vendredi 20 septembre 2013

La bande dessinée est fragile.

Debbie Drechsler nous montre comment utiliser un beau dessin naïf.



Debbie Drechsler, the Summer of Love, L'Association.

L'art naïf, donc, selon Le Grand Larousse Avec Plein De Majuscules :
[...] Les peintres naïfs ont en commun le besoin d'expression (concrétisé par un âge souvent tardif), une inspiration issue de la vie quotidienne (du rêve aussi), une vision ingénue [...] qui va de pair avec une certaine ignorance des principes de la culture artistique savante, le tout suscitant un art sensible, minutieux et coloré, souvent maladroit, mais sincère.
 Et selon Le Grand André Malraux Avec Non Moins Plein De Majuscules, les artistes naïfs (merci wiki) :
osent croire que le temps n'est rien, que la mort même est une illusion et qu'au-delà de la misère, de la souffrance et de la peur [...], pour qui sait voir, respirer et entendre, un paradis quotidien, un âge d'or avec ses fruits, ses parfums, ses musiques [...], un éternel éden, où les sources de jouvence l'attendent pour effacer ses rides, ses fatigues.
ALORS, EN FAIT, LA, POUR LA BANDE DESSINÉE QUI NOUS OCCUPE, C'EST PAS EXACTEMENT CA...

(C'était bien la peine de faire toute cette introduction...)

MAIS UN PEU QUAND MÊME, HEIN...

Certes, Debbie Drechsler a publié sa première bande dessinée assez tardivement, passé la quarantaine (besoin d'expression, tout ça). Certes Debbie Drechsler puise son inspiration dans la vie quotidienne (ses deux livres sont autobiographiques, réalistes, et traitent de son enfance et de son adolescence). Certes, le propos même de Debbie Drechsler est de trouver l'espoir d'un monde « où les sources de jouvence l'attendent pour effacer ses rides, ses fatigues ».

Oui.

Certes.

MAIS !

Debbie Drechsler opte consciemment pour « une certaine ignorance des principes de la culture artistique savante », le tout, justement, pour susciter « un art sensible, minutieux et coloré, souvent maladroit, mais sincère ».

ET POURQUOI ?

Parce que l'univers qu'elle entreprend de décrire (la grande enfance puis l'adolescence) est un univers « sensible, souvent maladroit, mais sincère ». Un univers dans lequel les personnages « osent croire que le temps n'est rien, que la mort même est une illusion et qu'au-delà de la misère, de la souffrance et de la peur [...] pour qui sait voir, respirer et entendre, un paradis quotidien, un âge d'or avec ses fruits, ses parfums, ses musiques ».

(L'adolescence un poil torturée dans lequel on comprend rien à ce monde trop trop méchant alors que, nous, on est pleins d'espoirs qui se heurtent de partout aux murs en verre de la vraie vie (oui, monsieur, poète !) ; l'adolescence, donc, correspond assez bien à ce genre de citations malrauxiennes, je trouve.) (Ce n'est que mon humble avis.) (Lancez moi des cailloux si ça peut vous défouler parce que vous trouvez ce que j'ai écrit est trop tarte.) (Des cailloux numériques, franchement, ça fait pas trop mal. J'en rigole d'avance.)

BREFLE.

Debbie Drechsler fait en sorte d'utiliser un style qui va à merveille avec le fond de son histoire.

(On peut d'ailleurs noter qu'entre Daddy's Girl (son premier livre sur son enfance) et the Summer of Love, le style a changé lui aussi. Il a grandi lui aussi, passant de « enfantin » (en faisant des gros schémas) à « plus maîtrisé ».)

Debbie Drechsler, Daddy's Girl, L'association.

Le dessin a l'âge des personnages et de leurs sentiments.

PETIT POINT « SCIONS NOUS LA BRANCHE ».

Ce n'est pas complètement exact que Debbie Drechsler maîtrise à ce point son dessin. Si on regarde sa première bande dessinée (Ink Spots, pour ne pas la nommer), son graphisme est (relativement) similaire à celui de Daddy's Girl, alors que son contenu en est très différent. Comment, alors, je m'en sort dans mon argumentation boiteuse ? Hein ?

En faisant remarquer que le dessin de Ink Spots était encore plus expressionniste, faisant tendre le récit vers le conte initiatique (ce qu'il est, en quelque sorte), et que la forme, donc, chez Drechsler, compte bien, induit du fond, et se modifie en fonction du propos. Et toc.

Debbie Drechsler, Ink Spots, publié (?) par Dieu sait qui.

ET DONC, ÉNONÇONS UNE LOI SUR LE DESSIN, COMME ÇA, PÉREMPTOIREMENT :

Le dessin n'est pas que là pour représenter des objets. Le dessin, quel qu'il soit, exprime quelque chose de par lui-même.

Qu'on le veuille ou non.

Alors autant le vouloir.

Comme ça, on contrôle ce qu'il dit, et cela enrichi d'autant plus la bande dessinée. 

(A ce qui est dit ou représenté explicitement s'ajoute tout ce qui est dit par le dessin en sous-main, en douce.) (Le dessin est un petit sournois.)

ICI, DONC, NOUS AVONS UNE AUTEUR QUI A FAIT LE CHOIX DE CONTRÔLER CE QUE DIT CE DESSIN. VIA UN MODE D'EXPRESSION NAÏF. CE QUI INDUIT :

Un dessin assez simple avec un personnage aux traits simples et aux grands yeux expressif. Naïveté du dessin qui (comme j’ai essayé de le dire, alors si vous ne l'avez pas compris soit je suis une quiche soit c’est vous) est là à propos pour nous rappeler la naïveté, les sentiments purs, la vision ingénue que porte l’adolescente sur sa propre vie (elle ne comprend pas tout ce qui lui arrive dans la gueule, elle ne sait pas comment réagir à sa propre vie).

Des yeux aussi grands que ceux d'un lapin dans les phares.

Ce dessin simple va de pair avec tout un « appareil graphique » beaucoup plus sioux... Comme, au choix : 

Une composition du dessin avec des perspectives étranges qui montrent a quel point le personnage se sent décalé, pas à l'aise, pas intégré à ce monde... Sans les codes, sans les règles, sans même les règles de la perspective. (Du coup, il doit plus lui rester grand chose...)



On se fait doucement chier en banlieue.

Une construction décadrée. Avec des bouts de trucs dans la case qui n’ont rien à faire là… Enfin… Rien à faire là… Qui sont justement là pour montrer que le personnage n’est pas « cadré », est flottant. L'héroïne est à cheval entre différents lieux parce qu’elle est à cheval entre différents sentiments. Elle n'arrive pas à se situer.



Il est ma fichu, ce monde, il est tout de guingois.

D'ailleurs, nous avons une position du corps du personnage qui montre qu’elle ne sait pas où elle va (elle fait la toupie, tellement elle hésite entre les différentes directions à prendre). (C’est allégorique, c’est de l’art.)

Y'en a une qui devrait aller voir son conseiller d'orientation.

Mais attention ! Malgré tout cela, le dessin est très précis.

Les plantes et les marches en béton, comme c'est typique.

Toutes les petites mailles du voile de la porte, comme c'est précis.

Les motifs floraux, so 70's.

Sans compter la moquette tellement détaillée qu'on dirait qu'elle a été dessinée par... euh... disons euh... on va pas dire une maniaque... Naaan... Mais, euh... Une artiste brut, voilà. 
Et le canapé tout bien décrit.

NOTA BENE.

L'auteur rajoute en fait certains des motifs par ordinateur. Alors, certes, c'est de la triche. Et ce n'est pas bien de tricher. Mais il faut reconnaître que c'est beaucoup moins chiant. Donc elle a le droit. Et ça ne change rien à « l'effet de détail », « l'effet de précision » recherché. Alors que ça rassure quant à son état mental.

DE PLUS !

Cette précision montre que :
  1. L'artiste sait ce qu'elle fait. C'est un vrai projet. Si elle dessine des gros yeux de Bambi, c'est fait exprès. Parce que si on la chauffe un peu, elle peut très bien dessiner tous les cils, et les petites veines dans les yeux. Donc ne l'énervez pas.
  2. Le projet est bien de décrire une histoire « issue de la vie quotidienne »... Ok le dessin est naïf. Ok les cadres-décadrés, ok les couleurs, ok l’expressionnisme du dessin, ok. Mais tous les décors précis permettent d'inscrire l'histoire dans une réalité (géographique, temporelle, sociale, personnelle, tout ce que vous voulez, n'ayez pas peur de la surenchère) palpable. Le monde dans lequel évolue l'héroïne est réaliste. Les objets qu'elle rencontre sont réalistes. Par contre, ce sont ses atermoiements, ses doutes, ses pensées, qui transforment la perspective, le cadrage, la composition. Parce qu'elle évolue dans un univers réel qu'elle n'arrive simplement pas à maîtriser. (Le dessin naïf, ingénu, concerne le personnage, pas les objets, pas son quotidien. C'est elle qui est ingénue. Pas le monde. Le monde, elle s'y heurte.) (Les objets représentés sont réalistes. Seule la perspective de ses objets, la manière de percevoir le personnage par rapport à ses objets est modifiée et non-naturelle. Parce que c'est le personnage qui se sent décalé par rapport au monde dans lequel il évolue.)
  3. Cette maladresse et ce décalage dans le dessin font ressentir le malaise adolescent du personnage principal qui ne sait pas quoi faire, comment se comporter, etc., comme le montrent aussi bien ses pensées que son positionnement dans la planche.


Et bim ! Dans ta face ! 
Tu te sentais pas assez mal, je crois, alors je vais te mettre la tête sous l'eau avec de la répartie bien cinglante.

FINALEMENT...

Le dessin peut exprimer des tas de choses, des tas de sentiments autres que : « Voici une fille sur un canapé. Voilà. C'est une fille. C'est un canapé. Comment ? Je me suis pas foulé ? Ha ça c'est sûr ! Mais bon... J'ai fait le job. Alors voilà. Bonsoir. Moi, je pars en week end. Oubliez pas d'éteindre les lumières en sortant. ». 

Le dessin, ça peut être aussi expressif, aussi suggestif que ça :


Alors pourquoi s'en priver ?

6 commentaires:

  1. Like. J'ai lu tout le blog (pas en une soirée), et je crois que j'ai jamais été pas d'accord. C'est pas maaaaaal :)

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    1. Ha j'essaye de faire tout pour que le blog soit pas trop maaaaaaal (je dis pas que j'y arrive toujours).

      Par contre, on a parfaitement le droit de ne pas être d'accord avec mes bêtises (je me dis toujours qu'au pire ça peut pousser un peu à réfléchir pour comprendre pourquoi on est pas d'accord).

      Après, si on me dit que ce que j'écris est moisi, je vais me rouler en boule dans mon lit en pleurant et en me disant que je voterai FN aux prochaines élections. Certes. (Mode chantage affectif ON.) Mais on a quand même parfaitement le droit de ne pas être d'accord. (Mode compromis de faux-cul ON.)

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  2. Ben tiens justement pour faire écho à M.Anonyme je ne suis pas toujours d'accord avec tout mais souvent avec la majorité. Là franchement c'est à la fois Faux cul et affectif. Bref. Ta démonstration sur le dessin est intéressante. Je me pose régulièrement la question de savoir si le dessin crée le style ou l'inverse. Frankin est-il cantonné au registre de l'humour (fusse-t-il noir)?. L'autre chose c'est que j'ai du mal avec certain type de dessin, du coup je n'arrive pas à entrer dans certaines BD.

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    1. Je crois qu'on ne peut pas vraiment faire une différence entre le dessin et le style. Ce sont deux parties d'une même personnalité. Ça forme un tout très intriqué et difficilement discernable. En tout cas, moi, je n'arrive pas à faire une différence. Après, si on veut être très sioux, on peut faire une différence entre la personnalité de l'auteur et la personnalité de l'auteur-dans-la-vie-de-tous-les-jours, qui est souvent différente, bien qu'il y ait des ponts.

      Comme ce n'est pas clair, un exemple : Céline. Dans ces premiers romans, son antisémitisme maximum ne se voyait pas trop. Il y avait bien une différence entre l'auteur et le connard de la vraie vie qui prenait son thé en se masturbant devant des gravures de pogroms. Puis, sa "vraie personnalité de la vraie vie" a diffusé dans sa "personnalité d'écrivain", et il s'est mis à rédiger des pamphlets antisémites. Il y a bien une différence entre ces deux personnalités (Michon parle dans ce cas là des "deux corps du roi" ; le vrai corps de la vraie personne et le corps symbolique qui représente l'état).

      Pourquoi je parle de tout ça ?

      Euh...

      Bin pour me la péter, c'te question !

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  3. "Ink Spots" était auto-édité par Debbie Drechsler (lui servant de "carte de visite" auprès d'éditeurs avant d'entamer "Daddy's Girl"). Ce récit est désormais disponible (en français) dans la revue "JADE #166U" (http://www.pastis.org/jade/2013-07-12/jade166U.htm - chez 6 Pieds sous Terre). Nicolas V.

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    1. Merci beaucoup pour la précision, j'ignorais tout ça...

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