquise précédemment des 25 nuances de la même couleur.

Vous inquiétez pas pour lui, il a l'habitude, il fait ça depuis longtemps.

Et de deux, ça permet d'exprimer des trucs très compliqués, comme ça, sans avoir l'air de faire aucun effort.

LES COULEURS, ÇA FAIT MAL À LA TÊTE.

Le chef des méchants bleu n'est pas bleu (comme la fille, d'ailleurs). Qu'est-ce à dire ?

Même Spirou est splité en orange et bleu. Humm... Y aurait-il une feinte ?

Quand même chaud, non ? Je veux dire : est-ce qu'on aurait pu exprimer une telle nuance de gentil-méchant-mais-gentil-mais-un-peu-méchant-mais-gentil-quand-même-mais-bon-pas-au-top-non-plus-on-peut-pas-dire-ça si on avait pas eu un méga cador comme Stuf. Pas sûr.


ÇA PEUT MÊME CARRÉMENT ÊTRE SIOUX.

La société civile (à priori pas méchante) est encadrée de bleu. Résultat : elle est méchante.

DONC, BON, LÀ, SI J'AI BIEN TOUT SUIVI, STUF EST IRRÉPROCHABLE.

Pas sûr.

HA MAIS C'EST PAS VRAI ! J'AIMERAIS UN PEU D'OPTIMISME, ICI !

Je suis à mon max.

BON, MAIS ALORS QU'EST-CE QUI VA PAS CE COUP LÀ ?

Attendez, je dois encore parler du travail du scénariste avant.

HA MAIS FLÛTE, TU LE FAIS EXPRÈS OU BIEN ! ?

C'est tout un talent de faire un billet pourri, vous pouvez pas comprendre.

LE SCÉNARISTE, DONC.

Tome a épuré de plus en plus ses thèmes et sa narration pour arriver au coeur de qu'il apprécie : un monde extérieur dangereux (rendu d'autant plus dangereux qu'il se rapproche du nôtre) contre des amis qui s'allient pour lutter contre cette menace extérieure. Et comme menace extérieure, on est très bien servi dans machine qui rêve, puisqu'il s'agit carrément de toute la sociaytay !

La société est (presque toute) bleue !

L'ADVERSITÉ, 'Y À QU'ÇA D'VRAI.

Tout se passe en trois étapes : 1 - on s'attache au(x) personnage(s) principal (paux) ; 2 - quelque chose ou quelqu'un lui tape dessus ; 3 - on observe haletant comment fait ce personnage pour s'en sortir vaillamment.



Walter White qui tape sur des distributeurs de serviettes ou Spirou qui tape sur des cartons, c'est pareil. 
C'est leur réaction face à l'adversité.

Avant, Spirou et Fantasio avaient l'habitude d'arriver quelque part, de régler la situation,et de se casser. Veni Vidi Vici. Tome, lui, aime à concerner plus fortement son(ses) personnage(s) principal (paux). C'est donc soit à Spirou soit à Fantasio que les ennemis vont s'en prendre. Pas à une peuplade reculée d'Amérique du Sud ou d'Europe de l'Est. 

La pas-frousse.

L'amitié des bannis.

La famille de Moscou.

Le rigolo et l'aventurier chez Vito.

Rayon, racisme, et changement de couleur.

Fatalité.

Plus concerné par ce qui arrive aux personnages, le suspense monte d'un cran. Le personnage est plus concerné par l'action; Nous sommes plus concerné par le personnage. Nous sommes plus concerné par l'action.

(C'est toujours mieux quand, dans un film, le personnage principal doit régler leur compte à des tas de terroristes ET qu'il a avalé par mégarde une bombe miniaturisée (OU, à la rigueur, que sa femme soit prise en otage).)

ET JUSTEMENT, POUR MACHINE QUI RÊVE, TOME Y VA À FOND DANS L'IDENTIFICATION.

On colle aux basques de Spirou du début à la fin. Pas une page sans lui (en fait si : une seule). Il est perdu, il a froid, il est seul, il pige rien, et nous avec. On est immergé à fond dans sa vision. Une vision dans laquelle tout le monde lui tape dessus (dès qu'il rencontre quelqu'un, c'est pour se faire mettre en joue / poursuivre / dézinguer / etc.).

ET POUR ALLER ENCORE PLUS LOIN, SPIROU AYANT UN TROU DE MÉMOIRE, TOME FAIT COMME LES CUISINIERS DE LA TÉLÉ : IL DESTRUCTURE.

Au lieu d'écrire son récit de manière linéaire, il mélange différentes temporalités, fait des flashbacks et des flashforwards.  Comme ça, c'est autant le bordel dans notre tête que dans celle de Spirou.

BREF.

On suit l'histoire d'un Spirou seul, déstructuré, et qui se fait taper par tous le monde. On ne peut qu'être à fond pour lui et pour qu'il s'en sorte (personne n'aime le mec qui noie les chatons, tout le monde aime les chatons). Notre immersion est à son summum, comme jamais dans une aventure de Spirou et Fantasio avant.

BON MAIS C'EST BIEN ALORS, NON ?

Pas tout à fait.

RAAAAH MAIS TU ES SIBYLLIN, QUAND MÊME.

C'est un fait, chacun des auteurs de Spirou et Fantasio a poussé sa mécanique très loin pour en obtenir des effets puissants, un réalisme accru, et un suspense au cordeau.

J'AI ENVIE DE DIRE : SUPER.

Mais ils l'ont fait en s'inspirant du cinéma.

HA MERDE.

Voilà, oui, comme vous dites.

C'EST MOCHE.

Pas tant que ça ; mais un peu quand même. Comme nous le verrons la semaine prochaine.



4 commentaires:

  1. Bonjour,
    j'apprécie vos billets depuis deux ans, toujours pleins d'humour et d'intelligence du regard. J'avais bien senti l'apport de Stuf dans la colorisation des Spirou de Tome et Janry, mais votre commentaire montre combien il s'agissait d'un système pensé. Cet hommage à Stuf tombe malheureusement à pic, car je viens d'apprendre en lisant Spirou que Stuf nous avait quittés. J'espère qu'il aura eu l'occasion de vous lire, ça lui aurait fait très plaisir de voir son travail reconnu.
    A bientôt pour la suite, amitiés,
    Nicolas Bourmeyster

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    1. Hé oui, ces billets sont une coïncidence un peu macabre... Mais disons que c'est ma manière de faire un petit hommage.

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  2. Salut salut !

    Je lis ton blog depuis un long moment, et ça fait un bien fou de lire des blogs de ce genre, d'analyse de la BD aussi bien rendue ! C'est bête que je ne prenne jamais le temps de commenter, mais je suis à chaque fois subjugué entre le talent d'écriture et tout ce que je découvre sur les BD que je connais si bien. Et c'est agréable.
    Je dois bien le dire, c'est tellement plaisant que j'aurais envie d'en lire d'un autre, pour varier les points de vue et les idées. Mais continuez, j'adore. Vous travaillez dans les arts graphiques, non ?

    En tout cas, continuez de nous enchanter autant avec des billets humoristiques et intéressants !

    Cordialement,

    Alfred LePingouin

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    1. Fouyaya, merci beaucoup pour tout ces compliments. Le fait de supposer que je bosse dans la même cremerie que tout ces gens est également très gentil, même si ce n'est pas du tout le cas. Enfin, bref, merci bien.

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