vendredi 27 septembre 2013

La bande dessinée est stylée.

(Attention, aujourd'hui, c'est hyper long.)

David B. nous montre ce qu'est le style.

(Mais longtemps.)



David B., Babel, Vertige graphique.

Pierre Michon, qu'on interrogait sur les nouvelles qu'il avait écrites sur des abbés du X° siècle, répondait pour se la jouer : « Tous ces récits sont autobiographiques, qu’est-ce que vous croyez. ». (Il est comme ça, Pierre Michon, il se la pète.) (Mais il a raison.)

Parce que, fondamentalement, n’importe quel récit, n’importe quelle histoire, du moment qu’elle est réalisée de manière à développer une voix propre (autrement appelée « un style », une manière à soit de construire, d'agencer et de raconter un récit), devient un prolongement de l'auteur. La personnalité de l'auteur se met à irriguer son récit et à déteindre sur icelui. Le style rend donc le récit plus vivant. Le style rend le récit meilleur. Voilà. C'est tout. Fin de la chronique.

OUI D'ACCORD, MAIS C'EST QUOI, EXACTEMENT, LE STYLE ?

Ha bon... Il va falloir détailler alors ?

Parce que, le style, c'est vraiment difficile à définir dites donc...

On va dire que, grosso modo, le style d'un auteur (les choix qu'il fait dans un récit et pourquoi il fait ces choix) (pourquoi tel personnage, pourquoi tel rythme, pourquoi tel action, pourquoi tel phrasé, pourquoi tel dessin), le style d'un auteur, donc, (suivez un peu, elle est pourtant pas longue, cette phrase) le style d'un auteur, enfin, c'est un peu comme sa manière de s'habiller (des habits dans lesquels il se sent bien).

MAIS POURQUOI SE SENT-IL BIEN DANS CES HABITS ?

  • PARCE QU'IL A VU QUELQU'UN D'AUTRE PORTER CES VÊTEMENTS ET QU'IL S'EST DIT QUE ÇA LUI IRAIT BIEN.

Hergé et tout son studio, Tintin en Amérique (deuxième version), Casterman

Ted Benoît, Ray Banana - Berceuse électrique, Casterman

Parfois, quand on rencontre quelqu'un que l'on trouve beau, grand, fort et intelligent, on se dit qu'on aimerait un peu lui ressembler. Et, parfois encore, on se dit qu'on aimerait bien lui ressembler physiquement. C'est un peu idiot. On sait que c'est superficiel. Mais on a l'impression qu'en se mettant dans les mêmes chaussures que la personne en question, on va voir le monde comme lui. Et que ce monde a pas l'air dégueulasse.

C'est exactement ce que fait Ted Benoît. Il a ses marottes (l’Amérique des années 50) et ses fascinations (Tintin). Mais il ne copie pas. Non non non. Le ton, l'histoire de Ray Banana (ironiques, plus noirs, plus malsains) n'ont rien à voir avec ceux de Tintin... N'empêche... Il se dit que Tintin, c'est pas mal, et qu'en copiant certains effets il arrivera à capter une certaine maestria narrative. Il part de Tintin pour raconter autre chose, arriver ailleurs.


David B. & Emmanuel Guibert, Le capitaine écarlate, Dupuis.

David B, lui, aime apparemment beaucoup les récits de Marcel Schwob... Et il aime apparemment beaucoup Marcel Schwob... (Un pote à Robert Louis Stevenson, ça, déjà, ça tape.) Donc pourquoi ne pas s'inspirer de la vie et des récits de Marcel Schwob pour écrire le scénario du capitaine écarlate ? Un récit bien à lui (on y reconnaît les marottes de David B, comme l'onirisme, la langueur), mais un récit qui essaye de se mettre dans les pompes d'un mec qu'on trouve classe (l'imaginaire de Marcel Schwob, avec des pirates, des apaches, de l'aventure).

  • PARCE QU'ON SE TROUVE CLASSE DANS SES VÊTEMENTS (PAS PLUS COMPLIQUE QUE ÇA).

Hugo Pratt, Corto Maltese en Sibérie, Casterman.


Hugo Pratt, Corto Maltese - Sous le signe du Capricorne - Samba avec Tir Fixe, Casterman.

Hugo Pratt surpris au naturel, sortant de sa cuisine au petit-déjeuner.

Faut pas oublier non plus que, à la base, ce que le dessinateur va considérer comme un « bon dessin », c'est surtout un dessin qu'il trouve classe. Un dessin « ouuuh, je me suis bien gavé sur ce coup là ». Un dessin « Je me trop kiffe ». (Un habit dans lequel il va pouvoir se mater dans le miroir en enlevant des lunettes de soleil au ralenti pour faire comme dans les films.)

Avec Hugo Pratt, on a carrément droit au personnage principal qui est un avatar en mieux de son auteur. Quand Hugo Pratt fait un beau dessin de Corto, il fait aussi un super-beau dessin de lui-même.

David B., Journal d'Italie, Delcourt.

Le trait qui tremble et qui rend tout plus fragile, la lumière qui devient rasante et alanguit l'image, la composition en disque qui arrondit, adoucit encore le dessin, l'ajout d'une jolie fille et d'un roman (une jolie fille lisant un roman, quoi de plus sexy, je vous le demande), et le fameux David B. en haut et au centre de l'image qui domine et profite de tout ça... Si c'est pas se trouver classe, je ne vois pas ce que c'est...

  • PARCE QU'ON AIMERAIT QUE LES AUTRES NOUS TROUVENT CLASSE DANS SES VÊTEMENTS.

Cette catégorie est un peu l'inverse de la première. Au départ, on admire des gens. On aimerait leur ressembler. Bon. Ensuite, avec cette base, on se forme son propre look. Cool. Enfin, une fois notre style défini, on aimerait bien qu'il soit apprécié par les autres. Validé, en quelque sorte. 

Parce que ça peut paraître une bonne idée de porter un sweat à capuche. Mais c'est encore plus cool quand on croise ensuite des gens qui portent des joggings Sergio Tacchini.

David B., l'Ascension du Haut Mal, L'association.

Le petit David B s'est mis a dessiner des tas de samouraïs parce qu'il aimait ça. Il a continué parce que d'autres aimaient qu'il dessine des tas de samouraïs. Halàlà, le regard de l'autre ! Halàlà, la midinette !






Jean-Christophe Menu, in à B., L'association.

La consécration : quand un autre auteur exprime son admiration pour vous en imitant / pastichant votre style ; et en le faisant bien. Du coup, là, c'est sûr, les autres nous trouvent classe dans ces vêtements (avec ces dessins). On a réussi a se créer une identité (ou au moins un look) (soyons superficiel) qui plaît.

Et pourquoi c'est si important de se faire valider son style (par des auteurs et/ou par des lecteurs et/ou par des critiques (soyons fous)) ? Parce qu'ensuite on peut progresser. Aller de l'avant. Faire évoluer son dessin. Devenir meilleur.

  • PARCE QU'ON S'ÉPANOUIT MIEUX DANS LES VÊTEMENTS QU'ON PRÉFÈRE.

Franquin (et tous ses amis), Lagaffe mérite des baffes, Dupuis.

Franquin a commencé plus ou moins sa carrière avec Spirou (un personnage qu'il n'avait pas créé), a co-inventé Gaston (un personnage au départ assez mal défini), a réussi à le doter d'une personnalité marquée (au fur et à mesure de ses aventures), pour ensuite faire évoluer considérablement son graphisme pour arriver à quelque chose de très détaillé, précis, inventif et brinquebalant (dans l'extrait ci-dessus, les résistances qui sortent de la télévision, le canapé-un-peu-affaissé-très-détaillé-avec-les-coutures, les objets posés sur le buffet, sont de bons exemples). En parallèle de cette évolution dans la forme, Franquin en profite aussi pour évoluer dans son propos et amène Gaston vers un fond qui est propre à son auteur (anti-militaire, anti pub, pro-écolo, etc. ; jouez avec moi et trouvez d'autres sujets abordés par Franquin).

Franquin a amené tout ce qu'il aimait (prouesses graphiques et politique libertaire) pour pouvoir s'épanouir dans sa série, et encore évoluer, changer, inventer.




David B., l'Ascension du Haut Mal, L'association.

Si on aime les histoires de batailles bien sanguinolentes, on dessine des histoires de batailles bien sanguinolentes. Parce qu'on est passionné par le sujet et qu'on le maîtrise à mort et qu'on peut donc s'esbaudir dedans comme un petit caribou. Parce qu'on « s'y sent libre et qu'on peut y déployer ses fantasmes guerrier ». Bref, parce qu'on peut s'y épanouir (d'une manière bizarroïde).

Et la carrière de David B. (qui n'a jamais renoncé à dessiner des soldats et des bastons) (mais a élargi considérablement sa palette) est là pour nous montrer ce qu'est l'épanouissement d'un style. (On peut d'autant mieux mesurer la distance parcourue que l'on peut suivre ce style dès sa quasi-naissance.) (Un peut comme si on avait sous nos yeux les planches de Gaston Lagaffe et les dessins de Franquin réalisés chez ses parents à 5 ans.)

L’ÉPANOUISSEMENT ? KEKSSEKSSA ?

Pour la plupart des artistes, il est important de non seulement se trouver un style, une « voix », mais d'ensuite faire évoluer ce style, l'enrichir, en peaufiner les nuances, en comprendre les différents aspects, les intégrer, favoriser certains aspects qui plaisent plus à l'auteur que d'autres (le côté brinquebalant chez Franquin ; la sensibilité chez David B.). Une fois un style, un look, une identité trouvés, il faut essayer de faire évoluer ce look pour qu'il colle de plus en plus à sa peau, et pour que ce look suive aussi les inévitables évolutions de notre personnalité.

MAIS POUR REVENIR AU CHOIX DU STYLE...

On voit que tout les moyens de se choisir un style sont mêlés...
  1. On se cherche un dessin.
  2. Pour se faire, on va voir ce que font les autres à côté.
  3. On se trouve quelque chose.
  4. On se le fait valider par les autres.
  5. On est content.
  6. Du coup on s’épanouit dans son dessin et on le pousse plus loin. On cherche de nouvelles choses.
Du coup les gens ne sont pas content et vous disent que c'est pourri et vous vous suicidez, pauvre, seul, et auteur de bande dessinée, c'est vraiment la loose. Ha non, pardon, faut pas dire ça.

Du coup on repart dans une phase de recherche d'un nouveau graphisme, puis d'une validation, puis d'un épanouissement.

Et patati et patata.

C'est encore une fois bébête, mais la reconnaissance permet de valider la démarche artistique et d'aller de l'avant. De faire progresser son dessin.

(« Ok, la capuche, c'est fait, maintenant que je suis dans un groupe je vais essayer de remonter une jambe de pantalon. » « La prochaine fois, j'essaye le : « Hé mam'zelle, vous savez que ton père c'est un voleur?... Parce qu'il a pris les deux plus beaux yeux du ciel et il.. et... il les a mis où ? Attends, je crois que je me suis gouré... » .»)

David B., Babel, Vertige graphique.

J'AVAIS DIT QU'ON FAISAIT UNE PAUSE ?

C'EST PAS UNE MAUVAISE IDÉE

ON SE DIT A LA SEMAINE PROCHAINE ?

ON SE DIT A LA SEMAINE PROCHAINE.

BISOU.

(RÂLEZ PAS. JE VOUS AVAIS DIT QUE ÇA ALLAIT ÊTRE SUPER LONG.)

(ATTENDEZ, C'EST TOUT PENSÉ, LE BAZAR. CE COUP-CI, C’ÉTAIT POUR ESSAYER DE VOIR COMMENT ON SE TROUVE UN STYLE. LA PROCHAINE FOIS, CE SERA POUR ESSAYER DE COMPRENDRE POURQUOI CE STYLE LÀ ET PAS UN AUTRE. SI C'EST PAS DE LA CÉSURE MÛREMENT RÉFLÉCHIE, JE SAIS PAS CE QU'IL VOUS FAUT.)

vendredi 20 septembre 2013

La bande dessinée est fragile.

Debbie Drechsler nous montre comment utiliser un beau dessin naïf.



Debbie Drechsler, the Summer of Love, L'Association.

L'art naïf, donc, selon Le Grand Larousse Avec Plein De Majuscules :
[...] Les peintres naïfs ont en commun le besoin d'expression (concrétisé par un âge souvent tardif), une inspiration issue de la vie quotidienne (du rêve aussi), une vision ingénue [...] qui va de pair avec une certaine ignorance des principes de la culture artistique savante, le tout suscitant un art sensible, minutieux et coloré, souvent maladroit, mais sincère.
 Et selon Le Grand André Malraux Avec Non Moins Plein De Majuscules, les artistes naïfs (merci wiki) :
osent croire que le temps n'est rien, que la mort même est une illusion et qu'au-delà de la misère, de la souffrance et de la peur [...], pour qui sait voir, respirer et entendre, un paradis quotidien, un âge d'or avec ses fruits, ses parfums, ses musiques [...], un éternel éden, où les sources de jouvence l'attendent pour effacer ses rides, ses fatigues.
ALORS, EN FAIT, LA, POUR LA BANDE DESSINÉE QUI NOUS OCCUPE, C'EST PAS EXACTEMENT CA...

(C'était bien la peine de faire toute cette introduction...)

MAIS UN PEU QUAND MÊME, HEIN...

Certes, Debbie Drechsler a publié sa première bande dessinée assez tardivement, passé la quarantaine (besoin d'expression, tout ça). Certes Debbie Drechsler puise son inspiration dans la vie quotidienne (ses deux livres sont autobiographiques, réalistes, et traitent de son enfance et de son adolescence). Certes, le propos même de Debbie Drechsler est de trouver l'espoir d'un monde « où les sources de jouvence l'attendent pour effacer ses rides, ses fatigues ».

Oui.

Certes.

MAIS !

Debbie Drechsler opte consciemment pour « une certaine ignorance des principes de la culture artistique savante », le tout, justement, pour susciter « un art sensible, minutieux et coloré, souvent maladroit, mais sincère ».

ET POURQUOI ?

Parce que l'univers qu'elle entreprend de décrire (la grande enfance puis l'adolescence) est un univers « sensible, souvent maladroit, mais sincère ». Un univers dans lequel les personnages « osent croire que le temps n'est rien, que la mort même est une illusion et qu'au-delà de la misère, de la souffrance et de la peur [...] pour qui sait voir, respirer et entendre, un paradis quotidien, un âge d'or avec ses fruits, ses parfums, ses musiques ».

(L'adolescence un poil torturée dans lequel on comprend rien à ce monde trop trop méchant alors que, nous, on est pleins d'espoirs qui se heurtent de partout aux murs en verre de la vraie vie (oui, monsieur, poète !) ; l'adolescence, donc, correspond assez bien à ce genre de citations malrauxiennes, je trouve.) (Ce n'est que mon humble avis.) (Lancez moi des cailloux si ça peut vous défouler parce que vous trouvez ce que j'ai écrit est trop tarte.) (Des cailloux numériques, franchement, ça fait pas trop mal. J'en rigole d'avance.)

BREFLE.

Debbie Drechsler fait en sorte d'utiliser un style qui va à merveille avec le fond de son histoire.

(On peut d'ailleurs noter qu'entre Daddy's Girl (son premier livre sur son enfance) et the Summer of Love, le style a changé lui aussi. Il a grandi lui aussi, passant de « enfantin » (en faisant des gros schémas) à « plus maîtrisé ».)

Debbie Drechsler, Daddy's Girl, L'association.

Le dessin a l'âge des personnages et de leurs sentiments.

PETIT POINT « SCIONS NOUS LA BRANCHE ».

Ce n'est pas complètement exact que Debbie Drechsler maîtrise à ce point son dessin. Si on regarde sa première bande dessinée (Ink Spots, pour ne pas la nommer), son graphisme est (relativement) similaire à celui de Daddy's Girl, alors que son contenu en est très différent. Comment, alors, je m'en sort dans mon argumentation boiteuse ? Hein ?

En faisant remarquer que le dessin de Ink Spots était encore plus expressionniste, faisant tendre le récit vers le conte initiatique (ce qu'il est, en quelque sorte), et que la forme, donc, chez Drechsler, compte bien, induit du fond, et se modifie en fonction du propos. Et toc.

Debbie Drechsler, Ink Spots, publié (?) par Dieu sait qui.

ET DONC, ÉNONÇONS UNE LOI SUR LE DESSIN, COMME ÇA, PÉREMPTOIREMENT :

Le dessin n'est pas que là pour représenter des objets. Le dessin, quel qu'il soit, exprime quelque chose de par lui-même.

Qu'on le veuille ou non.

Alors autant le vouloir.

Comme ça, on contrôle ce qu'il dit, et cela enrichi d'autant plus la bande dessinée. 

(A ce qui est dit ou représenté explicitement s'ajoute tout ce qui est dit par le dessin en sous-main, en douce.) (Le dessin est un petit sournois.)

ICI, DONC, NOUS AVONS UNE AUTEUR QUI A FAIT LE CHOIX DE CONTRÔLER CE QUE DIT CE DESSIN. VIA UN MODE D'EXPRESSION NAÏF. CE QUI INDUIT :

Un dessin assez simple avec un personnage aux traits simples et aux grands yeux expressif. Naïveté du dessin qui (comme j’ai essayé de le dire, alors si vous ne l'avez pas compris soit je suis une quiche soit c’est vous) est là à propos pour nous rappeler la naïveté, les sentiments purs, la vision ingénue que porte l’adolescente sur sa propre vie (elle ne comprend pas tout ce qui lui arrive dans la gueule, elle ne sait pas comment réagir à sa propre vie).

Des yeux aussi grands que ceux d'un lapin dans les phares.

Ce dessin simple va de pair avec tout un « appareil graphique » beaucoup plus sioux... Comme, au choix : 

Une composition du dessin avec des perspectives étranges qui montrent a quel point le personnage se sent décalé, pas à l'aise, pas intégré à ce monde... Sans les codes, sans les règles, sans même les règles de la perspective. (Du coup, il doit plus lui rester grand chose...)



On se fait doucement chier en banlieue.

Une construction décadrée. Avec des bouts de trucs dans la case qui n’ont rien à faire là… Enfin… Rien à faire là… Qui sont justement là pour montrer que le personnage n’est pas « cadré », est flottant. L'héroïne est à cheval entre différents lieux parce qu’elle est à cheval entre différents sentiments. Elle n'arrive pas à se situer.



Il est ma fichu, ce monde, il est tout de guingois.

D'ailleurs, nous avons une position du corps du personnage qui montre qu’elle ne sait pas où elle va (elle fait la toupie, tellement elle hésite entre les différentes directions à prendre). (C’est allégorique, c’est de l’art.)

Y'en a une qui devrait aller voir son conseiller d'orientation.

Mais attention ! Malgré tout cela, le dessin est très précis.

Les plantes et les marches en béton, comme c'est typique.

Toutes les petites mailles du voile de la porte, comme c'est précis.

Les motifs floraux, so 70's.

Sans compter la moquette tellement détaillée qu'on dirait qu'elle a été dessinée par... euh... disons euh... on va pas dire une maniaque... Naaan... Mais, euh... Une artiste brut, voilà. 
Et le canapé tout bien décrit.

NOTA BENE.

L'auteur rajoute en fait certains des motifs par ordinateur. Alors, certes, c'est de la triche. Et ce n'est pas bien de tricher. Mais il faut reconnaître que c'est beaucoup moins chiant. Donc elle a le droit. Et ça ne change rien à « l'effet de détail », « l'effet de précision » recherché. Alors que ça rassure quant à son état mental.

DE PLUS !

Cette précision montre que :
  1. L'artiste sait ce qu'elle fait. C'est un vrai projet. Si elle dessine des gros yeux de Bambi, c'est fait exprès. Parce que si on la chauffe un peu, elle peut très bien dessiner tous les cils, et les petites veines dans les yeux. Donc ne l'énervez pas.
  2. Le projet est bien de décrire une histoire « issue de la vie quotidienne »... Ok le dessin est naïf. Ok les cadres-décadrés, ok les couleurs, ok l’expressionnisme du dessin, ok. Mais tous les décors précis permettent d'inscrire l'histoire dans une réalité (géographique, temporelle, sociale, personnelle, tout ce que vous voulez, n'ayez pas peur de la surenchère) palpable. Le monde dans lequel évolue l'héroïne est réaliste. Les objets qu'elle rencontre sont réalistes. Par contre, ce sont ses atermoiements, ses doutes, ses pensées, qui transforment la perspective, le cadrage, la composition. Parce qu'elle évolue dans un univers réel qu'elle n'arrive simplement pas à maîtriser. (Le dessin naïf, ingénu, concerne le personnage, pas les objets, pas son quotidien. C'est elle qui est ingénue. Pas le monde. Le monde, elle s'y heurte.) (Les objets représentés sont réalistes. Seule la perspective de ses objets, la manière de percevoir le personnage par rapport à ses objets est modifiée et non-naturelle. Parce que c'est le personnage qui se sent décalé par rapport au monde dans lequel il évolue.)
  3. Cette maladresse et ce décalage dans le dessin font ressentir le malaise adolescent du personnage principal qui ne sait pas quoi faire, comment se comporter, etc., comme le montrent aussi bien ses pensées que son positionnement dans la planche.


Et bim ! Dans ta face ! 
Tu te sentais pas assez mal, je crois, alors je vais te mettre la tête sous l'eau avec de la répartie bien cinglante.

FINALEMENT...

Le dessin peut exprimer des tas de choses, des tas de sentiments autres que : « Voici une fille sur un canapé. Voilà. C'est une fille. C'est un canapé. Comment ? Je me suis pas foulé ? Ha ça c'est sûr ! Mais bon... J'ai fait le job. Alors voilà. Bonsoir. Moi, je pars en week end. Oubliez pas d'éteindre les lumières en sortant. ». 

Le dessin, ça peut être aussi expressif, aussi suggestif que ça :


Alors pourquoi s'en priver ?

vendredi 13 septembre 2013

La bande dessinée est un trait qui vibre.

Interro surprise : qu'est-ce qu'un bon dessin ?

Hugo Pratt, Corto Maltese en Sibérie, Casterman.

Alors alors... Un bon dessin... Une définition donnée par un type qui n'a jamais bien dessiné de sa vie... Ouuuh que ça va être bien... Je sais pas vous, mais, moi, je le sens super bien. Alors alors alors... Hum... Bon. C'est mon opinion perso, hein. A mon humble avis et tout le tralala... Un bon dessin, donc, je dirais que c'est :
  1. Un trait vivant.
  2. Un ensemble cohérent.

Entre autre, hein...

Mais on peut partir là-dessus...


UN TRAIT VIVANT.

Ce serait un trait qui, intrinsèquement, tout seul comme un grand, serait « émouvant », exprimerait quelque chose.

Un trait qui pourrait être fort, dense, puissant, comme les ombres des jambes d'une fighteuse (sur lesquelles les traits presque droits montrent la détermination, sur lesquelles les ombres, les noirs très marqués, montrent la force, la densité (on pourrait dire les muscles) (façon biceps huilés de The Rock).


Un trait qui pourrait être tremblant comme un personnage perdu dans la brûme (un personnage qui arrive, qui prend ses repères, qui n'a pas encore décidé ce qu'il allait faire, qui est indéterminé et flou comme son trait).


Un trait qui pourrait être doux et onctueux comme un yogourt à 96 % de matière grasse ou une discrète ligne de neige qui vient de se déposer sur le sol (ce qui donne des lignes moins droites que ceux de la fighteuse, mais plus affirmées que dans la brume).



Un trait qui pourrait être colérique comme euh... un personnage en colère (avec des sourcils tout froncés, des traits de partout, qui se croisent, qui se brouillent, qui s'emmerdent, qui se font la gueule les uns les autres).


Un trait qui pourrait être déterminé comme une surprise.


Un trait qui pourrait être calme, voir las ; comme une fumée de cigarette (dans laquelle on peut voir des pleins et des déliés, comme le pinceau qui se balade doucement sur la feuille de papier).


Un trait qui pourrait être juste là, neutre, tranquille, sans moufter, comme un cadre de bande dessinée par exemple. Juste là parce qu'il faut bien être là. Le plus neutre possible. Juste pour définir un grand espace... Un trait le plus neutre possible pour dessiner, en creux, en négatif, tout l'espace qu'il contient.



UN TRAIT COHÉRENT.

Ce serait un trait qui exprimerait les mêmes idées (densité, douceur, colère, détermination, calme, lassitude) que les autres éléments de la bande dessinée (l'histoire, la narration, les textes, les attitudes, le dessin).

UN TRAIT COHÉRENT AVEC L'HISTOIRE.

Celle-ci étant celle de tas (densité) d'aventuriers (détermination !) désabusés (lassitude) se faisant la guerre (colère) tout en se respectant mutuellement (douceur, calme).

UN TRAIT COHÉRENT AVEC LA NARRATION.

Celle-là voyant défiler de nombreux sujets, de nombreux personnages (densité), souvent très calmes face à leurs difficultés (lassitude), avec de longs moment de pauses (douceur) brisés tout d'un coup par de bref instants de violence (colère).

UN TRAIT COHÉRENT AVEC LES ATTITUDES DES PERSONNAGES.

Ces attitudes elles-mêmes étant parfois très calmes,


pour virer soudainement au colérique,


puis redeviennent douces,


voire alanguies.


UNE PETITE PAUSE SPÉCIAL JEU POUR SE DÉGOURDIR LES JAMBES !

(VOUS POUVEZ AUSSI ALLER VOUS CHERCHER UN CAFÉ.)

Pourquoi Corto se la pète-t-il toujours à faire son beau gosse de profil, dans le coin droit de la case, regardant vers la gauche ?

CECI ETANT FAIT, REVENONS A DU SÉRIEUX, DE L'INTELLO, A DU PROFESSEUR AVEC COLLIER DE BARBE. VOUS CROYEZ QUAND MÊME PAS QUE VOUS ETES ICI POUR PASSER LE TEMPS, DITES DONC !

Plus que de garder les mêmes têtes d'une image à l'autre, un récit super-méga-cool se doit surtout de garder la même ambiance, le même esprit, la même touch tout du long d'un récit. Cette esprit (that's the spirit !) passe par tous les éléments de ce récit (narration, personnages, etc. ; tous les trucs évoqués plus haut). 

Et, bien sûr, entre autres, cette esprit passe par le dessin et son trait !

COMPARONS ÇA A D'AUTRES AVENTURES DE CORTO ET RASPA.

Première page de Corto Maltese en Sibérie.


Première page de Corto Maltese - La ballade de la mer salée.

Ça commence toujours le nez dans les bouquins, ha bravo les intellos !

La ballade de la mer salée a été écrite cinq ans avant Corto Maltese en Sibérie. Du coup, Hugo Pratt a eu le temps de faire évoluer son style... Son style graphique, certes, mais aussi le contenu de ses histoires. Les deux vont de pair, et les différences de graphismes expriment surtout de nouveaux buts artistiques.

DES DIFFÉRENCES, DES DIFFÉRENCES, BIN J'EN VOIS PAS DES MASSES, DES DIFFÉRENCES...

Si le niveau de détail dans ces deux planches est assez similaire pour ce qui concerne les décors ou les objets, ce qui change, c'est la stylisation des personnages (beaucoup moins réalistes en Sibérie que sur la mer salée).

En Sibérie, il y a un plus gros travail sur les noirs (qui donnent de la puissance, de la force aux personnages (remember les jambes de la fighteuse) et les assoit de façon iconique) (même Raspoutine a droit à ce traitement, dans la première page commençant ce billet). Sur la mer salée, les visages des personnages sont plus réalistes, mais, du coup, moins calmes, moins insondables, moins j'me-la-pète.

Il s'opère en fait un double mouvement de concert : parce que Hugo Pratt stylise son dessin, son récit se fait plus atmosphérique (on entre directement dans l'action sur la mer salée, Corto est tout alangui et ne fout rien en Sibérie) (ça rime) ; parce que son récit se fait plus atmosphérique, son dessin se fait plus stylisé.

Pratt passe du trait très efficace (et des cases remplies à fond) à la dilatation du temps, à des cases avec de moins en moins de traits, presque abstraites, où (plus que ce qu'il représente) c'est le trait en lui-même qui compte (et l'émotion qu'il transbahute).

Il quitte le réalisme, et un nombre de traits abondant, pour rejoindre la stylisation, qui donne du poids à chaque ligne. Et qui fait donc que chaque trait exprime / peut exprimer un sentiment... Un sentiment différent suivant la forme du trait.

(La pilosité de Raspoutine sur la mer salée, mamma mia... Mais, en même temps, ça ne représente pas grand chose d'autre qu'une perruque. Pas de ligne « émouvante » là-dedans.)  (Je sais pas si vous avez remarqué, je suis très polyglotte aujourd'hui. C'est pour ouvrir le blog à l'international.)

Cette démarche de Hugo Pratt se poursuit dans toute son ôêûvre, puisque, si on compare Corto Maltese en Sibérie à (la dernière aventure de Corto Maltese écrite plus de dix ans après) c'est un peu la même sauce.

m
Une page méga-stylée de Corto Maltese en Sibérie.

Une page encore-plus-méga-stylée de Mû.

Si, dans les premières cases, le jeu des gros poissons ou des gros traits de pinceau pendant que des gonzes discutent est quasiment le même, ce qui change, c'est la fin de la planche. D'un côté, on atterrit sur Corto, assis, tranquille, à la fraîche, en train de faire son beau gosse façon Emmanuelle. De l'autre, on arrive sur un quart de moitié d’œil.

Tout cela résume assez bien le mouvement de Hugo Pratt : vers moins de traits, vers plus d'atmosphère. Et tout cela se résume encore mieux dans cette nouvelle planche de :


Comme quoi... Ça le travaillait depuis longtemps, cette histoire de lignes...

UNE DÉMARCHE, UN AUTEUR, UNE ÉPURE, DES LIGNES.

C'est tout naturellement vers cette épure que Hugo Pratt a tendu quand il était vieux dans ses années de maturité  artistique.

Alors que Corto Maltese en Sibérie s'ouvre par un personnage qui se met à rêver, tout le récit de est, lui, onirique. Pratt met en valeur cet onirisme en donnant encore plus d'importance au trait. Parce que les actions (comme sur la mer salée) ont moins d'importance que leurs ressentis (ce qu'il y a dans la tête des personnages) (comme leurs rêves).

La sensation, les sentiments, ce qu'on ne voit pas, tout ça passe mieux à travers le trait. Le trait devient cette chose qui n'est pas la représentation d'un objet, mais la représentation du sentiment que doit transmettre cette objet. (Oh le joli papillon ! Oh le joli Raspoutine dans le flou !)


Comment trois traits pour un œil peuvent exprimer tout un personnage...


NOUVEAU JEU :
COMPTER COMBIEN DE FOIS LE MOT « TRAIT » REVIENT DANS CETTE CHRONIQUE. IL EST TEMPS QUE ÇA SE FINISSE, DITES DONC.

Corto Maltese en Sibérie est un peu à cheval entre les débuts descriptifs et la fin abstraite de ses aventures. Ici, on est dans un équilibre et tout concourt à la même chose : que l'on comprenne ce qui se passe sans qu'on nous le décrive forcément explicitement. Alors que les personnages nous disent une chose, les choix dans le dessin, dans la composition, et dans le trait lui-même, nous montrent autre chose.

Dans cette case, on ne nous parle pas exactement de revanche contre un canon.
On parle de mélancolie.

A chaque case, à chaque dessin, à chaque trait, tout est dit sans que rien ne soit prononcé. Et ce que décrit ce trait est, tout le temps, la vérité.

Ça s'appelle le style, le formalisme. Ou la classe.